Un texte est publié pour défendre les juifs, que ma mère partage et que tant de personnes signent, que pour beaucoup je ne peux qu’estimer. Pourquoi, alors, suis-je glacé par ce « manifeste contre le nouvel antisémitisme » [1], qui témoigne d’une idéologie française, par la variété et l’ampleur de ses soutiens ? Enfin, des voix s’élèvent, pour « nous », et j’en prends ombrage ? Ce texte est glaçant pour la vérité dont il émane comme pour les mensonges qu’il induit. Il est terrifiant pour ce qu’il rappelle de la vie et de la mort de juifs, ici, depuis le début du siècle ; et horrible pour ce qu’il nourrit : une mise en accusation des musulmans de ce pays, réputés étrangers à une véritable identité française, sauf à renoncer à leur dignité. Je ne conteste pas la bonne volonté des signataires. Je voudrais, humblement, qu’ils mesurent leur risque et leurs mots.
Dangereux syllogisme
C’est une curiosité, en République, de voir ceux qui nous garantissent –anciens gouvernants, philosophes, artistes, patrons de média ou mécène de la nouvelle économie, souscrire à ceci, comme une statistique utile : « Les Français juifs ont 25 fois plus de risques d’être agressés que leurs concitoyens musulmans ». Comme s’il fallait étalonner la souffrance juive à l’aune d’une supposée quiétude musulmane, et non pas dans la communauté nationale ; comme s’il fallait opposer le juif, enfant de la France, au « concitoyen musulman », que l’on soupçonne tellement musulman et si peu concitoyen ? Le grand-rabbin de France Haïm Korsia, ayant vu cette phrase, a demandé sa suppression ; Korsia est un républicain. Il ne l’a pas obtenue et a signé quand même. Le grand-rabbin fait de la politique, à son poste, et ne pouvait pas être absent quand les élites se levaient pour les juifs. Mais tout texte collectif est un piège. Il s’imprègne des obsessions de ses premiers auteurs, sous la justesse de sa cause. Comment ne pas rejoindre un texte contre l’antisémitisme, quand depuis les années 2000, des juifs ont subi la violence et l’opprobre ? Comment ne pas saluer un texte qui se scandalise du départ de juifs de quartiers populaires vers des havres plus apaisés, de Garges vers Sarcelles, de la France vers Israël ? Faut-il s’abstraire pour une phrase ? Mais il ne s’agit pas d’une seule phrase mais d’une logique. Elle est attirante et dévastatrice. Elle fait de la lutte pour les juifs une composante du combat identitaire français, et cette identité exclut. Elle s’énonce dans un syllogisme. La France, sans les juifs, ne serait pas elle-même ? Les juifs, de musulmans, sont les victimes ? La France, par ces musulmans, ne sera plus la France.
Assonance. La France, par les musulmans, ne sera plus la France. Cette conclusion hante nos débats et le texte. Le perçoit-on ? La défense du juif implique le refus de l’islam. Le propos est habile. Peuvent le signer ensemble de grands bourgeois humanistes, des politiques de gauche ou qui croient l’être encore, un ancien président qui troqua le libéralisme pour l’identitarisme, un chef de parti en glissade vers l’extrême droite, des journalistes de la même eau. Ils ne se ressemblent pas ? Puis-je supposer qu’ils n’ont pas les mêmes raisons ? Ou quelque chose se dessine, dans un consensus majoritaire, une idéologie dominante, une majorité molle, qui réprouve l’antisémitisme mais admet qu’on place, en porte-à-faux, les musulmans ?
La construction du texte est une montée en slogans. Si l’on frappe et tue des juifs en France, c’est par peur de déplaire aux musulmans, « parce que la bassesse électorale calcule que le vote musulman est dix fois supérieur au vote juif ». Si l’on ignore l’antisémitisme dans les médias, c’est parce qu’on parle trop d’islamophobie : « La dénonciation de l’islamophobie –qui n’est pas le racisme anti-Arabe à combattre– dissimule les chiffres du ministère de l’Intérieur. » Il faudrait donc, pour être à nouveau heureux comme Dieu en France, savoir fustiger l’islam, ne plus dénoncer l’islamophobie, admettre et encourager le « Ma France sans l’islam » de Philippe de Villiers dans Valeurs actuelles [2], et considérer de bonne République que l’on bannisse le hijab des rues ? Pourquoi tant d’illogisme ? Pense-t-on que la République est consentante ou molle envers les djihadistes par souci d’un « vote musulman » ? Saisit-on à quel point cette assertion est cousine des fantasmes de jadis et encore sur le « lobby juif » ? En quoi la France vengerait-elle la pieuse Sarah Halimi [3], en repoussant d’autres femmes qui, comme elle, pour Dieu, se couvrent la tête, quoi que je puisse en penser ? Pense-t-on que ces bêtises vont dissuader un seul antisémite, un seul bourreau ?
On reproche d’abord aux musulmans d’être, ici, d’ici
Il faudrait, aussi, autre slogan, que « l’islam de France », « nous ouvrant la voie », demande par ses « autorités théologiques », « l’obsolescence » de versets du Coran, « appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants », comme « l’antisémitisme catholique » fut abrogé par le Concile Vatican II. Le bon sens apparent de la comparaison masque mal son absurdité. C’est le propre des slogans de travestir l’histoire. À Vatican II [4], en 1965, le pape Paul VI, dans le texte « Nostra aetate », révisa les rapports de l’Église avec les confessions non-chrétiennes, désormais reconnues dans leurs quêtes de Dieu, et parmi elles le judaïsme, absous de la mort du Christ, aimable et précurseur : « S’il est vrai que l’Église est le nouveau Peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits. » On parlait théologie, alors, on cessait de prier à Pâques pour les « juifs perfides », et ce n’était pas au hasard d’un paragraphe du dimanche dans un quotidien, que l’on réparait le monde. Les dialogues et l’amitié du pape Jean XXIII, prédécesseur de Paul VI, et d’un grand historien français, Jules Isaac [5], juif et admirateur de Jésus, avaient précédé le renversement de « l’enseignement du mépris ». La Shoah avait dévasté la planète, et le pape prenait sa part du « plus jamais ça ».
C’est une mesquinerie classique, comme les propos doucereux sur l’absence des musulmans aux manifestations contre le terrorisme, ou des banlieusards à l’enterrement de Johnny.
En comparaison, l’interpellation du manifeste du Parisien déroute par sa simplicité. Il n’existe aucun pape en islam, ni Concile, qui pourrait transformer une religion centralisée. La pratique et le temps ont lavé les scories du Coran, sauf dans les milieux radicaux, précisément, sur lesquels nul n’a d’influence, et certainement pas les institutions. On ne réforme pas, enfin, en assiégeant des croyants. Jules Isaac, parlant au pape, n’accusait pas les individus catholiques. Exigeant de l’islam de France qu’il « ouvre la voie », le manifeste rend responsable chaque musulman de la violence de quelques-uns. C’est une mesquinerie classique, comme les propos doucereux sur l’absence des musulmans aux manifestations contre le terrorisme, ou des banlieusards à l’enterrement de Johnny. On entend moins l’espérance de la fraternité qu’une obsession de la différence ; les musulmans, collectivement, sont toujours en dehors du consensus et aux marges du bien. Et le manifeste nous rappelle, l’aurions-nous oublié, que le Coran devrait être expurgé…
Une thèse n’est jamais vide de réalité et je partage des vérités de cet étrange texte. Me fera-t-on crédit, sinon de mon judaïsme –cela ne pèse rien en République– mais d’une constance ? J’ai écrit sur et contre un antisémitisme des quartiers populaires depuis plus de quinze ans ; j’ai écrit, aussi, contre l’indifférence qui entourait cet antisémitisme, singulièrement à gauche ; j’ai vécu, ainsi, la répugnance à admettre que l’antisémitisme brutal éructait parmi les victimes du racisme. Je me souviens –dans le Nouvel Observateur, à l’époque, de disputes feutrées dans ma rédaction, où un bon camarade considérait que c’était « communautariser le débat » que me confier le sujet de l’antisémitisme. Je me souviens, dans l’extrême gauche altermondialiste, de cette incapacité tiers-mondiste à condamner Tariq Ramadan, déjà lui, auteur d’une tribune antisémite [6], et pourtant vedette des forums sociaux européens, caressé de progressisme aveugle. Tout ceci a existé et perdure, comme l’inconscience doucereuse d’organisations musulmanes persistant à inviter des prêcheurs condamnables ou à admirer le terrible Al Qaradawi, coranvangéliste chez Al Jazeera, guide spirituel des frères musulmans, et antisémite bon teint… Mais que croit-on ? Une anomie possède son contraire. J’ai aussi, dans ma vie, expérimenté ce qu’il en coûte de récuser la vulgate identitaire en France, et j’ai dilapidé quelques positions sociales, à fustiger l’islamophobie. J’en insiste. La passion nationale pour la laïcité de combat n’est qu’un refus de notre part musulmane. L’idée d’une France devenant un pays « aussi musulman », par certains de ses enfants, est une souffrance indépassable. On reproche d’abord aux musulmans d’être, ici, d’ici. L’antisémitisme est un autre élément à charge de preuve : une bonne raison, progressiste, de détester celles et ceux, voilées, barbus, dont on ne veut pas.
Deux choses peuvent être vraies ensemble. L’islamo-gauchisme existe mais aussi bien que l’islamophobie. L’antisémitisme existe, et l’antisémitisme musulman, mais l’islamophobie prospère aussi bien chez les tremblants de la laïcité. En même temps. Chacun alors choisit son camp. La grande bourgeoisie défend les juifs. Le gauchisme en tient pour les Arabes, et assimilés. Des camps politiques se structurent en choisissant sa victime de cœur. On tourne le dos aux souffrances de l’ennemi. Pour dénoncer l’antisémitisme, adoptez l’islamophobie ! Pour combattre l’islamophobie, niez l’antisémitisme quand il vient des cités ! Pourtant, tout ne s’échange pas. Je prétends –combien sommes-nous ?– qu’il faut récuser chaque enfermement ; je prétends aussi –est-ce évident ?– qu’on ne fait pas avancer une cause juste avec d’autres haines et quelques mensonges pernicieux.
Slogan faux et liste incomplète
Je lis, dans ce texte, à propos de l’exode des juifs de quartiers populaires, l’expression suivante : il s’agirait d’une « épuration ethnique à bas bruit ». L’expression m’en rappelle une autre, aussi dérangeante, l’« année de Cristal à bas bruit » inventée par Alain Finkielkraut pour évoquer les violences antisémites en 2002 [7]. Ces mots qui évoquent les crimes de guerre ou contre l’humanité. L’euphémisation (bas bruit, basse intensité) n’est qu’un artefact pour qu’on comprenne bien le message : l’ennemi nouveau, musulman, nous nie absolument. Pourtant, le slogan est faux. L’épuration ethnique suppose une volonté politique, d’expulser d’un territoire convoité une population antérieure. Les violences sont alors une stratégie de conquête : non plus l’expression d’une haine, mais un calcul raisonné, presque froid. Absurdité. Mireille Knoll est morte d’avoir rencontré la haine [8], pas d’une OPA musulmane sur le Paris populaire ! Mais l’idée n’est pas neuve, encore, dans les cercles d’extrême droite, de lier les violences urbaines ou la délinquance au « Grand remplacement » en cours des Français authentiques par les envahisseurs musulmans. Eric Zemmour en a fait une antienne. Imagine-t-on un grand complot, des protocoles des sages de l’islam, qui auraient diligenté des brutes pour s’accaparer chaque appartement de Pantin ou Bobigny ? Pense-t-on vraiment que la haine anti-juive n’est qu’une ruse de conquête immobilière ? Est-ce cela, l’enjeu d’un tel manifeste ? La compassion pour les juifs s’égare d’idéologie. Est-ce si surprenant ? L’humanité des victimes, le juif réel, de chair blessée et d’âme écorchée, s’entend si peu, dans cette proclamation ?
Je lis ceci, au début du manifeste, et nul ne songe désormais à le nier. « Dans notre histoire récente, onze Juifs viennent d’être assassinés –et certains torturés– parce que Juifs, par des islamistes radicaux. » Ce slogan est contestable, et la liste est incomplète. Onze juifs, donc ? Nommons-les, puisque les pétitionnaires ne prennent pas la peine de le faire. Ilan Halimi en 2006, Myriam Monsonégo, Gabriel Sandler, Arié Sandler, Jonathan Sandler en 2012, Yohan Cohen, Philippe Braham, François-Michel Saada, Yoav Hattab en 2015, Lucie Attal-Halimi en 2017, Mireille Knoll cette année, tous rassemblés comme victimes choisies d’islamistes radicaux. L’individualité de leurs tragédies, les dissonances de leurs destins, comptent moins que l’idéologie. Et pourtant ? Si les tueurs de Toulouse et de l’Hypercacher étaient des djihadistes, les assassins de Ilan Halimi étaient « simplement » des barbares pétris de lucre et de haine, et rien n’atteste définitivement des motivations religieuses des tueurs de mesdames Knoll et Halimi. Pourquoi, alors, réduire leur infamie à une catégorie politique, l’islamisme radical ? Parce que la désignation de l’ennemi surpasse la vérité des assassinés. La liste est ainsi incomplète. À leur logique, les pétitionnaires auraient dû ajouter Sébastien Selam, surnommé DJ Lam C, espoir des fêtes parisiennes, tué et défiguré en novembre 2003 [9], trois ans avant Ilan Halimi, par un voisin et ami d’enfance, né d’une famille musulmane, Adel, qui déclara après le meurtre : « J’ai tué un juif, j’irai au paradis », mais fut jugé irresponsable et schizophrène. Eric Zemmour en fit un livre, Petit frère, où s’ébrouaient déjà ses thèses, désormais majoritaires, il faut s’y résoudre, d’une France qui devrait, pour se sauver et sauver ses juifs, savoir traiter ses immigrés en ennemis. Que Zemmour puisse passer pour un prophète de la défense des juifs et de la France, lui qui traite d’envahisseurs les Africains qui risquent la noyade et en pince pour le Maréchal Pétain, défenseur des juifs, épice l’horreur de comique grinçant. Mais il reste, avant, une pensée fausse, mais dominante, que l’on ne discute plus. Il serait urgent, au contraire, de discuter encore de ce qui nous arrive, dans ce pays déboussolé. Qui est islamiste ? Qui est fou ? Qui est une brute ? Qui veut tuer un juif et pourquoi ?
Nouvel antisémitisme, vraiment ?
L’antisémitisme est une histoire vieille ; ce qui arrive en France n’a rien de nouveau ; c’est de l’avoir oublié que nous perdons pied. L’expression « nouvel antisémitisme » ne se comprend que dans une vision française, où l’on blanchit d’autant mieux Maurras, ces temps-ci [10], que ce ne sont plus ses adeptes qui matraquent le youpin, mais ces musulmans qui sont nos commodes étrangers. La nouveauté est celle des auteurs, et la France authentique s’en sentirait d’autant plus innocente. Elle se réécrit alors, tranquillement. On nous raconte que notre civilisation européenne et la France même furent indissociables des juifs. Sans doute, mais enfin ? De l’inventeur de la Rouelle Louis IX, de l’expulseur Philippe le Bel, de Napoléon même en dépit de l’émancipation, du parti antijuif à la Chambre des députés, de la résurgence, dans l’après-guerre, d’un antisémitisme catholique qui s’indignait que des enfants juifs cachés par l’Église, pendant la Shoah, puissent être rendus à leur famille (l’affaire horrible et oubliée des garçons Finaly [11]), de la rumeur d’Orléans, qui voyait une ville soupçonner des commerçants juifs d’enlever leurs clientes pour les expédier en maisons closes, des « Français innocents » (paroles de Raymond Barre [12]) morts par erreur dans un attentat anti-juif, de la longue prospérité électorale de Jean-Marie Le Pen en dépit du « détail de l’histoire », nous pouvons, Français, rester modestes. Cela ne retire rien au déversoir contemporain, mais le relativise. Nouvel antisémitisme, vraiment, qu’amèneraient simplement des musulmans, vecteur de la peste islamiste dans une France immune, ou guérie ? Et si nous n’étions pas immunes, et si nos musulmans n’étaient pas si différents, quand ils se prennent à haïr ?
On pourrait soutenir que l’antisémitisme actuel n’est religieux qu’en partie, et en rien « nouveau », dans ses intentions ou ses pratiques. Que la jalousie envers les juifs riches, l’idée du juif que l’on pourra enlever et dépouiller pour l’or qu’il cache, est une banalité sordide, et Ilan Halimi comme Mireille Knoll les derniers martyrs d’une longue habitude. Que les pogroms, partout, amenaient contre le juif une sauvagerie insensée, et que les corps des juifs n’étaient pas seulement privés de vie, mais déshumanisés, et le corps supplicié d’un jeune homme français, le corps martyrisé d’une femme française, ne sont pas différents des corps éventrés quand les cosaques razziaient le schtetl, pas différents des corps brûlés sous l’Inquisition ou à Babi Yar, pas différents des corps de ces soldats israéliens déchiquetés par une foule à Ramallah, au début de la seconde Intifada… Il est, dans le juif, pour celui qui le hait, une licence à quitter l’humanité. Ce n’est ni nouveau, ni singulièrement, ni essentiellement musulman. C’est, profondément islamiste, circonstanciellement musulman ? Mais cela ne dit pas tout, et ne résume pas l’islamisme, ni l’antisémitisme et certainement pas l’islam de France, sait-on que ce mot est beau ?
Nous nous croyions, Français, exceptionnels dans notre modèle et nos assimilations. Nous ne l’étions pas.
Notre République se délite dans des passions qui ne lui ressemblent pas. Nous nous croyions, Français, exceptionnels dans notre modèle et nos assimilations. Nous ne l’étions pas. Les groupes surgissent et se renforcent, dans leurs logiques et leurs violences, et leurs régulations. Nous sommes, brutalement, anglo-saxons. Nous ne savons, de cette culture, ni les lois ni les codes. Nous rêvons d’unité du peuple quand ailleurs, on admet que les ethnies se séparent, pour vivre une vie de foi intense, ou pour se détester de plus loin, chacun y gagne. Dans la vieille Amérique, on peut dire sans penser à mal –on pouvait dire, dans le Lower East side, au temps de l’immigration légendaire– que tel groupe humain en détestait un autre, comme une banalité. Le jeune juif savait, sauf exception, qu’on voyait en lui, chez les Irlandais ou les Polonais du block d’à-côté, le tueur du Christ, promis à châtiment viril. On pourrait dire, anglo-saxons, dans une de ces généralisations commodes, que « les musulmans » n’aiment guère « les juifs », et l’on n’en ferait pas un absolu. Ce ne serait pas une vérité, mais une ambiance, un décor, un commencement, pour reconstruire. À l’aune américaine, un déplacement de populations d’un quartier à l’autre, aussi pour de mauvaises raisons, n’est que l’expression de la vie. Il nous arrive, Français, des tragédies que nous ne savons dire. Nous parlons alors, d’autant plus haut. Nous faisons comme si. On nous écrit des manifestes, comme si des manifestes allaient sauver les juifs et nous faire renaître au doute ? Il fut un temps où les ratonnades étaient le folklore sanglant de ce pays. On tirait sur des Arabes, comme une distraction, à Marseille ou ailleurs, c’était un horrible opium d’une partie du peuple. Les juifs sont désormais visés, par quelques-uns d’une autre partie du peuple. Juif moi-même, cela me navre et m’affole, et j’aime, au fond, que l’on s’en alarme. Mais juif pourtant et français, je ne me console pas que tous ensemble, tant de gens importants m’interdisent d’aimer mon frère musulman, en dépit de lui-même parfois.
Je suis, républicain, perplexe quand tant de personnages pétitionnent, dans des mots que seuls suivront les inconditionnels de la parole politique, des mots qui n’auront jamais aucune influence sur la haine qui ravage la société ; des mots qui prétendent simplement pousser le jeune président Macron vers un identitarisme auquel il se dérobe ; des mots qui voudraient, par force, arracher quelque nouvelle loi, quelque nouvel oukaze, pour faire de « nos concitoyens musulmans » des Français malheureux, dont chacun se méfiera, qui se méfieront de tous. Ce sera une tragédie de notre société, qu’aura justifié le besoin de me défendre, moi juif, moi prétexte. Je n’aime pas mourir, mais si cela doit venir, j’aimerais au moins savoir de quoi, et au nom de qui ? Et pour quelle cause détestable on m’invite, mon martyre est bienvenu ? La tradition hébraïque suppose qu’on fasse précéder les noms des disparus d’un acronyme, Zal, pour Zichrono levra’ha, de mémoire bénie. Mireille Knoll, Zal, Ilan Halimi, Zal... De mémoire bénie, et non pas de vengeance, et non pas d’injustice.
Claude Askolovitch