Pour certains économistes, la décision est avant tout symbolique ; pour d’autres, elle marque le début d’une guerre commerciale. Ce point de vue économique n’est peut-être pas le plus adéquat pour appréhender l’affaire. Les hausses de droits ne portent que sur 2% des importations US et Trump n’a pas le monopole des mesures protectionnistes : peu avant sa nomination comme candidat du parti républicain, l’OMC s’inquiétait même de leur prolifération (plus de 2000 mesures ont été introduites pendant la période 2009-2016, 22 par mois en 2015-2016… par des gouvernements qui ne jurent que par le libre commerce globalisé !). Les entreprises US concernées pourraient répercuter les droits sur les prix aux consommateurs, mais il est peu probable que cela déclenche une poussée inflationniste, une hausse des taux et un recul de la croissance mondiale : la surtaxe sur l’acier représente 0,07% de la consommation des ménages [1]. Les capitalistes du secteur brassicole évoquent la perte de 20.000 emplois [2], d’autres secteurs protestent également. Mais il y a une bonne part de cinéma dans ces réactions, car le cadeau fiscal que Trump a offert aux patrons dépasse de loin la charge des droits de douane augmentés…
La décision est essentiellement politique. Il s’agit pour Trump de se maintenir au pouvoir, de gagner un second mandat et d’avancer vers un Etat fort. Pour y arriver, il doit se hisser au-dessus des partis (le chaos joue donc en sa faveur). Il tente de progresser vers le but à travers des échéances électorales multiples. A très court terme, l’annonce de la hausse des droits de douane est une tentative de peser sur l’élection spéciale, le 13 mars, d’un représentant au Congrès en Pennsylvanie : éclaboussé par un scandale sexuel (un de plus !), un élu républicain décroche, et les sondages sont favorables au challenger démocrate. Or, Trump veut garder une majorité républicaine au Congrès, et la Pennsylvanie est une terre de sidérurgie [3]… A court terme, le président vise les élections de mi-mandat, qui auront lieu à l’automne. A moyen terme, il est déjà en campagne pour sa réélection en 2020. Comme en 2016, il se concentre sur les « swing states », notamment ceux de la « rust belt ». C’est là que sa démagogie sociale peut faire la différence face à un parti démocrate qui veut à tout prix maintenir l’orientation néolibérale « globaliste » (et dont la « gauche » est protectionniste !) [4].
Trump s’invente un univers néo-mercantiliste où les nations se disputent la richesse créée par le commerce [5]. Il n’y a pas de « win-win » : l’un gagne, l’autre perd. Pour lui, les Etats-Unis, leurs entreprises et leurs travailleurs sont victimes de la faiblesse des dirigeants étasuniens (Obama en tête) face aux coups bas commerciaux des autres nations. Le déclin de l’emploi industriel aux USA ne résulte donc pas de la stratégie des multinationales US mais de la fourberie des autres pays, notamment de « la Chine »… où ces multinationales investissent pour maximiser leurs profits. La victimisation sert ainsi de justification à un projet capitaliste ultra-agressif, nationaliste, potentiellement guerrier (« America first »). Un projet dans lequel la lutte contre « l’étranger » et contre le « globalisme » conforte le néolibéralisme en transformant le ressentiment contre ses méfaits en énergie réactionnaire.
Le fait que la hausse des droits de douane décidée par Trump s’applique aussi aux alliés des USA (sauf éventuellement le Canada et le Mexique) montre qu’elle s’inscrit dans cette dynamique politique. Trump est d’autant plus incité à accentuer celle-ci que l’enquête Mueller le menace de plus en plus nettement. Cela pourrait l’inciter à prendre prochainement d’autres mesures protectionnistes, contre la Chine cette fois (peu affectée par les tarifs sur l’acier et l’aluminium). Pékin est en effet la bête noire du conseiller de Trump au commerce, Peter Navarro. Prof d’économie, Navarro est l’auteur d’un livre et d’un film (« Death by China ») qui excitent la haine contre le « péril jaune » et ses « armes de destruction massive » commerciales…
Les multinationales US et Wall street ne soutiennent pas cette orientation. C’est ce qu’exprime la démission de Gary Cohn, l’ex-responsable (démocrate !) du Conseil économique de la Maison Blanche – un des hommes de Goldman Sachs dans la Trump team. Le parti républicain ne la soutient pas non plus (la droite libertarienne y est même carrément opposée). Mais Trump garde le soutien de la base. Quant au capital, faute d’alternative, il s’accommode jusqu’à présent de la politique menée. Est-ce si étonnant ? Le slogan du monde des affaires est « Make money great again » et le bilan de Trump, de ce point de vue, reste « globalement positif »… La situation est donc plus dangereuse que jamais. Une alternative ne peut venir que des luttes sociales. De ce point de vue, le soutien de la direction du syndicat AFL-CIO aux décisions sur l’acier et l’aluminum est plus qu’inquiétant [6]…
Daniel Tanuro