S’agit-il d’une surprise ? Tout d’un coup les événements se sont précipités : une spectaculaire manifestation d’étudiants islamistes à l’Université d’Al-Azhar où cagoulés, ils ont fait un show de karaté destiné à montrer de quel bois ils se chauffent. L’Etat, lui, n’a pas digéré ce qu’il a considéré comme un défi. Aussitôt c’est une rafle : 180 étudiants membres des Frères musulmans et une quinzaine de dirigeants, dont Mohamad Khaïrat Al-Chater, 55 ans, qui serait l’homme fort de la confrérie (Lire page 4), sont arrêtés. L’ampleur des arrestations tout comme le caractère très inquiétant de cette parade des jeunes islamistes azharites, de quoi faire penser au Hezbollah ou au Hamas. Un événement mal vécu par de nombreux secteurs de la société et qui constituerait une erreur tactique des Frères. Les étudiants cagoulés ont été désavoués par Mahdi Akef et les autres dirigeants. Pour se rattraper, ils ont présenté des excuses. Mais trop tard, les forces de l’ordre se sont lancées dans leur opération. La réaction a été si rapide et si puissante que l’on peut croire à une préméditation. Le régime guettait la moindre occasion pour en découdre avec son seul adversaire de poids après avoir laminé l’opposition civile.
Si les arrestations et les rafles dans les milieux de la confrérie sont monnaie courante, les dernières revêtent une importance particulière, notamment avec l’arrestation d’Al-Chater, puisque les autorités s’en prennent rarement aux cadres. Et aussi c’est la première fois que les Frères arrêtés sont accusés de terrorisme. Amr Al-Chobaki, spécialiste de l’islam politique au Centre d’Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, indique : « Au cours des 25 dernières années, la sécurité n’a pas touché le guide suprême et ses adjoints, même si elle procédait à des arrestations dans la hiérarchie supérieure, celle du bureau du guide. Les plus grandes rafles précédentes, sous Moubarak, en 1995, s’étaient arrêtées là ». Pour Chobaki, « le coup actuel est le plus fort contre la confrérie. L’arrestation d’Al-Chater est une mesure symbolique ».
Mais pourquoi donc cette escalade soudaine ? Kamal Habib, chercheur spécialiste des groupes islamistes, l’explique par une dialectique courante des relations entre pouvoir et Frères. « C’est un mélange de conflit et de coexistence. Mais lorsque les Frères franchissent un certain palier, le gouvernement, selon ses propres estimations, a recours à une réduction du pouvoir des Frères ». Ces lignes rouges se modifient selon les circonstances. « Cette fois-ci, le gouvernement n’a pas vu d’un bon œil le fait que les Frères ont pénétré certains milieux comme celui ouvrier ou estudiantin, notamment l’Université d’Al-Azhar. Créer une Union libre équivaut pour le gouvernement à la désobéissance civile », ajoute Habib. Le gouvernement a été sensible aussi à certaines connotations. Les étudiants cagoulés avec leur tenue ont tout de suite fait songer à des situations comme celles du Liban et de la Palestine. « Ce qui se passe dans la région n’est pas absent de l’esprit du décideur égyptien, surtout lorsqu’il s’agit de mesurer l’état de l’islamisme », relève encore Habib. Il y a crainte de voir de telles manifestations cagoulées se répéter dans la rue et prendre une allure paramilitaire qui va au-delà de la manifestation pacifique. « Le cas Hamas est dans les esprits. La crainte de voir les Frères accéder au gouvernement en 2011 comme l’a fait le mouvement palestinien est bien prise en compte », souligne le spécialiste.
La dialectique de l’affrontement obéit cependant selon les spécialistes à certaines règles. « Pas d’éradication complète des Frères. Juste les contenir », dit Chobaki. Du côté de ce mouvement crédité, du moins théoriquement, d’une grande assise populaire, étant donné la culture religieuse dont ils sont porteurs, les choix sont difficiles aussi. La confrérie, qui fait passer un message religieux (islamisation des mœurs, de l’habillement et de la culture) largement adopté par la société, ne parvient pas à transformer en succès politique cette sympathie ainsi que son important réseau de membres. Ce handicap résulte de deux facteurs : le refus du pouvoir d’assister à la création d’un parti politique des Frères musulmans et le rejet des règles du jeu démocratique de la part de certains membres de la confrérie. Comme le soutient Hassan Nafea, politologue, les Frères seraient embarrassés si le gouvernement leur autorisait de former un parti. « Pourront-ils se débarrasser de l’aspect prédication qui marque leur action ? Il est acquis de toute façon qu’aucun système démocratique réel ne pourra voir le jour sans participation active du courant islamique en général, et non les Frères seulement. En même temps ce courant trouvera impossible de devenir partie prenante dans un véritable système démocratique, s’il ne se transforme en partie civile, acceptant le principe de citoyenneté et rejetant la violence », ajoute-t-il.
Mais pour Nafea, suite à des dialogues avec des cadres des Frères, « le problème se pose plus avec le régime qu’avec les Frères. Le régime ne veut d’aucun parti ayant une assise populaire de référence religieuse ni civile ». Il cite comme exemple les déboires des formations qui attendent vainement d’être autorisées comme Al-Wassat et Al-Karama.
L’escalade actuelle est sans doute appelée à se poursuivre. Mais de nombreux analystes parlent d’un dessous-de-table possible. Pour Ahmad Sabet, professeur à la faculté des sciences politiques et économiques, il y a un double langage chez le gouvernement. « Tout d’abord, c’est la politique d’arrestations allant crescendo et ensuite, c’est le discours secret, libérer les détenus contre l’arrêt par les Frères de leur opposition au pouvoir héréditaire et aussi qu’ils ne fassent pas partie du faisceau disparate de l’opposition civile, à l’exemple de Kéfaya, qu’ils renforceraient ». Marchandage et un jeu du chat et de la souris marquent donc cette étape. Le but à atteindre serait, selon Sabet, « accepter la présence des Frères dans certains lieux tout en leur fermant d’autres espaces de l’aire publique », ajoute le politologue. Et c’est aussi un clin d’œil du côté de l’Oncle Sam et même de l’Europe qui voient dans les Frères un mouvement modéré. Pour l’Etat, il faut mettre en exergue le fait que « le régime protège le pays contre l’extrémisme. Toute alternative voudra dire l’avènement des Frères, soit le même scénario qu’en Palestine », ajoute Sabet.
Le jeu du chat et de la souris
La réaction du Parlement avec son écrasante majorité gouvernementale témoigne de la volonté de l’Etat de ne pas relâcher à l’heure actuelle ses pressions sur les Frères. Dimanche, l’Assemblée du peuple a souligné que « la démonstration style militaire des étudiants Frères musulmans à l’Université d’Al-Azhar constitue une sérieuse menace contre la stabilité et la sécurité de l’Egypte ». Le président de l’Assemblée, lui, a remarqué que l’entrée de ces forces à l’université est une forme de sabotage de l’université et des cerveaux des étudiants. Moufid Chéhab, ministre d’Etat pour les Affaires juridiques et parlementaires, n’a pas manqué de souligner un fait, qui somme toute n’est pas inexact, à savoir que cette parade cagoulée a suscité la crainte au sein de la société. Et d’avertir : « Le gouvernement frappera d’une main de fer tous ceux qui tenteront de menacer la sécurité du pays ». L’Etat persiste donc dans son attitude et le Parlement a rejeté d’ailleurs une proposition du bloc des Frères musulmans de former une commission d’enquête indépendante sur les causes qui ont poussé les étudiants à recourir à un tel procédé. L’enquête a été plutôt soumise à une commission conjointe de sécurité nationale et de l’enseignement.
En fait, l’Etat table, sur ce point, sur la question des milices. L’idée de voir si les Frères musulmans, qui ont vu le jour en 1928, ont oui ou non une milice armée, s’explique par le fait que la confrérie avait toujours une aile militaire, établie en 1948, et qui participa à la guerre contre les sionistes en Palestine en 1948. Ils furent accusés de tentative d’assassinat contre le président Gamal Abdel-Nasser. Le mouvement fut officiellement interdit en 1954, et renonça officiellement, dans les années 1970, à la violence. Il présentait une image différente des groupes islamistes qui engagèrent alors une stratégie de violence tous azimuts. Aujourd’hui, c’est cette phrase du guide suprême, qu’il dispose de 10 000 hommes bien entraînés pour combattre en Palestine, qui a remis le dossier à jour. Un bluff qui a mal tourné ? En politique, il n’y a pas de lapsus.
L’équation reste difficile. Jusqu’où ira l’escalade ? Et quelle forme de compromis y aura-t-il ? L’impasse ne provient-elle pas des deux ? Gaston Bouthoul dans Sociologie de la politique (Editions Que sais-je ?) estime : « C’est un malheur de borner l’action politique à un pur empirisme, sans s’appuyer sur aucune théorie ni aucune doctrine. Mais c’est un plus grand malheur encore qu’une politique aveuglément doctrinale, car l’empirisme lui est modeste alors que l’esprit doctrinal est souvent prétentieux et fanatique ». Entre un gouvernement à l’état empirique larvaire et des Frères en quête d’un Etat doctrinaire, la marge de manœuvre est bien étroite.