Une marée de jonquilles a envahi, jeudi 19 avril, les rues de la capitale polonaise. Ces fleurs symbolisent la révolte, il y a soixante-quinze ans, des juifs du ghetto de Varsovie contre l’occupant nazi. Mais cette année, la commémoration avait une teneur particulière. Les discours solennels des officiels polonais ont bien du mal à combler les ravages provoqués par le vote, le 1er février, d’une loi mémorielle controversée [voir ci-dessous], condamnant le fait « d’attribuer à la nation ou à l’Etat polonais (…) la responsabilité ou la coresponsabilité » des crimes nazis commis contre les juifs pendant la guerre.
Le pays assiste à une libération de la parole antisémite jamais vue depuis 1989. « Pourquoi personne ne veut contrôler l’afflux de juifs ? C’est une pire plaie que les islamistes et les communistes réunis », pouvait-on lire, le 27 janvier, sur un bandeau de la chaîne d’information en continu publique TVP Info, contrôlée par le pouvoir. Les bandeaux en question relayaient les messages des téléspectateurs. « Les juifs ont montré leur vrai visage : l’industrie de l’Holocauste leur sert à extorquer des millions de créances imaginaires à la Pologne. » Un malaise gagne le plateau. Les présentateurs s’empressent de condamner les messages. Mais le mal est fait. Quelqu’un en régie a bien laissé passer ces mots à l’antenne. C’était la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste.
Depuis que la loi sur la Shoah a déclenché une crise diplomatique aiguë avec Israël et les Etats-Unis et mis la Pologne sous les feux des projecteurs, sur les médias proches du pouvoir ultraconservateur la bienséance et la retenue ne sont plus de rigueur.
Scène affligeante
Peut-on rire de la Shoah à la télévision publique polonaise ? Le directeur de la deuxième chaîne, Marcin Wolski, et un publiciste vedette de la presse ultraconservatrice, Rafal Ziemkiewicz, se livrent à des plaisanteries sur les chambres à gaz. Il est aussi question, sur un ton ironique, des juifs qui ont « assisté » les nazis autour des fours crématoires. L’affaire fait scandale. Le directeur Wolski s’excusera. Pas le journaliste Ziemkiewicz.
Rafal Ziemkiewicz est un éditorialiste influent, qui peut se prévaloir en Pologne de l’aura d’un Eric Zemmour, en plus ultra. En pleine crise diplomatique avec Israël, il lancera sur Twitter : « Pendant des années, j’ai persuadé (les Polonais) qu’il fallait soutenir Israël. (…) Aujourd’hui, à cause de quelques stupides et cupides parasites, je me sens comme un crétin. » Là aussi, le scandale est immense. L’auteur refusera de s’excuser, estimant que sa rhétorique reflétait « la richesse de la langue polonaise ».
L’hebdomadaire pour lequel travaille M. Ziemkiewicz, Do Rzeczy, est un pilier de cette presse progouvernementale qui a glissé en l’espace de quelque temps d’un conservatisme dur vers un nationalisme exacerbé. Courant mars, il a publié une caricature montrant un officier polonais à genoux exécuté d’un côté par un officier nazi, de l’autre par un soldat de l’armée soviétique, ce dernier portant une étoile de David rouge en guise d’insigne. Le cliché antisémite du « judéo-communisme », profondément ancré en Pologne, a ainsi été remis au goût du jour. Rafal Ziemkiewicz en a rajouté, estimant, toujours sur les réseaux sociaux, que les juifs étaient coresponsables de la terreur stalinienne de l’après-guerre.
« Mur de haine »
Les sorties de M. Ziemkiewicz, ainsi que d’autres exemples récents de langage antisémite, ont été épinglées par le Musée de l’histoire des juifs polonais Polin. Un « mur de la haine » a été dressé en conclusion de l’exposition célébrant le 50e anniversaire des événements de mars 1968. En Pologne, cette date marque non seulement la révolte étudiante contre la censure communiste, mais aussi une vaste campagne antisémite menée par le pouvoir, à l’issue de laquelle 13 000 juifs polonais ont été forcés à quitter le pays.
Après la controverse de la loi sur la Shoah, le Musée Polin s’est retrouvé sous la pression du ministre de la culture, Piotr Glinski. Ce dernier a accusé le directeur du musée, Dariusz Stola, de « s’engager manifestement en politique » et a estimé que le musée ne « devrait pas créer de polémiques ». Au-delà de la position critique de M. Stola vis-à-vis de la loi sur la Shoah, c’est l’exposition sur mars 1968 qui était pointée du doigt.
« Dans l’exposition, nous attirons l’attention sur le fait que, dans l’actuel débat public, il ressort une rhétorique tout droit copiée de la propagande de 1968. L’accusation que sous ce couvert nous attaquons les médias progouvernementaux, donc que nous faisons de la politique, est bien entendu infondée. »
M. Stola ajoute que la crise autour de la loi sur la Shoah a provoqué une « fièvre de sentiment patriotique » en Pologne, qui a eu pour conséquence une libération de la parole antisémite, en particulier sur Internet.
Le Musée Polin n’est pas la seule institution à se retrouver sous pression. Le directeur du Musée d’Auschwitz-Birkenau, Piotr Cywinski, a été la cible d’une campagne de haine d’une rare violence déclenchée, là aussi, par un publiciste conservateur. Ce dernier accusait le directeur de « laver Auschwitz des éléments montrant l’héroïsme polonais » et, par conséquent, de faire le jeu de la « narration juive », celle qui, d’un point de vue des ultraconservateurs polonais, accuse injustement les populations locales de coresponsabilité dans l’Holocauste.
Le 15 mars, le frère du directeur du Musée d’Auschwitz, Pawel Cywinski, a publié un communiqué empreint d’une forte émotion : « Cinquante jours de haine ininterrompue. (…) Des arguments mensongers. Des dizaines d’articles, des centaines de comptes Twitter engagés, des milliers d’attaques, des vulgarités, des menaces, des diffamations, des délations. A vomir. »
« Langage de haine »
Le directeur du Centre de recherche sur les préjugés de l’université de Varsovie, Michal Bilewicz, a lui aussi eu droit à son quart d’heure de haine. En cause, un cours donné au Musée Polin intitulé : « Epidémie de langage de haine : à quel point sommes-nous près de mars 1968 ? » Le professeur y évoquait notamment la progression de « l’antisémitisme secondaire » qu’il définit comme « un antisémitisme refoulé, qui consiste à rendre les juifs responsables de leurs propres malheurs, et à les accuser de vouloir profiter de leur statut de victimes ».
Il s’est immédiatement retrouvé attaqué par les milieux nationalistes, mais aussi par deux parlementaires de la majorité, qui ont écrit une plainte au ministre de l’enseignement supérieur. Selon M. Bilewicz :
« Il y a clairement une épidémie de langage de haine qui se propage dans le discours public en Pologne. Celle-ci a commencé avec la crise migratoire de 2015. Depuis, la parole antisémite a bondi, de pair avec la parole antimusulmane et xénophobe. »
Pour le professeur Bilewicz, la montée du sentiment antisémite est palpable en Pologne. « Aujourd’hui, 51 % des Polonais disent ne pas vouloir que leur fille épouse un juif. C’est le même niveau qu’en 1967. Cette remontée est particulièrement inquiétante, car ce niveau était tombé environ à 35 % dans les années 1990 et 2000. » Selon la même étude, entre 30 % et 40 % des interrogés croient, à des degrés divers, en l’existence d’un complot juif.
Ses recherches ont valu à M. Bilewicz d’être systématiquement qualifié d’« antipolonais » par les représentants de la droite dure, mais pour le professeur :
« C’est une accusation très courante en Pologne pour quiconque travaille sur le langage de haine ou sur les épisodes sombres de l’histoire du pays. »
A l’heure où certains fantômes du passé se réveillent, ceux qui tentent de les chasser sont ainsi qualifiés de citoyens de seconde catégorie par les milieux conservateurs.
Jakub Iwaniuk (Varsovie, correspondance)
* LE MONDE | 20.04.2018 à 11h31 • Mis à jour le 20.04.2018 à 11h40 :
http://www.lemonde.fr/international/article/2018/04/20/en-pologne-une-liberation-du-discours-antisemite_5288167_3210.html
Le Sénat polonais adopte une loi controversée sur la Shoah
Elle punit par des amendes ou des peines de prison ceux qui attribuent « à la nation ou à l’Etat » des crimes commis par les nazis en Pologne occupée.
La vague d’indignation internationale n’aura pas suffi. Moins d’une semaine après le feu vert donné en Chambre basse, le Sénat polonais a avalisé dans la nuit du mercredi au jeudi 1er février un dispositif de « défense de la réputation de la République et de la nation polonaises » prévoyant notamment une peine de trois ans de prison contre les personnes coupables « d’attribuer à la nation ou à l’Etat polonais, de façon publique et en dépit des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis commis par le IIIe Reich allemand(…), de crimes de guerre ou d’autres crimes contre la paix et l’humanité ».
« J’espère que la conclusion du processus législatif contribuera à faire retomber les émotions », a déclaré le président du Sénat polonais, Stanislaw Karczewski, dans les heures précédant l’adoption expéditive de cette loi mémorielle à l’origine d’une crise diplomatique inédite avec Israël et ses alliés. Les rapporteurs du projet avaient motivé cette initiative par leur volonté de lutter contre l’emploi abusif et erroné de l’expression « camps de la mort polonais » pour désigner les camps d’extermination construits par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale sur le territoire de la Pologne occupée. En mai 2012, même la Maison Blanche avait dû présenter des excuses après un usage malencontreux de ce terme par le président Barack Obama.
« Réécriture de l’Histoire »
Toutefois, le texte a soulevé un immense tollé en Israël, où il est perçu comme une tentative de « réécriture de l’Histoire » et de « négation de la Shoah ». Une coalition de députés de la Knesset, le Parlement israélien, a même déposé cette semaine un contre-projet de loi qui placerait sur un même plan le déni de l’Holocauste et la minimalisation du rôle joué dans le génocide par les collaborateurs et autres soutiens des nazis.
Alors que le débat était encore en cours au Sénat, le département d’Etat américain avait pour sa part publié un communiqué brutal exprimant son « inquiétude » vis-à-vis d’une loi qui pourrait non seulement « remettre en cause la liberté d’expression et le débat universitaire », mais plus encore « avoir des répercussions sur les intérêts et les relations stratégiques de la Pologne, y compris avec les Etats-Unis et Israël. Les divisions qui pourraient émerger entre nos alliés ne profitent qu’à nos rivaux. Nous encourageons la Pologne à réévaluer le texte à la lumière de son impact potentiel sur le principe de la liberté d’expression et sur notre capacité à être de réels partenaires ».
Les autorités polonaises ont semblé prises au dépourvu par la vigueur de la mobilisation internationale contre ce projet. Varsovie considère pourtant Israël comme un important allié politique et idéologique face aux critiques européennes sur ses dérives en matière d’Etat de droit. De plus, quel que soit le parti au pouvoir, la diplomatie polonaise d’après 1989 a fait des bonnes relations avec Tel-Aviv un symbole de rupture avec l’époque communiste ainsi qu’avec une lourde histoire d’antisémitisme.
Portée trop générale
En effet, même si l’Etat polonais n’a pas pris part à l’Holocauste, certains de ses citoyens se sont livrés à des actes de dénonciation ou de pogrom. Or, selon les critiques de la loi, le texte a une portée trop générale qui pourrait englober ces crimes. Ils soulignent également que les instances de jugement polonaises sont en train d’être reprises en main par le pouvoir ultraconservateur, qui mène une politique historique visant ouvertement à restaurer la fierté nationale.
L’historien polono-américain Jan Tomasz Gross, auteur de plusieurs travaux très critiques de l’attitude des Polonais à l’égard des juifs pendant l’Occupation et l’immédiat après-guerre, s’est ainsi retrouvé plusieurs fois dans le collimateur du gouvernement polonais. Bien que le président de la République, Andrzej Duda, puisse encore utiliser son veto, cela reviendrait à contredire le discours nationaliste du parti Droit et justice au pouvoir, qui se fait fort de refuser toute intervention des puissances étrangères.
Le Monde.fr avec AFP. Par Intérim
* Le Monde.fr | 01.02.2018 à 03h44 • Mis à jour le 01.02.2018 à 21h58 :
http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/02/01/le-senat-polonais-adopte-une-loi-controversee-sur-la-shoah_5250085_3214.html