Les luttes de ces dernières années ont-elles fait bouger les rapports de force en Algérie ?
Adel Abderrezak - La situation n’est pas favorable aux luttes, car le régime de Bouteflika a réduit les libertés politiques en limitant le champ d’action des partis, le droit de réunion, de manifestation et en empêchant toute expression dans les médias, en particulier la télévision, qui reste un monopole présidentiel. Malgré un climat général de résignation, de débrouillardise pour les uns, d’affairisme et de prédation forcenée pour les autres, le terrain social reste marqué par la résistance et la multiplication des expériences de luttes. Ces derniers mois, les luttes du secteur de
l’éducation - avec les syndicats autonomes comme le Cnes, le Conseil des lycées d’Alger (CLA), le Cnapest - ont fait bouger les choses par des grèves exemplaires de courage et de légitimité. À une échelle moins visible, c’est aussi le cas de syndicats liés à la centrale UGTA [Union générale des travailleurs algériens, NDLR], qui luttent contre la privatisation de leurs entreprises avec des occupations parfois de plusieurs mois. La douane, les ports, l’éducation ont connu des grèves imposantes, mais rapidement désavouées par la direction de l’UGTA, qui a sanctionné les principaux dirigeants. Ces luttes ont imposé des augmentations de salaires dans la fonction publique, le secteur public et privé. Le gouvernement a reculé, en annulant des procédures judiciaires à l’encontre de syndicalistes ou en reconnaissant la légalité de la grève du Cnes par le Conseil d’État. Ces victoires, partielles mais symboliques, traduisent une capacité de résistance des syndicats et des secteurs en lutte face au pouvoir.
Où en est-on de l’évolution de l’UGTA et de la construction de syndicats autonomes ?
A. Abderrezak - L’UGTA est la seule centrale syndicale agréée par le pouvoir. Elle est présente dans tous les secteurs économiques depuis l’indépendance, et elle joue le rôle d’amortisseur des conflits sociaux. L’UGTA a suivi le pouvoir, tant dans ses périodes populistes que dans sa politique libérale dictée par le FMI aujourd’hui. Des secteurs importants de travailleurs et de fonctionnaires ont donc cherché à s’organiser indépendamment. Les enseignants du supérieur ont leur Snes-Sup, le Cnes, né d’une longue grève, qui continue à se battre malgré les tentatives de normalisation par les pouvoirs publics. Les enseignants et les personnels du secondaire ne sont plus exclusivement à l’UGTA, ils se sont donné leurs propres organisations syndicales autonomes, comme le CLA et le Cnapest. Même processus dans la santé, avec la présence du Snapap que l’on retrouve également dans l’administration. Les pilotes d’avion, les marins, les pompiers, les médecins, les vétérinaires se sont organisés hors de l’UGTA. Dans l’industrie, les expériences syndicales autonomes existent, mais elles sont plus difficiles du fait de la fragilité des entreprises publiques et des privatisations en cours.
Si on recense près de 70 syndicats autonomes en Algérie, tous ne sont pas représentatifs ni réellement autonomes. Pour certains, leur côté revendicatif ne doit pas faire oublier leurs rapports ambigus au pouvoir et à sa politique libérale. En dehors du Cnes, du CLA, du Cnapest et, dans une moindre mesure, du Snapap, il n’est pas évident de trouver une identité syndicale claire par rapport aux enjeux économiques et sociaux. L’atomisation syndicale pose problème pour regrouper et centraliser les luttes, mais l’unicité syndicale formatée par le parti unique a brisé des luttes, ainsi que de nombreux syndicalistes combatifs et radicaux. Le syndicalisme autonome participe, par ses luttes, ses expériences organisationnelles, la maturation syndicale et politique de ses militants, à la reconstruction d’organisations syndicales démocratiques et d’une culture revendicative dans le monde salarié.