Et pour cause : ils ignorent complètement les indications que nous donne, depuis des années, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), avec laquelle, je le rappelle, les institutions et organismes communautaires juifs collaborent pourtant étroitement. Le « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », que la Commission publie chaque année, met à la fois à notre disposition un état de l’opinion et une évaluation des violences perpétrées.
Quelles leçons se dégagent du travail des sondeurs, des sociologues et du ministère de l’Intérieur ?
– Que l’idéologie antisémite n’a cessé de reculer parmi nos concitoyens depuis la Seconde Guerre mondiale, au point d’y devenir marginale : 89 % d’entre eux considèrent les Juifs comme « des Français comme les autres », soit une proportion supérieure de 8 points à celle observée pour les musulmans et de 30 points comparée à celle des Roms ;
– Qu’en revanche, les préjugés antisémites, bien qu’en diminution, restent influents, si bien que 35 % des Français pensent encore que « les Juifs ont un rapport particulier à l’argent », 40 % que, « pour les Juifs français, Israël compte plus que la France » ou 22 % que « les Juifs ont trop de pouvoir » ;
– Que les violences anti-juives, après un pic au début du siècle, ont connu depuis une décrue progressive, confirmée en 2017. Les violences antimusulmans, elles, ont culminé en 2015, alimentées par l’horreur des attentats terroristes, mais reflué elles aussi depuis. Rapportés au nombre de personnes concernées, les chiffres montrent que les Juifs constituent la principale cible des actes racistes, par ailleurs moins nombreux mais plus violents ;
– Que, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, des Juifs ont été assassinés, en tant que tels – indépendamment des attentats terroristes comme ceux de la synagogue de la rue Copernic ou de la rue des Rosiers. Si, certains de ces meurtres sont indiscutablement antisémites, comme ceux de Mohamed Merah ou d’Amedi Coulibaly, d’autres imbriquent haine des Juifs, motivations crapuleuses, voire signes de maladie mentale ;
– Que cet antisémitisme – idéologie, préjugés, violences – est le fait de groupes divers. S’il reste caractéristique de l’extrême droite, y compris du Front national dont la « dédiabolisation » n’a pas éradiqué le vieux racisme anti-juif et le négationnisme, cet antisémitisme s’est aussi développé parmi les enfants de l’immigration. Mais une sociologue comme Nonna Mayer met en garde contre le concept de « nouvel antisémitisme », inspiré des thèses de Pierre-André Taguieff qui, écrit-elle, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et porté tant par l’islamisme radical que par les idéologies tiers-mondistes d’extrême gauche ».
Ces analyses, on en conviendra, tranchent avec le simplisme et l’alarmisme du Manifeste de Philippe Val. Tout ce qui est excessif ne compte pas, disait Talleyrand : comment peut-on parler, à propos des Juifs français, de « terreur » ou d’« épuration ethnique » ? Mais surtout les pistes que suggèrent les signataires sont de fausses pistes, le plus souvent dangereuses :
– Faire du seul islam radical la cause de la violence antijuive, c’est ignorer une partie importante du phénomène. D’abord parce que, je l’ai rappelé, l’antisémitisme de l’extrême droite reste vivace et souvent violent. Ensuite parce que, même parmi les jeunes de banlieue, la violence – comme d’ailleurs le djihadisme – n’a pas qu’une dimension idéologique ou religieuse : elle s’enracine aussi, n’en déplaise aux signataires, dans la désespérance sociale, elle-même produite par les discriminations économiques, sociales et ethniques qui les frappent dans notre société. Autrement dit, la vigilance et la répression nécessaires doivent aller de pair avec des efforts d’intégration considérables. Pour que la République se réconcilie avec sa jeunesse, y compris immigrée.
– Dénoncer « l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société » (sic), c’est tout simplement infâme. Mais d’où sort ce fantasme d’une extrême gauche antisémite en France aujourd‘hui ? De qui parle-t-on ? Des communistes ? Des insoumis ? Des écologistes ? Des trotskistes ? Des chrétiens de gauche ? Aucun de ces partis, groupes ou mouvements n’a jamais flirté, de près ou de loin, avec la haine des Juifs ! Au contraire, c’est de ce côté-là que les Juifs ont trouvé, à l’heure du plus grand péril, leurs défenseurs les plus héroïques. Faut-il rappeler qu’en France, contrairement à la plupart des autres pays occupés, la solidarité populaire, des communistes aux gaullistes en passant par les chrétiens, a permis à près de quatre cinquièmes des Juifs d’échapper au génocide ?
– Infâme, cette affirmation relève aussi de l’analphabétisme historique. L’antisémitisme est un délit, poursuivi à juste titre, comme toutes les formes de racisme, par les lois, anciennes et récentes, de la République. L’antisionisme, lui, est une opinion, selon laquelle Theodor Herzl a eu tort de considérer les Juifs comme inassimilables et de prôner en conséquence leur rassemblement dans un État qui leur soit propre. L’immense majorité des Juifs, jusqu’en 1939, s’est opposée au projet sioniste : à cette date, la communauté juive de Palestine ne représente que 2,5 % de la population juive mondiale. Après le génocide nazi, des centaines de milliers de survivants, qui n’avaient pas où aller, faute de visas américains, ont choisi de rebâtir leur vie en Israël. Il en ira de même pour les Juifs des pays arabes, puis pour les Juifs soviétiques, venus par nécessité plus que par choix sioniste. Et, malgré ces vagues d’immigration, la majorité des Juifs vivent ailleurs qu’en Israël, et ils s’intègrent si bien en Amérique et en Europe que la majorité d’entre eux y concluent des mariages « mixtes ». En quoi ces rappels historiques relèveraient-ils de l’antisémitisme ?
– Avec la conclusion du Manifeste, on sombre dans l’absurdité pure et simple. Les signataires demandent que « les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime ». J’avoue avoir du mal à imaginer que tant de personnalités ignorent un fait simple : si l’Église catholique a pu renoncer dans son discours à la dénonciation des Juifs comme un « peuple déicide », responsable de siècles de massacres en Europe, c’est qu’elle s’organise autour d’une structure hiérarchique, avec un clergé, un pape et des conciles. Tel n’est pas le cas de l’islam, qui ne dispose pas d’« autorités théologiques » à même de modifier des versets du Coran. Il en va d’ailleurs de même du judaïsme, où personne n’est en droit de censurer les commentaires du Talmud contre les goyim et encore moins les nombreux appels au génocide que contient l’Ancien Testament – et que pourtant des dirigeants, religieux et politiques, invoquent pour justifier le sort fait aux Palestiniens. Si les Livres saints étaient amendables, ça se saurait !
– Voilà, pour conclure, le grand absent du « Manifeste » : le conflit israélo-palestinien. Cette lâcheté, sans doute nécessaire pour bricoler un groupe aussi hétéroclite, est absurde. Qui osera le nier ? Les massacres de ces dernières semaines contre les manifestations de Gaza, justifiés par une partie des signataires, provoquent par exemple plus d’antisémitisme que tous les versets dénoncés du Coran. De quand date la dernière explosion de violences contre les Juifs dans notre pays, sinon de la Seconde Intifada et de sa répression brutale ? Et la droite et l’extrême droite israéliennes nous annoncent bien pire, avec l’annexion annoncée de la Cisjordanie, l’enterrement de la solution des deux États et la perspective d’un seul État où les Palestiniens annexés avec leur terre n’auraient pas le droit de vote… La paix au Proche-Orient ne fera pas disparaître miraculeusement l’antisémitisme, mais elle y contribuera décisivement : raison de plus pour s’engager sur ce chemin.
Un dernier mot : hiérarchiser les racismes, c’est tomber dans le racisme. Et hiérarchiser le combat contre le racisme, c’est le saboter. Cette lutte indispensable, nous la remporterons ensemble ou jamais. Avec détermination et sang froid.
Dominique Vidal
* MEDIAPART. BLOG DOMINIQUE VIDAL. 23 AVR. 2018 :
https://blogs.mediapart.fr/dominique-vidal/blog/230418/contre-l-antisemitisme-avec-determination-et-sang-froid
Rien n’est perdu, fors l’honneur
Ma critique du Manifeste de Philippe Val m’a valu un flot sans précédent de messages de soutien. Et une insulte infâme.
Visiblement, ce que j’ai écrit dans la nuit de dimanche à lundi (ci-dessus) a rencontré des échos profonds chez nombre d’amis. D’autres textes ont d’ailleurs été publiés, qui vont dans le même sens - je les ai repris sur ma page Facebook.
Tout cela a suscité de riches débats, parfois contradictoires, le plus souvent convergents. Rarissimes ont été les réponses polémiques, à fortiori insultantes.
Mais il fallait évidemment que quelqu’un me traite d’antisémite - pardon : de « néo-antisémite ». C’est l’ultime argument des inconditionnels d’Israël, lorsqu’ils s’avèrent incapables d’en formuler d’autres.
J’ai expliqué patiemment à Bruno Ribard que son insulte était obscène. Non seulement mon père a connu Auschwitz, mais la plupart des membres de ma famille paternelle ont été déportés : Ravensbrück, Buchenwald, Dachau. Ma mère et ses frères et sœur ont été cachés chez d’admirables protestants en Auvergne.
Il n’y a évidemment pas que mes origines. À 13 ans, j’étais l’un des animateurs du Comité antiraciste de mon lycée. J’ai participé à toutes les mobilisations contre l’antisémitisme et le racisme. Et je suis le premier à avoir consacré un livre aux nouveaux historiens allemands qui, archives en main, ont restitué la Shoah dans son véritables contexte [1]. Un coup d’œil sur les sommaires du Monde diplomatique témoigne en outre que j’ai souvent écrit sur le génocide nazi.
Voilà pourquoi me faire traiter d’antisémite m’est insupportable.
« Tout est perdu, fors l’honneur », a dit François Ier après la bataille de Pavie. Bruno Ribard pourra dire, lui, après la bataille du Manifeste : « Rien n’est perdu, fors l’honneur. »
D. V.
* MEDIAPART. BLOG DOMINIQUE VIDAL. 25 AVR. 2018 :
https://blogs.mediapart.fr/dominique-vidal/blog/230418/contre-l-antisemitisme-avec-determination-et-sang-froid
Qu’alliez-vous faire, Annette, dans cette galère ?
Annette Wieviorka, je vous connais depuis des décennies et j’ai pour vous sincèrement beaucoup d’estime intellectuelle : on compte sur les doigts d’une main les meilleur(e)s historien(ne)s de la Seconde Guerre mondiale et du génocide nazi. Mais...
J’ai écouté en replay le « Téléphone sonne » de France Inter auquel vous avez participé, le 24 avril, avec Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Ayant signé le Manifeste de Val et Valls, vous avez tenté de le défendre. Excusez-moi, mais, franchement, c’était pathétique. [2]
Vous avez, il est vrai, joué de malchance : le premier auditeur vous a interrogés sur le conflit israélo-palestinien. « Stupéfiant », répondez-vous : « Ce n’est pas le sujet. Nous parlons du nouvel antisémitisme et non d’Israël et de l’antisionisme. » Sauf que votre Manifeste parle bel et bien de l’antisionisme, qu’il amalgame scandaleusement avec l’antisémitisme. Sauf que nombre de vos camarades de signature nous expliquent depuis des années que l’antisémitisme tient à l’« importation du conflit israélo-palestinien ». À cette notion d’importation près (un rien complotiste s’agissant d’un pays qui compte, en Europe, le plus de Juifs et de musulmans et se passionne donc naturellement pour le Proche-Orient), il est indéniable que les massacres de Gaza, par exemple, suscitent plus de rage antisémite que tous les Versets contestés du Coran. Surtout quand des dirigeants irresponsables du CRIF justifient les crimes de Tsahal au nom des Juifs de France…
Ces sourates, parlons-en. Votre interlocuteur met « au défi » quiconque d’en citer une seule qui appelle au meurtre des juifs ou des chrétiens. Et d’expliquer l’effort nécessaire de pédagogie pour replacer ces textes dans leur contexte et travailler sur leur interprétation. Un peu larguée, vous avouez : « Je suis très très ignorante en matière de Coran. Je ne vais pas en discuter. » Mais, vous fait-on remarquer, vous avez signé un Manifeste qui en parle ? Alors vous soufflez : « On signe un Manifeste qui est très long. On le signe globalement. Sur chaque point, on pourrait discuter. » Donc c’était un point secondaire ?
Votre épreuve ne s’arrête pas là. Le débat évoque les religions qui, comme le judaïsme ou l’islam, n’ont pas de clergé, pas de Pape. Impossible d’imaginer un Vatican II juif ou musulman. « C’est vrai, reconnaissez-vous, l’islam ne fonctionne pas comme l’Église. Mais les musulmans doivent avoir de l’imagination et trouver leur voie propre… comme Vatican II. »
Votre interlocuteur écartant toute comptabilité morbide des victimes des violences, vous renchérissez : « Pas de comptabilité. » Mais vous ajoutez aussitôt : « Depuis 10-15 ans, les meurtres n’ont visé que des Juifs. » Poliment, Anouar Khbibech vous fait observer – pour la troisième fois, mais jusqu’ici vous ne l’aviez même pas entendu - que Merah a commencé par assassiner un soldat musulman. « Oui, dites-vous, mais dans une série qui aboutissait à tuer des enfants juifs. On n’a pas égorgé un imam dans un mosquée, mais on a égorgé le Père Hamel. On n’a pas tué des enfants musulmans dans une école musulmane. Il y a quand même quelque chose. » Visiblement, chère Annette, vous avez pris de longues vacances à l’étranger en 2015 et 2016. Sinon, vous sauriez qu’un très grand nombre de victimes du Bataclan ou de Nice, entre autres, étaient musulmanes…
Et pourtant vous parlez, peu après, de « terrorisme intérieur et extérieur ». Et vous reprenez : « Il faut comprendre ce qui se passe. Je n’ai pas de réponses. » L’auditeur naïf doit se demander alors ce que vous faites au micro de France Inter et pourquoi vous avez signé le Manifeste. « Que se passe-t-il, poursuivez-vous, pour qu’une frange se revendiquant de l’islam devienne meurtrière. Y a-t-il un lien ou non ? Comment agir si on ne comprend pas ? » Bref, vos formulations se font plus prudentes.
Hélas, un auditrice protestante conteste votre analyse. Vous lui rappelez alors – elle les avait certainement oubliés - les massacres perpétrés contre les Huguenots en France. Et ce souvenir vous arrache une conclusion lamentable. Qui commence bien « Il n’y a pas de religion meurtrière. » Et finit mal : « Mais il y a des périodes où des religions deviennent meurtrières. » Des religions...
Pas un mot de Daech, pas un mot de la ghettoïsation des banlieues, pas un mot des discriminations et du racisme, pas un mot des préjugés racistes et antisémites, pas un mot de l’éclatement des familles et de l’effondrement de l’autorité paternelle, pas un mot de la délinquance petite et grande, pas un mot des crimes crapuleux, pas un mot des troubles psychiatriques qui se généralisent. N’importe quel psy, n’importe quel sociologue, n’importe quel animateur vous diraient pourtant que tous ces ingrédients - et d’autres - entrent, autant que la religion et l’idéologie, dans le terreau de la violence en général et de la violence raciste en particulier - y compris antisémite.
Mon souhait le plus vif, chère Annette : retournez écrire vos excellents livres d’histoire et laissez les Manifestes politiciens aux politiciens…
D. V.
* MEDIAPART. BLOG DOMINIQUE VIDAL. 25 AVR. 2018 :
https://blogs.mediapart.fr/dominique-vidal/blog/230418/contre-l-antisemitisme-avec-determination-et-sang-froid