La « convergence des luttes », comme disent les syndicalistes, n’arrive pas forcément du côté où on l’attend. Ces temps-ci, on guettait son accomplissement en regardant dans le rétroviseur de l’histoire sociale, comme si les événements d’autrefois, notamment Mai 68 dont on « fête » les cinquante ans, pouvaient se réincarner un demi-siècle après. Or, ce qui s’installe sous nos yeux n’est pas une répétition mais l’aboutissement potentiel d’une longue séquence.
Il y a peu de chances que le mouvement du 22 mars 1968 se redéploie à l’identique dans les universités d’aujourd’hui, que les grèves de 1995 reproduisent leur scénario vingt-trois ans plus tard, ou que l’esprit du « non » au référendum sur la Constitution européenne vienne souffler sur la France d’Emmanuel Macron.
Mais il se passe quelque chose d’imprévu. Un courant qui rassemble des secteurs jusqu’ici divisés, voire antagonistes. Les salariés d’une entreprise publique, la SNCF, d’une entreprise privatisée depuis 1999, Air France, et du premier employeur privé de France, Carrefour, expriment une même revendication derrière des réclamations diverses. Leurs conflits sont reliés par une impatience commune, et par un même refus. Ils s’opposent aux effets d’une politique installée comme une évidence, depuis une quarantaine d’années, sous couvert d’économie.
• Fonctionnaires « parasites »
Le 28 août 1980, devant les Universités d’été des jeunes démocrates sociaux, Raymond Barre se laissait aller à un mot qui allait entrer dans les mémoires. Une expression qui créait le scandale à l’époque, et provoquait la colère du président Giscard d’Estaing, inquiet de ses effets à la veille de la présidentielle de 1981. Le premier ministre avait qualifié les fonctionnaires de « nantis ».
Trois mois plus tard, Ronald Reagan était élu à la Maison Blanche, et rejoignait la croisade libérale de Margaret Thatcher, devenue cheffe du gouvernement britannique le 4 mai 1979. Dans ce courant qui décrétait que « l’État n’est pas la solution à nos problèmes, il est le problème », la phrase de Barre n’allait plus être un objet de polémiques, mais au contraire une espèce de parole d’évangile. L’évangile selon Milton Friedman, pape du libéralisme.
Dans les discours d’une droite de plus en plus décomplexée, et de plus en plus dominante sur le plan électoral, le fonctionnaire n’était plus un agent au service du public, mais une espèce de parasite. Et une bonne part de ce qui dépendait de l’État, industrie, banques, services, et même la monnaie, était « rendu au privé », réputé plus efficace et moins mangeur d’impôts.
Une idéologie concrètement appliquée chez nous à partir de 1986, par le gouvernement Chirac avec les privatisations d’Édouard Balladur, et développée ensuite, à des vitesses variables, que le pouvoir soit RPR, UMP, Parti socialiste, Gauche plurielle ou hollandaise. Au son d’une petite musique qui répète inlassablement que « la France est impossible à réformer », les « réformes libérales » se sont enchaînées à cadence irrésistible.
Arrivé au pouvoir avec un programme qui promettait de dépasser « les vieux partis de la droite et de la gauche », le jeune Emmanuel Macron a emballé cette machine quadragénaire. Ses projets de « réformes » se succèdent à un rythme si soutenu qu’il déboussole les observateurs les plus attentifs.
La réforme de la SNCF, par ordonnances pour l’essentiel, fait partie de cette espèce de frénésie, assenée comme les autres au nom de l’adaptation au monde moderne, de la lutte contre les déficits, ou de la promesse d’un monde meilleur dans lequel les chômeurs seraient moins nombreux, et le travail plus abondant parce que plus souple.
C’est ce discours-là qui se trouve contesté, ou qui indigne aujourd’hui, parce qu’il est usé jusqu’à la corde. Répété à l’infini depuis quatre décennies, comme le Graal de la raison et de l’efficacité, il a enfanté des inégalités vertigineuses entre les plus riches et la masse des autres, et conduit à une précarisation galopante, ainsi qu’à l’affaiblissement des sécurités collectives qui permettent aux citoyens de vivre et d’élever leurs enfants dans un minimum de sérénité.
• Les « planqués » rejoints par « ceux qui se lèvent tôt »
Il faudrait être aveugle pour ne voir dans les mouvements sociaux du mois d’avril que le dernier spasme d’un quarteron de cheminots accrochés à leur statut. Ils sont certes en pointe, et leur vigueur nouvelle alerte l’Élysée. Pour ce mardi, les taux de grévistes seront de 77 % pour les conducteurs. La statistique est inédite. 12 % des TGV circuleront. 13 % des trains intercités. 6 % des TER. Du jamais vu.
Mais le « jamais vu » qui transparaît derrière ce mouvement du refus, c’est la fameuse « convergence ». Avec la SNCF, entreprise nationalisée depuis 1938, deux autres grandes sociétés sont secouées ces jours-ci par des conflits importants. Air France, nationalisée en 1999, et Carrefour avec 50 % de grévistes et plus de 300 magasins touchés. Carrefour, 20 000 salariés, pas fonctionnaires du tout, mais qui ne supportent plus que leur prime de participation passe de 610 à 57 euros, pendant que les actionnaires se partagent 356 millions d’euros de dividendes.
En ce mois d’avril, les « planqués » officiels, ceux du service public, rituellement moqués ou dénoncés depuis les années 1980, sont rejoints par les « ardents », les « souples », les « qui se lèvent tôt » du secteur privé, mis en avant pour culpabiliser les premiers. Ils n’ont pas les mêmes combats, pas forcément les mêmes attentes, mais ils éprouvent la même lassitude, les mêmes doutes, les mêmes colères.
C’est ici que se trouve impliqué le président de la République, à titre personnel. En se lançant à corps perdu dans un projet « libéral toute » (en avant toute…), alors que son programme présidentiel promettait, par opposition à celui de François Fillon, une dimension « libérale et en même temps sociale », Emmanuel Macron a pris un risque, qui se concrétise en ce mois d’avril. Il croyait se distinguer de ses prédécesseurs, mais il répète la faute de François Hollande et de Nicolas Sarkozy : avoir dit une chose en campagne, et en faire une autre au pouvoir.
Trois discours qui ne passent plus
Macron s’est lancé depuis son élection dans un triple discours qui pourrait lui revenir en pleine figure, comme un boomerang : le discours sur « la réforme », comme s’il allait de soi que « la réforme » était associée au progrès ; le discours sur « les déficits », comme s’il était évident que le seuil des 3 % serait la sortie du purgatoire ; et le discours sur « les privilégiés » (fonctionnaires ou retraités), comme si la précarisation des uns allait renforcer les autres.
• Discours sur la réforme : une vieille chanson
En relisant le discours prononcé au Havre par Nicolas Sarkozy, juste après son élection, le 29 mai 2007, on est saisi par un vertige. Tout Emmanuel Macron s’y trouve déjà, sur le verbe comme sur la stratégie, et sur l’économie.
Même prétention à incarner un « monde nouveau » : « La France a choisi le changement. Elle a choisi la rupture avec les comportements, les modes de pensée, les idées du passé », proclamait le nouveau président, déjà porté par l’orgueilleuse idée d’un « ancien monde » aboli, et même, à la manière de Jack Lang en 1981, par un passage des ténèbres à la lumière.
Même ambition de dépasser les clivages : « Pour moi, les convictions et les compétences sont plus importantes que les étiquettes. C’est dans cet esprit que le gouvernement a été constitué. » Ça ne vous rappelle personne ?
Même mépris pour les objections que leurs choix politiques pourraient soulever. Pour Sarkozy toute critique était « le retour de la pensée unique », pour Macron c’est « le retour de l’ancien monde ».
Même volontarisme affiché : « Je ne laisserai personne dénaturer le projet que j’ai porté tout au long de la campagne présidentielle », s’écriait le président de 2007, tandis que celui de 2018 déclarait à la télévision : « Je fais ce que j’ai dit. Ça étonne peut-être, ça en contrarie d’autres, ça fait peut-être longtemps que ce n’était pas arrivé. »
Et surtout même stratégie pour imposer « toutes les réformes en même temps ». Sarkozy, tout juste élu, théorisait ainsi son blitzkrieg : « Pour bousculer les contraintes, pour en trancher les nœuds, il faut frapper fort, il faut agir sur tous les fronts à la fois, il faut créer un effet d’entraînement, il faut une masse critique. » Dix ans plus tard, Emmanuel Macron se fait également fort de frapper dur, de frapper vite (les ordonnances), et sur tous les fronts : code du travail, retraites, justice, école, université, chômeurs, formation, limitation de vitesse, SNCF, privatisations, CSG, etc.
La « masse critique » de Sarkozy est devenue si critique qu’elle s’est retournée contre lui-même au bout de quelques mois. Qu’importe. Loin d’en avoir soupesé les conséquences, son successeur l’imite en se démultipliant, comme si l’agitation garantissait son action. Et comme si le mot « réformes », brandi comme un talisman, pouvait servir de passe-partout après avoir ouvert des portes qui donnent sur d’autres portes, et ainsi de suite, pendant cinq présidences.
• Discours sur les déficits : une enveloppe vide ?
La lutte contre les déficits et l’endettement est un axe majeur du discours macronien. Elle est, par exemple, la justification des sacrifices demandés en début de mandat à certaines populations, comme les retraités, au nom de la solidarité.
Cette exigence de rigueur budgétaire du monde présumé « nouveau » remonte en fait, une fois encore, à Raymond Barre et aux lendemains de la crise pétrolière. L’idée que les Français « vivent au-dessus de leurs moyens » est sans doute le leitmotiv qu’un homme ou une femme nés à la fin des années 1970 ont le plus entendu depuis leur premier biberon.
Il se trouve que les mois qui ont suivi l’élection d’Emmanuel Macron ont réservé une série de « bonnes nouvelles » sur le plan économique. La croissance est repartie, les statistiques du chômage se sont stabilisées, et le déficit est tombé au-dessous de 3 %. Un sujet de fierté pour le nouveau pouvoir, aussitôt contesté par les fidèles de François Hollande, qui l’attribuent à la politique de l’ancien président.
Pour les Français, le problème n’est pas là. Peu leur importe de savoir à qui revient le mérite de ce retour aux critères de Maastricht. Ils se demandent plutôt à quoi sert ce bonheur statistique s’il se traduit pour eux par la poursuite des sacrifices. À quoi bon se porter mieux si c’est pour aller plus mal ? Et quand vont-ils enfin toucher les dividendes de la rigueur ?
Telles sont les questions urgentes, en ce début 2018, au moment où les retraités font la grimace, les cheminots leur bilan, les éboueurs leurs comptes, les salariés de Carrefour leurs comparaisons, les étudiants leurs choix, et que les salariés d’Air France, tous métiers confondus, réclament des augmentations de salaire.
• Discours sur les « nantis » : l’usure du collimateur
Parce qu’elle va perturber la vie quotidienne des Français, donc les interpeller dans un sens ou un autre, la longue grève des cheminots est dangereuse pour le gouvernement.
Pour la délégitimer, le pouvoir utilise le vieil argument de « l’équité ». Il consiste à pointer une population, au nom de la somptueuse égalité entre tous les citoyens, en l’accusant de protéger des privilèges que les autres n’ont pas.
Ce discours sur « les nantis » n’a rien d’une nouveauté. Il plonge au contraire son histoire dans « l’ancien monde ». Il a souvent fonctionné de façon implacable, en dressant les catégories de population les unes contre les autres.
Alain Juppé s’en est servi en 1995, pour tenter d’appliquer à la fonction publique la réforme des retraites imposée par Édouard Balladur au secteur privé, deux ans plus tôt, à propos de l’allongement des durées de cotisation. Il a buté sur les cheminots, mais François Fillon a repris la sémantique du « privilège » en 2003 puis 2010. Au nom de quelle injustice Pierre l’enseignant disposerait-il d’un avantage dont serait privé Paul le salarié du privé, depuis 1993 ?
L’argument a si bien fonctionné qu’il est repris aujourd’hui. Ces dernières semaines, le pouvoir a ciblé les sans emploi, trop « assistés » par rapport au salaire des smicards, les retraités qui doivent consentir « un effort » car leur pouvoir d’achat aurait plus augmenté que celui des salariés, et bien sûr les cheminots.
Pour éviter de braquer les populations qu’il vise, le pouvoir de 2018 applique cependant une méthode éprouvée depuis des lustres, et mise en place avec succès par Édouard Balladur : ne pas toucher aux avantages de ceux qui sont en place, mais en priver les nouveaux entrants dans l’entreprise.
C’est exactement ce que propose la ministre des transports, Élisabeth Borne, avec le statut des cheminots. Après avoir souligné les privilèges des intéressés, et répété qu’ils les conserveraient à titre personnel, la ministre dénonce ainsi leur abus du droit de grève. Ils n’auraient aucune raison de cesser le travail, sauf des mobiles corporatistes.
Le problème du pouvoir, c’est que ce « discours sur les nantis » est usé, et qu’il finit par lasser. Cette égalité par le bas qu’on impose aux plus jeunes n’a jamais apporté la justice revendiquée, mais des inégalités croissantes et davantage de précarité.
Pire encore : la mise au ban répétée des « petits profiteurs » au nom de « l’équité » s’est accompagnée de la fantastique envolée des grandes fortunes. D’un côté l’invocation morale d’une société farouchement égalitaire, dont pas un cheveu ne saurait dépasser sans que le citoyen lambda ne soit pris à témoin, et de l’autre la célébration et l’enrichissement exponentiel des premiers de cordée dont les bénéfices nets ne sauraient être mesurés.
Vient une heure où ces contradictions sont moins bien supportées. Si ce moment est arrivé, les cheminots ne seront plus des gêneurs aux yeux du public, mais des gens « qui ont raison de se défendre », comme on l’entend beaucoup dans les micro-trottoirs d’usagers.
Le gouvernement serait alors contraint de réviser sa copie. L’ère des ordonnances laisserait la place au temps des concessions.
Nous n’en sommes pas encore là. Emmanuel Macron fait face à un mouvement social déterminé, qui s’alimente à des années de patience déçue, mais il n’a pas encore perdu la main. Le ciblage successif des populations, pratiqué au nom de l’unité nationale, a créé un front commun des impatiences, mais il devra faire ses preuves.
Un mouvement social, même profond et enraciné dans quarante ans d’histoire, doit trouver un débouché politique, s’il ne veut pas s’anémier.
Or, si Macron est isolé face aux exaspérations, il n’est pas menacé sur le plan politique. Les institutions le protègent, la droite et l’extrême droite ne savent plus à quel chef se vouer, et la gauche est divisée comme jamais.
Ce qui se jouera à partir de demain sur le plan politique ne sera pas donc pas le visage du pouvoir, mais son style et sa puissance.
Si ça passe pour Macron, il aura les mains libres et sa tendance à décider de tout se déploiera sans frein.
Mais si ça casse pour lui et pas pour les grévistes, il devra remballer ses certitudes au musée des monologues, et revenir sur la terre ferme.
Les électeurs l’attendront au détour des européennes, des régionales, des municipales, et de 2022.
HUBERT HUERTAS