La gauche radicale se déchirait déjà sur l’Europe (entre « eurobéats » et « souverainistes ») et sur l’interdiction du voile (entre « islamogauchistes » et « laïcards »). Cet hiver, on a découvert un nouveau sujet de clivage irrémédiable : la Syrie. Alors que les médias s’émeuvent de l’écrasement sous les bombes du dernier bastion rebelle à Alep-Est, Djordje Kuzmanovic, chargé des questions internationales au Parti de gauche, ironise via Twitter sur la crédulité de certains camarades journalistes ou militants : « C’est intéressant mais le « dernier hôpital d’Alep » (entendu Alep-EST pour les initiés) a été « détruit » quinze fois en six mois. Record absolu ! »
Traités d’idiots utiles du néo-conservatisme atlantiste, lesdits camarades l’accusent en retour de minimiser, voire de cautionner les crimes de guerre de Vladimir Poutine et de Bachar el Assad. Sur Facebook se multiplient les statuts valant avertissement : qui osera dédouaner le gouvernement russe sera immédiatement « défriendé » – comprendre retiré de la liste d’amis virtuels de l’application…
« Libération » ou « crime de guerre » ?
Moscou et Damas ont-ils libéré la population d’Alep-est des combattants djihadistes soutenus par les États-Unis et leurs alliés du Golfe ? Ou ont-ils achevé de réprimer dans le sang la révolte populaire amorcée en 2011 ? Difficile pour les non spécialistes de se faire une opinion, quand chaque camp reproche à l’autre d’être berné par la propagande. Il faut dire qu’entre la chaîne du Kremlin Russia Today et BFM TV, l’alternative n’est guère reluisante.
Le sujet est tout aussi brûlant dans les autres gauches du monde : au Royaume-Uni, le quotidien communiste Morning Star a déclenché un tollé en titrant sur la « libération » d’Alep. Aux États-Unis, Ben Norton, journaliste vedette du site radical Salon, fait polémique en refusant de diaboliser Poutine, affirmant que les supposées victimes des bombardements sont des djihadistes armés par le camp américain. Au Liban, le principal journal de gauche Al Akhbar a fini par adopter une ligne pro-Hezbollah et donc pro-Assad, provoquant le départ d’une partie de la direction. Rédigée en réaction à ce genre de position, la « lettre à un ‘camarade’ qui s’obstine à justifier l’injustifiable » du militant NPA Julien Salingue a été traduite en anglais, italien, castillan, allemand et arabe…
L’interprétation des événements par les uns et les autres n’est pas seulement une affaire d’opinion personnelle ou de sélection des sources, mais aussi de filiation politique. Cela n’aura échappé à personne : ceux qui justifient en France les offensives de Poutine et Assad sont le plus souvent des partisans du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Ceux qui affirment avant tout leur solidarité avec la population d’Alep-Est et condamnent (voire appellent à sanctionner) Poutine et Assad sont plutôt des sympathisants de Ensemble, de EELV ou du NPA. Dans la configuration politique française, la chute d’Alep a mis en lumière les profondes divergences idéologiques au sein de la gauche radicale sur trois questions : l’impérialisme américain, le rapport à la nation et l’islam politique.
Anti-impérialisme à géométrie variable
Si toutes les forces de gauche ne peuvent qu’être d’accord avec la volonté de Mélenchon de « tourner la page du tropisme atlantiste », leurs analyses divergent sur le rôle des États-Unis dans le dossier syrien. « Les Nord-Américains et leurs alliés ont l’intention de découper le pays (…) pour faire passer les gazoducs et les oléoducs dans des zones contrôlées par les nord-américains », avance Mélenchon dans une vidéo pour expliquer le conflit syrien, insistant sur le fait que la crise se réduit à une affaire de compétition pour des ressources et « rien d’autre ».
Pour le NPA, cette lecture « stalinienne », digne du Parti communiste français de l’époque de la guerre froide, se trompe en considérant les États-Unis comme la seule puissance impérialiste menaçant la stabilité internationale et la souveraineté des États. Contrairement aux guerres pour le pétrole, initiées par les présidents Bush en 1991 et en 2003 en Irak, le conflit actuel n’a pas été déclenché par les Américains, ni par leurs alliés saoudiens ou qataris, mais par le soulèvement de la population syrienne contre le régime dictatorial d’Assad. Si les États-Unis cherchaient vraiment à le renverser, ils seraient intervenus en 2013, lorsque le régime a franchi la fameuse « ligne rouge » en utilisant des armes chimiques sur la Ghouta. Échaudés par le fiasco des interventions en Irak et en Libye, non seulement ils n’ont jamais tenté d’éliminer Assad – dont le pays est de toute façon moins stratégique du point de vue des ressources énergétiques que l’Irak –, mais ils ont mis leur veto à la livraison des missiles anti-aériens réclamée par l’opposition syrienne.
Cette surestimation du rôle américain pose deux problèmes : premièrement, elle conduit à minimiser la nocivité des autres impérialismes qui tiennent tête aux États-Unis : « Il n’est pas vrai que la Russie soit une menace pour la paix dans le monde », a ainsi répété Mélenchon à l’occasion de ses vœux pour 2017, alors que la Russie a agressivement œuvré à renforcer le régime meurtrier d’Assad, son dernier allié significatif au Moyen-Orient, mais aussi à soutenir le mouvement séparatiste dans le Donbass en Ukraine, après la victoire du soulèvement du Maidan. Alors que Moscou nie toute ingérence au motif que ses bombardements répondent à la demande formulée par le gouvernement syrien souverain, on peut interroger la légitimité « souveraine » d’un président ayant succédé à son père en remportant des élections où il était le seul candidat.
Si le « campisme » anti-américain de Mélenchon explique par ailleurs son estime pour des figures comme Raul Castro à Cuba, Rafael Correa en Équateur ou encore Hugo Chavez au Venezuela, qui ont su résister – au prix de manquements démocratiques – aux pressions combinées du capital et des États-Unis, il ne s’agit pas de caricaturer : il se défend d’une quelconque « amitié » pour Poutine, qui, rappelle-t-il, a incarcéré son seul ami en Russie, Sergueï Oudaltsov, président du Front de gauche russe, et ne fait nulle part l’éloge d’Assad, comme le fait l’extrême droite, en tant que protecteur laïc des minorités, notamment chrétiennes.
L’internationalisme contre le « réalisme »
Deuxièmement, cette focalisation sur les intérêts américains empêche Mélenchon de saisir le tournant du Printemps arabe de 2011 et de mesurer la force du mouvement populaire contre Assad, lequel aurait pu être balayé comme Moubarak en Égypte ou Ben Ali en Tunisie en 2012 si l’Iran, le Hezbollah et la Russie n’étaient pas massivement intervenus et si l’opposition avait obtenu les armes demandées pour les contrer. La militarisation, l’internationalisation et l’islamisation ultérieures du conflit, ou encore le fait que la rébellion ait pu, dans un premier temps, agir en coordination avec le gouvernement contre-révolutionnaire turc ne doivent pas occulter l’origine populaire et progressiste de l’opposition à Assad.
Ciblée en priorité par le régime de manière à faire d’Assad la seule alternative à Daesh, l’opposition non islamiste a certes été décimée par les bombes, les arrestations et les exécutions, mais comme l’a écrit au printemps dernier Ghayath Naisse, du Courant de la gauche révolutionnaire en Syrie, « Le mouvement populaire reste vivant : il renoue avec les mots d’ordre de la révolution de 2011 ». Dépourvus d’organe central et peu influents sur le cours des événements, ils sont invisibles dans les médias.
Il n’empêche que, selon Robin Yassin-Kassab, co-auteur de Burning Country : Syrians in Revolution and War, il reste tout de même près de quatre cents conseils locaux et provinciaux, dont la moitié sont directement élus, qui organisent la vie quotidienne sous les bombes et manifestent dans certaines villes aussi bien contre Assad que contre les djihadistes. Mais ce peuple-là est absent du discours de Mélenchon, si ce n’est sous les traits de victimes passives des dommages collatéraux, inévitables dans tout bombardement.
Dans ce contexte, pour le NPA et le mouvement Ensemble, la tâche première d’une gauche internationaliste est de soutenir le processus révolutionnaire en Syrie. Là se situe la deuxième grande différence avec le cadre national privilégié par Mélenchon. Sa priorité ? Promouvoir « l’indépendantisme » de la France et « renouer avec le projet universaliste que notre diplomatie et nos armes doivent porter » (Revue internationale stratégique, 2015).
Pourtant impeccablement internationaliste lorsqu’il s’agit de défendre le peuple grec face aux diktats du FMI et de Bruxelles, le Parti de gauche change ainsi radicalement de registre sur la Syrie. Au nom des « intérêts de la France » et du « réalisme », Paris devrait se montrer pragmatique dans ses relations aussi bien avec Assad que Poutine. « La position consistant à soutenir la puissance étatique (syrienne), dans cette région, ne peut pas juste être balayée d’un revers de main au prétexte qu’elle serait immorale. Elle l’est certainement en partie, car c’est le cas de toutes les positions réalistes », écrit ainsi dans Marianne Djordje Kuzmanovic.
Mais « ce réalisme national, pour ne pas dire nationaliste, est à mille lieues de la tradition communiste internationaliste de Marx, Lénine, Trotski et Luxemburg, pour laquelle le seul réalisme qui vaille est un réalisme prolétarien, où l’on se place du point de vue des classes subalternes, de leurs intérêts indépendamment de la nationalité, mais aussi du point de vue des nations opprimées par les puissances impérialistes – notamment la France », explique le militant NPA Ugo Palheta.
Le prisme anti religieux
Enfin, les désaccords sur la Syrie reflètent les fractures de la gauche sur la religion en général et l’islam politique en particulier. Certes, personne à gauche n’a la moindre sympathie pour le projet politique conservateur défendu par les diverses branches des Frères musulmans. Lutte ouvrière rappelle ainsi que « c’est un courant profondément anticommuniste ; que là où il est au pouvoir, il l’est aux côtés de la bourgeoisie, réprime les grèves et assassine les militants ouvriers ».
Non moins véhément, le Parti de gauche inscrit plutôt son rejet de l’islam politique dans la tradition jacobine, rationaliste et laïque de dénonciation de « l’obscurantisme religieux contre les Lumières » (blog de Mélenchon, novembre 2015). C’est d’ailleurs pourquoi il applaudit sans réserve les combattants kurdes laïcs qui ont affronté Daesh dans le Nord de la Syrie, mais ne dit mot des combattants islamistes, qui ont pourtant, eux aussi, chassé Daesh d’Alep début 2014. Dès lors que les islamistes ont phagocyté la lutte armée en Syrie, il n’y aurait pas à s’attarder sur les nuances entre les groupes plus ou moins « modérés » : la priorité serait d’aider Assad à les combattre.
Si le NPA reconnait que les progressistes et les démocrates sont minoritaires dans la composition des groupes armés, aujourd’hui dominée par des forces islamistes réactionnaires, il apporte deux nuances importantes : d’une part ces islamistes ne sont pas hégémoniques politiquement sur les forces civiles de l’opposition. D’autre part, seule une minorité des combattants sont des djihadistes prônant des actions violentes. Ces derniers représentaient à Alep-est environ 900 combattants sur plus de 5.000 rebelles, selon l’envoyé spécial de l’ONU en Syrie. Le groupe le plus radical est le Jabhat Fatah al-Sham, anciennement le Jabhat al-Nusra, la filiale syrienne d’Al-Qaeda, qu’il n’est évidemment pas question de soutenir. Mais le reste de la rébellion d’Alep-Est est formé de groupes de l’Armée syrienne libre (ASL), qui se sont créés à partir de la fin 2011 en regroupant des soldats désertant l’armée syrienne et des civils. La plupart incarnent un islam politique non djihadiste, proche de celui de Ennahda en Tunisie, par exemple.
« Le marxisme issu des lectures de Marx, Engels ou de Rosa Luxembourg n’est pas bêtement anti-religion. Il sait par exemple qu’une revendication émancipatrice peut être soutenue sur la base de croyances religieuses, et que des alliances temporaires et tactiques avec certains courants religieux sont parfois à envisager », affirme Julien Salingue. Selon celui-ci, « c’est pourquoi il faut toujours avoir une analyse matérialiste des croyances : si une majorité a voté pour les Frères musulmans en Égypte en 2012 ou pour le Hamas en Palestine en 2006, c’est pour des raisons avant tout politiques, pas spirituelles. Même si les Frères musulmans sont tout aussi contre-révolutionnaires que l’ancien régime, il a pu être stratégique à certains moments précis de prendre leur défense contre l’offensive de l’armée égyptienne. Et de même que la gauche internationaliste n’a pas cessé de soutenir le peuple palestinien sous prétexte qu’il avait voté pour le Hamas, elle doit rester solidaire du peuple syrien, quand bien même il est défendu militairement, dans de nombreuses villes, par des groupes islamistes ».
Si les affaires internationales ne sont pas au cœur de la présidentielle, cette ligne de fracture théorique sur la Syrie n’est pas sans incidence sur la campagne. Une partie de l’électorat de gauche invoque en effet la position polémique de Mélenchon pour lui préférer Benoît Hamon, qui n’a pas hésité à parler, au sujet d’Alep, de « plus grand drame humanitaire depuis des décennies ». S’il était président, il irait « là-bas comme François Mitterrand avait été à Sarajevo » en 1992 pour obtenir l’ouverture d’un couloir humanitaire, a affirmé le candidat socialiste. Une référence qui ne devrait pas laisser Mélenchon insensible…
Laura Raim