Entre le 12 et le 20 juillet, 2018 la Pologne a connu des mobilisations sociales massives. Des centaines de milliers de personnes ont envahi les rues dans plus de 200 villes. Ils protestaient contre la tentative du parti gouvernemental PiS [1] de soumettre la justice au pouvoir exécutif. L’adoption des modifications des lois sur le Conseil national de la magistrature (KRS), sur le système des tribunaux généraux et sur le Tribunal suprême aurait été un grand pas dans la construction d’un régime autoritaire en Pologne. La gravité de la situation était accrue du fait que le PiS, profitant de sa majorité parlementaire, a totalement ignoré les voix de l’opposition et des juristes. Mais ce n’était pas l’unique raison des manifestations. La tentative de limiter l’autonomie des tribunaux était le point culminant de toute une séquence d’initiatives gouvernementales qui ont provoqué le mécontentement et la résistance sociale : démantèlement du Tribunal constitutionnel, réforme de l’enseignement, tentatives de rendre encore plus restrictive la loi interdisant l’avortement, soumission des médias publics à la propagande du parti, campagne xénophobe contre les réfugiés, exploitation illégale du bois dans la forêt primaire de Bialowieza [2], tentatives de contrôle des médias indépendants.
Sous la pression des manifestations, le président de la République, Andrzej Duda [3], a mis son véto sur deux de ces lois (concernant le KRS et le Tribunal suprême).
Les protestations de juillet, du fait de leur durée et de leur massivité, étaient un événement sans précédent dans l’histoire récente de la Pologne. Elles étaient très différentes des précédentes manifestations contre l’autoritarisme du PiS organisées par l’opposition néolibérale et le Comité de défense de la démocratie (KOD) lié à celle-ci [4]. Dans l’organisation des dernières mobilisations, un rôle essentiel a été joué par les milieux féministes, par de jeunes militantes de divers groupes et ONG ainsi que par le petit parti de gauche, Razem [5] (Ensemble), qui aspire à être la version polonaise de Podemos. Pour la première fois à une échelle si massive, c’est une nouvelle génération de militantes et militants qui s’est fait entendre, exigeant non seulement la liberté et l’indépendance de la justice, mais aussi l’égalité, la démocratie et la justice sociale.
Ainsi, en juillet 2017, une nouvelle fois les mobilisations massives en Pologne ont forcé un recul des autorités de droite. Comme lors du « lundi noir » [6] la force des manifestants ne relevait pas de leur nostalgie pour le bon vieux temps des gouvernements de PO [7], mais de leur vision de l’avenir, enracinée dans l’expérience de la subjectivité démocratique authentique, de la solidarité et de la conviction de l’importance des principes tels que la liberté, l’égalité et la justice sociale.
La portée, l’ampleur et la durée des mobilisations de juillet auront certainement un impact sur la vie politique polonaise. Mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils aient une influence immédiate sur les résultats dans les sondages des forces qui s’identifient aux valeurs défendues par leurs participantes et leurs participants. Cela signifie qu’à court terme ces mobilisations ne vont sans doute pas renforcer les rangs de la gauche. Il faut en être conscient, si nous ne voulons pas perdre cette victoire.
Contrairement à ce que suggèrent certains à gauche, ce qui a eu lieu en juillet dans de dizaines de villes polonaises n’était pas un affrontement entre la IIIe et la IVe République [8]. Nous y avons vu la défense massive des conquêtes démocratiques, obtenues par les ouvriers polonais au cours des années 1980-1989 malgré la restauration du capitalisme dans sa brutale forme néolibérale. Dans les manifestations il ne s’agissait pas des juges, mais par exemple du droit de grève et du pluralisme syndical, pas des privilèges des politiciens, mais du droit de manifester en défense de la forêt primaire de Bialowieza, pas de la bonne conscience de quelques artistes célèbres, mais du droit à la liberté de parole, à la critique et à la vérité sur les sombres pages de l’histoire polonaise, et finalement, pas de l’impunité des élites corrompues, mais de la sécurité physique de ceux dont la peau n’est pas blanche ou dont l’orientation sexuelle est autre que hétéro.
Nous risquons aujourd’hui de glisser vers un autoritarisme de droite, chauvin, et le seul programme social juste ne le changera pas, car les programmes ne changent pas un mauvais système, ils ne font qu’atténuer les effets de sa durée. Il y a une différence essentielle entre la démocratie, même aussi fragile et superficielle que la démocratie polonaise après 1989, et l’autoritarisme. Celui qui ne la saisit pas est politiquement aveugle et n’est qu’un idiot, utile à la droite antidémocratique. Il n’y a pas de symétrie entre le fait que le pouvoir du capital ne respecte pas en pratique les droits sociaux et politiques existants, et le danger de voir ces droits révoqués par l’État, non seulement de facto, mais aussi formellement. C’est pourquoi la place de la gauche est toujours dans le mouvement social de masse, qui s’oppose à un tel danger. C’est pourquoi c’est une bonne chose qu’elle se soit trouvée dans les manifestations de juillet et qu’elle ait fait tout ce qu’elle pouvait pour leur succès.
Mais cela ne signifie pas qu’elle devrait s’y dissoudre. Car ce serait comme céder la place à PO ou au parti Nowoczesna [9], dont les dirigeants sont à divers degrés responsables de la situation actuelle en Pologne. Ce serait le scénario rêvé pour le PiS. Il garantirait au mouvement social le rôle que les propagandistes de la télévision officielle lui ont préparé, le privant de crédibilité et justifiant qu’il ne s’agit que d’une clameur des reliquats de l’ancien régime. Si nous prenons au sérieux le danger de l’autoritarisme, alors la gauche devrait tout faire pour l’empêcher. Il ne s’agit pas d’une question tactique, mais d’une question de principes. Les politiciens battus, les doctrinaires néolibéraux et les autorités anciennes associées au capitalisme brutal, aux privilèges et à l’injustice de la IIIe République, ne peuvent pas garantir une défense efficace de la démocratie en Pologne. Au contraire, ils la compromettent, la banalisent et donnent des armes à la propagande gouvernementale. Il n’y a pas de retour au passé, et du brouillard brun de la IVe République on ne peut sortir qu’en abandonnant les fantômes de celle qui l’a précédéet. On peut le faire seulement en avançant et en tournant brusquement à gauche.
La jeunesse qui a massivement pris les rues et les places semble partager ce diagnostic dans sa majorité. Elle a besoin d’un autre langage, d’instruments pour interpréter le monde environnant, d’une critique conséquente de l’inégalité et de l’injustice, du rejet de la xénophobie et du sexisme, autrement dit elle a besoin du soutien de la gauche. Et surtout du courage pour dépasser la fausse alternative entre PO et PiS, entre la IIIe et la IVe République – une alternative qui aujourd’hui ne sert qu’au PiS. C’est pourquoi la gauche devrait être plus visible et plus audible, qu’elle doit oser briser l’hégémonie de PO, de Nowoczesna et du KOD au cours des mobilisations à venir, qui pourraient avoir lieu rapidement. Elle doit articuler son discours autour de la démocratie polonaise, de la solidarité, de l’égalité, des droits sociaux et de la citoyenneté active qui en découle. Même si l’analyse du rapport des forces actuel suggère qu’un tel programme est utopique, c’est justement d’une telle utopie qu’a besoin la plus jeune, la plus dynamique et la meilleure partie de ce nouveau mouvement naissant en défense de la démocratie en danger en Pologne. Car l’essentiel va dépendre de leur attitude et de leur détermination.
La nécessité de s’opposer aux tentatives des orphelins de la IIIe République de s’approprier les mobilisations, ne signifie pas que la gauche devrait copier leur comportement. C’est pourquoi la discussion en cours sur la question d’organiser les manifestations avec le logo des partis ou « no logo » est vaine. Le problème est ailleurs. Dans des situations comme la lutte pour l’indépendance des tribunaux ou pour les droits des femmes, les acteurs ce ne sont pas les partis, mais le mouvement social qui se crée autour d’une question concrète. N’est-ce pas ce que nous avons vu en juillet ? La tentative de l’opposition parlementaire et du KOD de se soumettre les manifestations a totalement échoué. Les mobilisations les plus importantes ont été organisées par les militants de divers groupes et organisations, y compris non gouvernementales – qui ont utilisé leurs réseaux, leurs expérience et compétence –, ainsi que par nombre de non-organisés, ayant à peine 20 ans et descendant dans les rues pour la première fois. Ce sont eux qui ont mobilisé efficacement des centaines de milliers de gens dans plus de cent villes, dans tout le pays, durant toute une semaine entière.
Si nous voulons reconnaître l’autonomie et les acteurs des mouvements de protestation, nous devons définir autrement le rôle du parti. Les partis devraient être au service du mouvement et non pas essayer de lui imposer ses drapeaux et ses discours. Il ne s’agit pas de pêcher dans la foule le plus d’adhérents possible, mais d’aider les mobilisations de masse à retrouver leur vecteur politique et à soutenir sa cristallisation. Ce n’est que cela qui va permettre de changer le rapport des forces politiques.
En règle générale les mobilisations massives ne modifient pas immédiatement les résultats électoraux. En Espagne après les occupations faites par les indignés en 2011, la droite a remporté les élections. En Grèce, Syriza n’a gagné qu’après cinq ans de grave crise, après des occupations incessantes de la place Syntagma et après dix grèves générales. Est-ce que cela signifie que descendre dans la rue n’a pas de sens ? Rien de cela. La fonction des mobilisations dans les rues est seulement différente. Il s’agit plus d’éroder la position du gouvernement et de bloquer ses actions spécifiques, mais aussi d’ameublir le système parlementaire existant. Ce qui est aussi important, c’est que les protestations ouvrent de nouveaux espaces de politisation, démarrent l’imaginaire politique, forment l’expérience d’être ensemble et donnent confiance à ceux qui en manquent. Autrement dit, elles créent à plus long terme la base sociale pour une brèche politique. C’est ce qui a eu lieu en Pologne en juillet.
Przemysław Wielgosz
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