Si la sexualité a été un continent inconnu du marxisme, il y a longtemps que ce n’est plus le cas [1]. Dans les années 1970 et au début des années 1980, les historiennes lesbiennes/gay ont mis à profit les concepts marxistes et féministes pour retracer l’émergence des identités gay et lesbiennes contemporaines (Fernbach 1981 ; d’Emilio 1983a et 1983b) [2]. Malgré le fait que les catégories du matérialisme historique aient été supplémentées et, dans une large mesure, supplantées par les approches foucaldiennes depuis les années 1980, les analyses produites par la première génération d’historiens et de théoriciens influencés par le marxisme survivent au sein d’une large gamme de positions constructivistes. La plupart des chercheurs et chercheuses – sinon la plupart des lesbiennes et des gays – s’accordaient sur le fait que les identités gay et lesbiennes modernes sont tout à fait singulières et clairement distinctes de toutes les sexualités homoérotiques qui ont existé avant le siècle dernier, et de bon nombre de celles qui existent encore dans diverses parties du monde.
Qu’elles fassent mention de Marx, de Foucault, ou des deux, les analyses historiques de l’identité lesbienne/gay associent l’émergence de cette identité sexuelle au développement des sociétés modernes, industrialisées et urbanisées. Quelques historiens (d’Emilio 1983a) ont mené cette démarche de façon plus ou moins explicitement marxiste en rapportant cette évolution au concept de « capitalisme ». Une telle problématique se retrouve dans le travail de théoriciens et théoriciennes marxistes contemporains (Hennessy 2000 ; Sears 2005). Plus récemment, Kevin Floyd se dit témoin d’une « plus grande ouverture [dans la théorie queer] à un engagement direct avec le marxisme – le pouvoir explicatif du marxisme est désormais reconnu. » (Floyd 2009 : 2).
La recherche critique se montre en revanche plus hésitante à propos des questions qui ne figurent pas dans les études que nous venons de mentionner. Dès lors qu’on a exploré et retracé l’émergence de l’identité sexuelle lesbienne/gay en Europe et aux États-Unis, peut-on en rester là ? Alors que les études sur les communautés LGBT d’Asie et d’Afrique ont proliféré ces dernières années, il n’est pas rare de lire que toutes les sexualités homoérotiques auraient succombé à une identité lesbienne/gay monolithique promue par la mondialisation capitaliste – ce que Dennis Altman dénonce comme le triomphe du « gay mondialisé » (global gay) (Altman 2003). Tout comme l’homo sapiens a été représenté naïvement comme le point culminant de l’évolution biologique, ou la démocratie libérale comme le point culminant de l’histoire humaine, tous les chemins de l’histoire LGBT semblent mener à Castro Street, San Francisco. La théorie queer a parfois essayé de saper les fondements de cette vision monolithique de l’identité gay, en rejetant la focalisation unidimensionnelle sur l’« orientation sexuelle » qui la sous-tend (Seidman 1997 : 195). Mais au-delà de leur éloge (très abstrait) de la « différence », ces chercheurs et chercheuses ne se sont que très rarement confrontés aux problèmes que pose cette historiographie unilatérale eurocentrée des identités LGBT. Dans les termes de Paul Reynolds, ces travaux se sont « concentrés( sur la production sociale des catégories au plan discursif plutôt que sur la causalité matérielle qui a engendré ces catégories, c’est-à-dire la force de contrainte des rapports sociaux de production. » (Reynolds 2003)
Dans cet article, je défendrai que la problématique de l’identité lesbienne/gay telle qu’elle a pris forme depuis les années 1970 dans les milieux LGBT a été déterminée par des facteurs socio-économiques. En outre, je soutiendrai qu’une histoire sociale constructiviste et marxiste [3] permet d’étudier des identités sexuelles distinctes au sein du capitalisme, sans privilégier d’identité particulière, et qu’elle peut cartographier les identités lesbiennes/gay émergentes et les transformations récentes des identités sexuelles en tissant les liens entre ces évolutions identitaires et les stades que traverse le développement capitaliste. Dans ce contexte précis, la théorie marxiste des « ondes longues » (cycles de longue durée) se révèle être un outil précieux. Il s’agit plus précisément des analyses des évolutions récentes du mode de production capitaliste, qui a traversé une longue phase d’expansion jusqu’au début des années 1970 pour entrer dans une longue phase dépressive à travers les récessions des années 1974-75 et 1979-1982 (Mandel 1978 & 1995). Un tel cadre d’analyse pourrait se révéler plus robuste que les théories queer pour aborder ce qui est récemment devenu une préoccupation centrale dans ces théories – la défense de populations LGBT non conformistes ou moins privilégiées face à l’« homonormativité » [4] – et contribuer à la formation d’un anticapitalisme queer.
Le fait de lier l’émergence de ce qu’on pourrait appeler l’identité lesbienne/gay classique à l’apparition d’une force de travail « libre » (salariée) au sein du capitalisme n’a rien de très original. Cette évolution a duré plusieurs siècles et les historiens l’ont globalement considérée comme un processus de longue durée. Mais l’essor de l’identité gay telle que nous la connaissons à une échelle de masse est un phénomène récent, et se compte en décennies plus qu’en siècles. À y regarder de près, la consolidation et la propagation de l’identité gay, et ce spécifiquement au sein de la classe ouvrière, a eu lieu pour une large part au cours de ce que les économistes marxistes désignent comme le long cycle expansif des années 1945-73. À la suite de la répression des années 1930 et 1950 (Chauncey 1994 : 344-346), l’identité gay s’est progressivement popularisée grâce à la prospérité grandissante de la classe ouvrière et de la classe moyenne, catalysée par les changements culturels profonds des années 1940 jusqu’aux années 1970 (depuis les soulèvements de la Seconde guerre mondiale [Bérubé 1993] jusqu’aux radicalisations de masse des années de la nouvelle gauche). L’identité gay a bel et bien été forgée par le régime d’accumulation que certains économistes nomment le « fordisme », et plus spécifiquement par les sociétés de consommation de masse et l’Etat-providence [5]. Le déclin du fordisme a également eu des conséquences pour les identités, les communautés, et les politiques LGBT. Les décennies de récession depuis la crise de 1974-75 ont eu un impact différencié sur les populations LGBT et leurs communautés. D’un côté, les milieux gay marchandisés et les identités sexuelles qui leur sont compatibles se sont développés et consolidés en de nombreux endroits du monde, et ce particulièrement au sein de la classe moyenne. D’un autre côté, cette marchandisation n’a pas eu le même impact sur les styles de vie et l’identité de toutes les populations LGBT. Dans les pays du Sud, les populations paupérisées ne peuvent en fait que rarement accéder à ces espaces gays marchandisés. Dans les pays capitalistes développés, et même si les milieux gays marchandisés sont plus accessibles aux populations LGBT précaires sur le plan économique, les inégalités économiques grandissantes ont coïncidé avec une divergence grandissante dans les vécus des populations en question. Des scènes alternatives de toutes sortes (pas nécessairement moins commerciales) ont proliféré.
Il n’y a bien sûr pas de correspondance mécanique entre développements socio-économiques et changements dans les identités sexuelles, culturelles et politiques. Au sein des communautés LGBT comme dans le reste du monde, on trouve un ensemble cohérent d’institutions qui produisent une idéologie et une identité lesbienne/gay, qui médiatisent les dynamiques sociales et de classe sous-jacentes, et représentent « la relation imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » (Althusser 1971 : 162). Analyser comment toutes ces institutions – des journaux aux magazines, des producteurs de films porno aux collections d’ouvrages, des sites web au chatrooms, des départements d’études lesbiennes/gay aux petites associations commerciales, jusqu’aux clubs de sport, et au-delà – ont joué un rôle idéologique au sein du fordisme et ont eu tendance à changer de fonctionnement au sein du néolibéralisme, supposerait d’embrasser une perspective trop large pour cet article. Néanmoins, il n’est pas un aspect du capitalisme contemporain, culture sexuelle incluse, qui puisse subsister indépendamment du mode de production dans sa totalité ; des changements fondamentaux dans le capitalisme sont repérables, bien qu’indirectement, du point de vue du genre et de la sexualité comme à d’autres niveaux de la totalité systémique (Floyd 2009). Cette approche minimale peut nous donner l’assurance nécessaire pour singulariser des tendances qui correspondent à des changements dans la dynamique de classe dans les communautés LGBT, et ce même en l’absence des médiations nécessaires pour reconstruire ces tendances de façon vraiment exhaustive.
Une large part des institutions qui définissent les communautés LGBT et produisent leur « conscience de soi » ont tendance à reproduire et à légitimer une identité lesbienne/gay en continuité apparente avec celle qui a pris forme dans les années 1970. Mais une analyse même schématique peut montrer que les sous-cultures et identités lesbiennes/gay classiques ont été mises sous pression ou, en tous cas, rendues problématiques de diverses manières par le déclin du fordisme. Tout comme leurs expressions idéologiques et sexuelles, la classe et la réalité sociale des communautés LGBT sont devenues plus fragmentaires et plus conflictuelles. Pour paraphraser la célèbre préface de 1859 de Marx, en dernière instance « le mode de production de la vie matérielle a conditionné le[ur] processus de vie social, politique et intellectuel en général. Le[ur] être social détermine [leur] conscience » (Marx 1968 :182).
Le développement d’une identité queer, en partie conçue en antagonisme avec les identités lesbiennes/gay existantes, fait partie de ces évolutions, tout comme la visibilité de plus en plus grande des identités transgenre et la prolifération d’une variété d’autres identités liées à des pratiques ou rôles sexuels spécifiques. Malgré l’extraordinaire diversité de ces identités, on peut sans peine repérer des points communs entre elles qui les inscrivent dans les formes actuelles du capitalisme. Qu’elles se définissent ou non comme queer, ces identifications répondent au caractère de plus en plus répressif de l’ordre néolibéral, et ce par l’affirmation intransigeante de pratiques sexuelles qui sont toujours – ou de plus en plus – stigmatisées. Elles expriment aussi l’inégalité grandissante et la polarisation du capitalisme néolibéral à travers le refus du conformisme de genre et la mise à nu des différentiels sexuels de pouvoir.
Pour mieux comprendre ces caractéristiques, nous allons d’abord brièvement traiter des fondements matériels de l’identité lesbienne/gay depuis les années 1970, puis des facteurs matériels qui ont provoqué sa fragmentation. Nous verrons ensuite comment les changements économiques ont été idéologiquement médiatisés dans de nouvelles expressions du genre et de l’identité sexuelle, particulièrement au sein des transgenres et des queer dans leur ensemble. Nous discuterons enfin les implications politiques de ces changements et les défis posés aux communautés LGBT du XXIe siècle.
L’identité « gaie » classique
L’identité lesbienne/gay classique – en tant qu’identité irréductible aux autres formes qu’a prises l’homosexualité dans l’histoire humaine –, est (ou a été) le terme consacré aux personnes dont les liens sexuels et émotionnels sont prioritairement dirigés vers les personnes de leur propre « sexe », aux personnes qui ne concluent en général pas de mariage et ne fondent pas de famille hétérosexuelle (contrairement par exemple à des icônes gay tardives comme Oscar Wilde), qui ne changent pas radicalement leur identité de genre en adoptant une sexualité lesbienne/gay (contrairement aux personnes transgenres au sein d’une grande variété de cultures), et chez qui les deux partenaires d’une relation se considèrent comme les membres d’une même communauté lesbienne/gay (une idée bien étrange pour les millions d’hommes autour du monde qui baisent des hommes ou des garçons sans se considérer comme gays, et pour les millions de femmes qui ont les registres d’expériences les moins explicites du « continuum lesbien » [Rich 1983, Wekker 1999] [6]).
Cette identité gay a vu le jour dans les pays capitalistes développés à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, majoritairement au sein des classes moyennes (dont les habitudes de consommation ont joué un grand rôle dans l’accumulation du capital au cours du long cycle expansif de la mi-1890 à la mi-1910). À la même période, la baisse de la natalité et les progrès dans le contrôle des naissances ont fait de la procréation un aspect moins central de la sexualité des classes moyennes – ces évolutions ont clairement favorisé un certain épanouissement du « désir sexuel » et la possibilité de « choisir » l’objet de son propre désir (des relations hétérosexuelles ou homosexuelles). L’importance grandissante de la consommation et du désir ont transformé la façon dont se construit le genre au sein du capitalisme. Ainsi, on a vu le passage d’une conception de la « virilité » et de la « féminité » centrée sur leur caractère inné – et indissociables d’une idée du travail productif comme « masculin » et de la reproduction comme « féminine » – à des notions équivalentes prenant un caractère (selon la terminologie de Judith Butler) plus « performatif » (Butler 1999), pour une plus large part définies par des habitudes de consommation, ainsi que par l’habillement et le comportement (Floyd 2009, p. 57-66). À cette même période, les hommes et femmes de la classe moyenne (et en particulier les femmes actives et diplômées) ont acquis un plus grand capital social et économique, leur permettant plus souvent de vivre indépendamment de leur famille et de défier les conventions.
Comme l’explique le célèbre article de John d’Emilio, le développement capitaliste a ainsi créé les conditions de l’ascension de l’identité gay (D’Emilio 1983a). La naissance d’une « identité gay » a amené avec elle ce que Kevin Floyd a appelé la « réification du désir sexuel » – l’autonomisation du désir en tant que tel comme choix d’un objet sexuel, homme ou femme –, l’expansion rapide, au sein des classes moyennes, de visions médicales puis spécifiquement psychanalytiques de la sexualité (Floyd 2009, p. 43-45, d’après Foucault, 1978, p. 118-123) ; ainsi que dans l’« invention de l’hétérosexualité » et de l’homosexualité comme catégories sexologiques et sociales (Katz 1995). En revanche, et ce longtemps au cours du XXe siècle, la classe ouvrière et les populations pauvres des pays développés ont tenu ferme aux conceptions de la virilité et de la féminité en dépit de conceptions réifiées de la sexualité (Foucault 1978, p. 121). Les hommes de la classe ouvrière, en particulier aux États-Unis, ont continué à entretenir des relations avec des transgenres (fairies) d’une part et, d’autre part, avec des hommes souvent mariés et non-transgenres (Chauncey 1994), ou à avoir des relations sexuelles avec d’autres hommes pour de l’argent ou un bénéfice social sans affirmer d’identité sexuelle distincte. À la même période en Allemagne, une homosexualité définie comme masculine a notamment été promue par des membres de la classe moyenne au sein de la Community Of The Special, alors que les études de Magnus Hirschfeld sur les relations homosexuelles au sein des hommes majoritairement issus de la classe ouvrière l’ont poussé à promouvoir un modèle transgenre de « troisième sexe » (Drucker 1997, p. 37).
Après 1945, le niveau de vie de la classe ouvrière des pays capitalistes a rapidement évolué sous le fordisme, au sein duquel l’augmentation de la productivité a été pour une large part accompagnée d’augmentations du salaire réel (en soutien à la demande effective), et de diverses formes d’assurance sociale amortissant les chocs des périodes de récession. En conséquence, pour la première fois, la masse que représentait la classe ouvrière – ce que d’Emilio, d’après Marx, nomme la force de travail « libre » –, les étudiants et d’autres couches sociales ont pu vivre indépendamment de leur famille et donner une plus grande place à leur « choix d’objet » (ou leur « orientation sexuelle ») dans leur vie et dans leur identité.
Les structures familiales de la classe ouvrière et les rôles genrés ont aussi changé. Pour la première fois depuis la moitié du XIXe siècle – alors que le salaire de soutien de famille était devenu un idéal chéri, et parfois une réalité pour de larges segments de la classe ouvrière – la Seconde guerre mondiale a fait du travail salarié une chose au moins temporairement normale même pour des femmes respectables des classes ouvrière et moyenne. Cette évolution a remis en cause la division genrée du travail qui était caractéristique de l’hétérosexualité et de l’homosexualité de la classe ouvrière au cours des premières décennies du XXe siècle. La preuve négative de cette évolution aux États-Unis et aux Pays-Bas, c’est que les communautés et organisations lesbiennes/gay émergentes ont tendanciellement réprimé la féminité des gays et la masculinité des lesbiennes (Warmerdam et Koenders, 1987, p. 125, 153, 169, Floyd 2009, p. 167-168). Au même moment, la hausse des financements de l’éducation et l’expansion de la sécurité sociale (dans les pays développés au moins) ont réduit la dépendance économique des jeunes et/ou étudiants envers leurs parents, celle envers le conjoint ou la conjointe pour le paiement du loyer, et celle envers les enfants pour se préserver d’une vieillesse pauvre. Le plein emploi signifiait une recrudescence d’opportunités de travail pour des personnes qui était auparavant marginalisées.
La combinaison de possibilités économiques accrues et une reconfiguration des rôles de genre dans les années 1950 et 1960 ont aidé une masse d’individus toujours plus large à former une culture sexuellement hédoniste, et ce au-delà de la classe moyenne non conformiste des années 1910 et 1920. Au sein de cette culture hédoniste, il est devenu possible pour une minorité grandissante de former des relations et des réseaux homosexuels. Alors que « la consommation de masse dans le fordisme constituait, avant tout, la tentative de sécuriser une vaste et stable accumulation de capital », la diversification du marketing destiné au consommateur qu’elle a générée a créé « une circulation clandestine d’images homo-érotiques dans un ‘réseau gay [et lesbien] de moins en moins clandestin’ » (Floyd 2009, p. 174).
Toutefois, les contraintes de la loi, de la police, des employeurs, des propriétaires, et une pression sociale de toutes sortes étaient toujours là, empêchant les gens de vivre leur identité lesbiennes/gay au grand jour. Les mouvements lesbiens/gay des années 1960 et 1970 se sont rebellés contre ces contraintes, inspirés par une vague d’autres révoltes sociales : des Noirs, de la jeunesse, des pacifistes, des féministes et (au moins dans quelques pays Européens) de la classe ouvrière (D’Emilio, 1983b). Alors que les groupes lesbiens/gay de la première heure avaient travaillé à discipliner les normes de genre de leurs membres (en restreignant la féminité des gays et la masculinité des lesbiennes), la seconde vague du féminisme a cherché à domestiquer les tendances butch/femme qui jouissaient encore d’une vaste hégémonie dans les souscultures lesbiennes des années 1950 (ou tout au moins, les ont-elles transformées en un « jeu clandestin ») (Califa 2003, p. 3).
Les premières victoires légales lesbiennes/gay des années 1970 ont rendu possible l’émergence de communautés lesbiennes/gay/bisexuelles (LGB) ouvertes et à une échelle de masse au sein des pays développés, et ce pour la première fois dans l’histoire. Parmi les préconditions nécessaires à cette émergence, on a noté la progression générale des niveaux de vie et le renforcement de la sécurité économique, ayant rendue possible l’autonomie de vies lesbiennes/gay ; s’ajoute à cela le fait que des millions de personnes qui sont sorties du placard autour des années 1970 manifestaient une certaine homogénéité sociale, à cause des liens générationnels du baby boom, tout comme de la résorption des divisions économiques dans les années 1950 et 1960, de sorte qu’existaient moins de limites à un sentiment d’identité commun ; enfin, il faut considérer un climat politique et culturel favorable.
L’homogénéité des communautés lesbiennes/gay était évidemment relative. Les disparités de genre et de classe existaient toujours. La facilité avec laquelle gays et lesbiennes parvenaient à coexister dans les premières années de la « libération sexuelle » n’a duré que jusqu’au moment où les femmes en ont eu assez du traitement qu’elles recevaient de la part des hommes gays. Même si les normes de genre sont devenues plus souples au cours des années 1960 et 1970, cela n’a mené à une véritable dévaluation de la masculinité et de la féminité qu’au sein d’une critique féministe radicale, qui n’a jamais été hégémonique (Floyd 2009, p. 77-79). Par ailleurs, même au sein de la nouvelle gauche, la contreculture portant un regard critique sur le genre coexistait avec des postures tiers-mondistes machistes (Floyd 2009, p. 168-169.). Le racisme est resté une réalité. Les disparités sociales qui existaient dans les années 1970 sont devenues plus importantes au cours des années 1980 et 1990, pour des raisons toutefois plus profondes que celles d’un inévitable retour à l’ordre.
Les gays dans l’économie postfordiste
Le long cycle récessif qui a commencé dans les années 1974-1975 a suscité une offensive néo-libérale dès la fin de la décennie. Pour le dire schématiquement, cette offensive comportait : un changement dans les techniques de production vers un modèle « toyotiste » à flux tendu ; la globalisation économique, la libéralisation et la dérégulation, tirant parti des nouvelles technologies qui « accéléraient la cadence et dispersaient l’espace de la production » (Hennessy 2000, p. 6) ; la privatisation de nombreuses entreprises publiques et services sociaux ; un accroissement de la richesse et du pouvoir du capital au détriment du travail ; un accroissement des inégalités dans de nombreux pays (par la crise de la dette et les politiques d’ajustement structurel), et entre les pays (par les « réformes » réactionnaires de la fiscalité, de la redistribution et contre les syndicats), de même que la consommation de produits de luxe remplaçant progressivement la consommation de masse comme moteur de la croissance économique. Cette offensive, parmi d’autres choses, a fragmenté l’unité des classes ouvrières mondiales. De grandes différences ont refait surface entre les travailleurs mieux et mal rémunérés, entre les salariés à plein-temps et les intérimaires, les Noirs et les Blancs, les « natifs » et les immigrés, les salariés et les chômeurs [7]. L’atténuation des différences de salaire et de sécurité de l’emploi au sein des classes ouvrières nationales dans les années 1960, qui étaient la toile de fond de l’émergence de l’identité lesbienne/gay, est ainsi devenue une chose du passé.
L’un des facteurs qui ont compliqué l’offensive néolibérale résidait dans la difficulté de faire marche arrière sur quelques-uns des acquis des mouvements noirs, féministes et gays/lesbiens. Les contradictions de ces mouvements au temps de l’affaiblissement de la classe ouvrière et de l’accroissement des inégalités ont été manipulés dans les débats idéologiques des années 1980 et 1990. L’égalité des femmes et l’égalité raciale sont devenus des lieux communs politiques de plus en plus établis (au moins sur le plan rhétorique), alors qu’au même moment les politiques redistributives et contracycliques, bien moins controversées quarante ans auparavant, étaient écartés comme des éléments dépassés et contreproductifs (jusqu’à ce que la crise de 2008 ne nécessite une redistribution massive de la richesse vers les plus grandes banques du monde et d’autres politiques de « relance »).
Mais quel a été l’effet de tout cela sur les populations, sur les mouvements, et sur les communautés LGBT ? La fin du long cycle expansif du fordisme n’était pas une mauvaise nouvelle pour tout le monde, et particulièrement pas pour toutes les populations LGB. Tout particulièrement pour les quelques sections de la classe moyenne et de la classe ouvrière supérieure qui ont prospéré dans les années 1980 et 1990, spécifiquement mais pas exclusivement dans les pays capitalistes développés, les scènes gay commerciales ont continué de s’étendre, et par là, de renforcer l’identité lesbienne/gay (Altman 1982, p. 79-97).
Les identités lesbiennes/gay favorisées par le marché ont prospéré dans les espaces commercialisés, par l’émergence de foyers à double revenu chez les gays aisés et dans une mesure moindre chez les lesbiennes, et généralement au sein d’un espace public tolérant – ménagé par les victoires des mouvements lesbiens/gays. Les nombreuses lesbiennes et gays aux revenus relativement supérieurs, qui ont bénéficié à la fois de succès économiques et de réformes légales ont de quoi se réjouir des progrès qu’ils ont accompli : « dans un brownstone, blotti contre un compagnon disposant d’une assurance santé, devant une vidéo de Melissa Etheridge sur MTV, en feuilletant les pages de Out magazine et en sirotant un Absolut Tonic, le capitalisme peut-être assez confortable » (Gluckman et Reed 1997, p. XV.). Alors que les rapports sociaux au sein du capitalisme sont globalement réifiés – faussés de telle manière que les relations entre les gens sont perçues comme des relations avec ou même entre des choses – le basculement qui s’est opéré au sein du néolibéralisme vers une croissance économique fondée exclusivement sur la surconsommation de la classe moyenne a placé à un niveau inouï la réification des rapports humains parmi les bénéficiaires des politiques néolibérales. Cela s’est notamment appliqué aux relations sexuelles et émotionnelles des gays et lesbiennes de la classe moyenne.
Les années 1970, 1980 et 1990 ainsi que la première décennie du nouveau millénaire sont une période au cours de laquelle les identités et communautés LGBT explicites ont gagné davantage d’importance dans une grande partie du monde dépendant, d’abord en Amérique latine et plus tard dans de nombreux pays asiatiques et africains. Étant donné que les pays dépendants ont spécifiquement pâti du déclin du fordisme, les communautés et identités y ont pris des formes très différenciées (Drucker 2009, p. 826-828). La période de croissance ralentie et la réaction néolibérale dans les pays du Nord furent une période de crise dévastatrice et cyclique dans de nombreuses régions du Sud même avant la crise généralisée de 2008 (notamment en Amérique latine après 1982, au Mexique après 1994, presque partout en Asie du Sud-Est après 1997, pendant de nombreuses années au Brésil après 1998, et presque partout en Afrique). Mais cela n’a pas empêché la progression des classes moyennes au Sud, dont les revenus dépassaient de loin les salaires médians de leurs pays, classes intégrées au capitalisme consumériste global – capitalisme consumériste gay inclus.
Les identités lesbiennes/gay commercialisées et orientées vers l’Occident semblent avoir dans ce contexte un rapport complexe et contradictoire avec les autres homosexualités qui coexistent avec elles dans le monde dépendant. « Gay » et « lesbienne » sont en quelque sorte encore des concepts euro- ou américano-centriques de la classe moyenne ou de la bourgeoisie, même s’ils fournissent aussi un référentiel pour les luttes d’émancipation sexuelle (Altman 2000, Oetomo 1996, p. 265-268).
Dans les pays capitalistes dépendants comme développés, la domination des identités gay dans les communautés LGBT s’est étendue au-delà des couches sociales les plus privilégiées au sein desquelles les vies s’adaptent le plus adéquatement à ces identités. Les média LGBT des pays dépendants ont souvent recours aux média lesbiens/gay des métropoles capitalistes pour obtenir leurs contenus et leur imagerie (Drucker 2000a). Dans les pays capitalistes développés, malgré la prolifération des sites internet et des magazines qui représentent les identités et les souscultures des minorités au sein des minorités, les livres, périodiques et vidéos qui circulent le plus sont tendanciellement ceux qui sont liés au nouveau mainstream gay où la classe moyenne est majoritaire. Même ceux qui sont le moins dotés économiquement pour accéder à la scène gay commerciale sont forcés de la côtoyer pour y rencontrer des partenaires de court ou long terme ; plus fondamentalement, même les personnes célibataires ou monogames qui ne sont au moins temporairement pas sur le marché de partenaires sexuels/affectifs se définissent toujours tendanciellement au prisme des catégories culturellement hégémoniques de lesbienne, gay, bisexuel, ou straight. Même les queer et transgenres pauvres dont les vies sont les plus éloignées des images du mainstream gay incorporent parfois des aspects de la culture gay mainstream dans leurs aspirations et fantasmes, construisant pour partie leur identité depuis des images qui peuvent être adaptées et empruntées à des réalités sociales très différentes.
Cette hégémonie de l’identité lesbienne/gay sur la plus grande partie du monde LGBT, et la coexistence physique de personnes LGBT socialement disparates dans les espaces lesbiens/gay offre des arguments à ceux qui minorent l’importance des questions de classe dans les communautés LGBT – qui sont effectivement « mixtes » de ce point de vue (Seidman 2011). Il est vrai que la ségrégation de classe qui caractérisait les scènes LGBT du XXe siècle naissant s’est relâchée pendant le fordisme. Mais les ressemblances culturelles et les relations transclasses ne font pas de l’identité et des espaces lesbiens/gay des espaces « sans classes », pas plus que l’existence de relations sexuelles entre maîtres et esclaves signifiait que l’esclavage était sans conséquence. Les récits unilatéraux du mode de vie gay restituent tendanciellement l’image d’une expérience riche en ressources économiques et sociales, privilégiée, et promeuvent une telle expérience comme un scénario normatif d’après lequel la vie gay devrait être conçue et vécue (Heaphy 2011). Les espaces lesbiens/gay ne sont pas des îlots, mais sont fortement influencés par les structures de classe des sociétés qui les environnent : des recherches sur l’éducation des jeunes LGBT en Grande Bretagne par exemple, identifient « la classe sociale comme axe de pouvoir qui positionne les LGBT inégalement et inéquitablement » (McDermott 2011, p. 64). Plus avant, et ainsi que le démontre notre prochaine section, la fragmentation des scènes LGBT au cours des dernières décennies a également une dimension de classe.
Dans les centres comme aux marges du système capitaliste mondial, trois aspects de l’identité lesbienne/gay qui se sont stabilisés dès le début des années 1980 coïncident bien avec le nouvel ordre néolibéral émergent : l’auto-définition de la communauté comme minorité stable, sa tendance grandissante à la conformité de genre, la marginalisation de ses propres minorités sexuelles.
L’auto-définition des lesbiennes et des hommes gay comme groupe minoritaire, qui s’est fondé sur la réification du désir sexuel qui a progressivement consolidé les catégories de gay et de straight au cours du XXe siècle, ont en même temps exprimé un fait social profond relatif à la vie lesbienne/gay telle qu’elle a spécifiquement pris forme au sein du néolibéralisme. Dans la mesure où les lesbiennes et les gays ont été progressivement définis comme des individus occupant un certain espace économique (fréquentant certains bars, saunas et boîtes, dirigeant des commerces, et aux États-Unis au moins, vivant dans certains quartiers) ils ont été encore davantage ségrégués qu’auparavant, plus clairement démarqués d’une majorité définie comme straight. Le fait est qu’une proportion non négligeable de ceux qui fréquentaient bars et saunas avaient toujours un pied dans le monde straight, et étaient même parfois mariés avec enfants, ce qui demeurait un secret ouvert, mais un secret que peu de gens révélaient au grand public ; ils étaient parfois perçus comme des individus qui étaient encore à moitié « dans le placard », avaient tendance à garder une certaine discrétion pour éviter des situations embarrassantes, et occupaient dans la plupart des cas une place marginale dans le développement de la culture lesbienne/gay. Le fait que les gens aient continué à faire leur coming-out et à rejoindre la communauté à tous âges – ou aient parfois formé des couples hétérosexuels à un âge avancé et par conséquent, se soient progressivement retirés de la communauté – n’en était pas plus visible.
La tendance à questionner les catégories de l’hétérosexualité et de l’homosexualité, à mettre l’accent sur la fluidité de l’identité sexuelle et à spéculer sur l’universalité de la bisexualité – tendance propre à de nombreux théoriciens pionniers de la libération lesbienne/gay – a fini par s’évanouir au fil du temps, alors que la réalité matérielle de la communauté est devenue plus dure. Les mouvements pour les droits lesbiens/gay ont, par là, moins couru le risque d’apparaître sexuellement subversifs du point de vue de l’ordre sexuel du capitalisme genré.
Le déclin des identités butch/femme chez les lesbiennes et de la camp culture chez les hommes gay a aussi contribué à renforcer les barrières de genre qui demeurent centrales dans les sociétés capitalistes. Les drag queens qui, se rebellant contre le durcissement de la discipline de genre dans l’après-guerre, avaient joué un rôle déterminant dans la révolte de Stonewall en 1969, se sont rendues compte que la tolérance accordée aux lesbiennes et aux gays en général à partir des années 1970 est allée de pair avec une régression de la tolérance des espaces lesbiens/gays pour la non-conformité de genre. Dans la communauté moins massive de la période qui a immédiatement suivi Stonewall, les hommes gays et les lesbiennes non conformistes, moins aptes ou moins enclins à se cacher, formaient une plus grande proportion du milieu lesbien/gay visible. Alors que les communautés lesbiennes/gay s’étendaient, l’afflux de lesbiennes et d’hommes gays à l’apparence plus « normale » a éclipsé l’importance des transgenres. S’ajoute à cela le fait que les rôles de genre les moins polarisés dans la culture au sens large, qui avaient initialement facilité l’émergence d’identités lesbiennes/gay, restreignaient désormais l’espace disponible pour les polarisations de genre plus affirmées des identités lesbiennes et gay. Même si l’assouplissement temporaire des normes de genre dans les années 1960 avait créé un espace pour le brouillage des masculinités et des féminités, le drag pleinement assumé semblait souvent relever de l’anomalie et même provoquer l’embarras dans le contexte des années 1970, et de la vogue de l’imagerie androgyne.
Les communautés LGB ont donc « adopté » des identifications qui plaçaient toujours davantage les transgenres – dont les communautés avaient précédé l’existence des nouvelles identités lesbiennes/gay depuis des millénaires – et autres non-conformistes visibles aux marges sinon complètement hors-circuit. Ce que Kevin Floyd exprime comme « l’incertitude radicale de notre temps, relative au fait que la pratique sexuelle masculine gay féminise nécessairement les hommes qui y sont engagés » (Floyd 2009, p. 64) ne rend pas justice aux configurations historiques qui s’établissent entre genre et sexualité – au sein d’une totalité capitaliste qui n’est ni statique ni uniforme, mais plutôt fortement différenciée en termes de périodes, de classes, de genres, et de processus de développement inégaux et combinés. Nous avons par exemple vu que la sexualité transgenre était plus commune dans la classe ouvrière que dans la classe moyenne dans les pays développés au début du XXe siècle, comme c’est toujours le cas dans certaines régions du monde dépendant. La fin des années 1970, à l’orée de la transition du fordisme au néolibéralisme est le moment précis où l’espace des sexualités transgenres a atteint son point le plus faible historiquement dans les pays développés (d’où l’incertitude radicale de Floyd).
Alors que la sexualité masculine gay a été masculinisée et le lesbianisme féminisé, la centralité accrue de la consommation dans l’identité LGB a eu des effets sur les pratiques sexuelles – certains de ces effets étant déjà apparents à la fin des années 1970 et au début des années 1980, d’autres n’ayant émergé que dans les années 1990 ou plus tard. Il est évident que ces changements ne reflétaient pas un changement de direction spontané dans tous les désirs ou pratiques sexuels des LGBT. Le désir individuel et la psychologie sont plus résilients que cela et sont formés par une vie entière ; ils ne sont pas totalement malléable au gré des développements sociaux survenus dans les deux dernières décennies. Parfois, les modes érotiques ont des raisons plus superficielles que celles des changements socio-économiques profonds, et il serait erroné de chercher à tout déduire des transformations systémiques. Mais alors que les identités et l’imagerie sexuelles ont pris des formes plus inégalitaires et polarisées en termes de genre, et ce au moment même où les sociétés subissaient elles-mêmes une progression des inégalités à la fois brutale et de longue durée, il serait improbable de rejeter la corrélation dans l’ordre de la coïncidence.
Quoiqu’il en soit, alors que le déclin du fordisme a placé les programmes de l’État-providence sous pression, un regain d’insistance sur la centralité de la famille dans la reproduction sociale a ralenti le processus de « dépérissement » des normes de genre qui avait caractérisé les années 1960. Ce tournant conservateur à l’échelle de la société entière a été accompagné d’un basculement, chez les hommes gay, de l’imagerie globalement androgyne et occasionnellement transgenre du début des années 1970 vers la culture « clone », plus masculine, qui a pris pied dès le début des années 1980. Les formes de « présentation de soi » féminines que les lesbiennes féministes commencèrent par rejeter gagnèrent alors en popularité et en acceptabilité chez les lesbiennes lipstick au cours des années 1990 – une « célébration de la féminité » qui pouvait « renforcer les rôles de genre traditionnels et les valeurs d’une féminité convenable » (Rubin 1992, p. 214). Un tel degré, plus élevé, de conformité au sein des LGB, a facilité leur incorporation dans l’ordre social et sexuel promu par le néolibéralisme.
Un tel conformisme a représenté un compromis confortable pour un nombre grandissant de gays et lesbiennes qui menaient des carrières professionnelles, commerciales ou politiques dans différentes sociétés capitalistes, sans avoir nécessairement à cacher ou renoncer à leur sexualité mais plutôt à ne pas trop l’« afficher ». Même la classe moyenne lesbienne/gay qui vivait de commerces ou d’associations gay – dont la plupart était loin de compter parmi les véritables vainqueurs de la bataille économique des décennies précédentes, mais qui étaient tendanciellement représentés par ceux qui, parmi eux, l’étaient – favorisait en général le caractère inoffensif des expressions communautaires LGB. D’autres membres de la classe moyenne lesbienne/gay faisant carrière dans des entreprises ou d’institutions mainstream choisissaient, eux, de faire barrage aux expressions de la communauté lesbienne/gay qui risquaient de les isoler au sein de leur classe sociale. Beaucoup d’entre eux désiraient poursuivre leurs carrières dans des entreprises et institutions straight, en minimisant ou occultant leur « différence » avec les hétéros de classe moyenne, tout en restant transparents sur leurs relations homosexuelles – ceux qui s’engagent dans des mariages hétérosexuels pour dissimuler leur homosexualité sont de plus en plus rares.
Cette couche professionnelle a constitué la base sociale la plus stable pour les courants les plus modérés des mouvements LGB, qui ont souvent vu le mariage homosexuel comme le point culminant du processus d’émancipation des gays. Et, de fait, le mariage homosexuel et le droit à l’adoption peuvent bien constituer le point culminant de l’intégration de quelques membres de la communauté LGBT dans l’ordre productif et reproductif du capitalisme genré. Paradoxalement, alors que le néolibéralisme a, à bien des égards, sapé la domination visible et directe des femmes et des filles par les maris et les pères au sein du régime fordiste originel (Brenner 2003, p. 78-79), les coupes néolibérales dans les services sociaux, en privatisant l’accès aux ressources de base, ont rétabli la centralité de l’entité familiale dans la reproduction de la force de travail. Alors que le mariage homosexuel légal ou les Pactes civils de solidarité (Pacs) peuvent, dans ce cadre, assurer de nouveaux bénéfices pour les lesbiennes et gays de la classe moyenne ou de la classe ouvrière privilégiée, pour ceux qui dépendent le plus de l’État providence dans des pays comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas, la reconnaissance légale de ces unions peut conduire à des suppressions de prestations (Browne 2011).
Alors que le nombre d’enfants élevés au sein de foyers homosexuels a augmenté, le mariage homosexuel et l’adoption peuvent à leur tour servir à légitimer et à réguler le rôle grandissant que les couples lesbiens et gay jouent dans la production, la consommation, et la reproduction sociales. Il reste que l’émergence de familles nucléaires homosexuelles redéfinit et même renforce plus qu’elle ne rend caduque la division gay/straight, étant donné que la façon dont les lesbiennes et les gays constituent des foyers avec enfants (par le don de sperme, l’adoption, la séparation de familles straight, ou autres trajectoires) reste forcément différente du mode opératoire des hétéros.
Au XXIe siècle, un facteur idéologique a joué un rôle crucial dans l’intégration des lesbiennes/gay au sein de l’ordre néolibéral : l’instrumentalisation des droits lesbiens/gay au service d’idéologies impérialistes et islamophobes, que Jasbir Puar a caractérisées comme relevant d’un « homonationalisme » (Puar 2007, p. XXIV, 38-39.). Dans des pays comme le Danemark ou aux Pays-Bas (Mepschen & al. 2010) (en particulier, mais pas seulement), où les droits relatifs aux unions homosexuelles et le racisme anti-immigrés sont fortement développés, cet homonationalisme a été déterminant dans la consolidation comme dans la domestication de l’identité lesbienne/gay.
Les racines matérielles des identités alternatives
L’uniformité apparente de la culture lesbienne/gay au milieu des années 1970 a en réalité favorisé la dissimulation des fractures sociales et économiques apparues au sein des LGB. En conséquence, les identités lesbiennes/gay qui avaient pris forme en Amérique du Nord et en Europe occidentale jusque dans les années 1970 furent contestées et fragmentées au cours des décennies suivantes, bien qu’à des degrés différents. Les identités sexuelles et de genre alternatives ont proliféré, plus ou moins à l’écart de la scène commerciale mainstream. Quelques-unes, et bien moins que la totalité de ces identités alternatives, mettaient en crise les paramètres fondamentaux de la division gay/straight qui s’est consolidée tout au long du XXe siècle.
Au contraire de ce qu’affirme la rhétorique homophobe néoconservatrice, les couples aisés exhibés sur les pages des magazines de luxe n’on jamais été typiques de la communauté LGBT en général. Des données recueillies dans les années 1990 à l’occasion du grand sondage du US National Opinion Research Center suggèrent que les femmes lesbiennes et bisexuelles étaient encore moins susceptibles que d’autres femmes d’obtenir des emplois techniques ou qualifiés et surreprésentées dans les emplois de service, de conception ou d’exécution automatisée. Quant aux hommes gays ou bisexuels, ils se révélaient plus susceptibles que d’autres hommes d’occuper des emplois qualifiés/techniques, de vente, administratifs ou de services, et moins susceptibles d’occuper des de direction (Badgett 1997, p. 81). Les contraintes hétéronormatives de nombreux secteurs économiques – c’est-à-dire les pressions à la soumission aux normes hétérosexuelles – semblent pousser de nombreux « travailleurs faiblement rémunérés […] à accepter un salaire plus bas que celui qu’ils recevraient ailleurs en échange du confort relatif de travailler dans un environnement queer » (Sears 2005, p. 106).
Quelles qu’en soient les raisons (une capacité ou une volonté moindre de se soumettre à des attentes genrées au travail, des segments du marché du travail plus compétitifs, la discrimination), le résultat net (en contradiction avec ce qu’affirment sans fondement non seulement les idéologues homophobes mais aussi quelques publications gay) est que, au moins aux États-Unis, les hommes gays comme les lesbiennes ont été sous-représentés dans la haute fourchette des salaires (soit des revenus par foyer de l’ordre de 50 000 $ ou plus), alors que les hommes gay en particulier ont été surreprésentés dans la fourchette des bas salaires (soit des revenus par foyer de l’ordre de 30 000 $ ou moins) (Badgett et King 1997, p. 68-69). Une étude plus récente a montré que les hommes en couple homosexuel gagnaient considérablement moins en moyenne que leurs « équivalents » hétérosexuels en 2005 (43 117 $ contre 49 777 $) ; alors que les femmes en couple homosexuel gagnent en moyenne davantage que les femmes hétérosexuelles mariées, leur revenu est évidemment inférieur à celui des hommes (Romero & al. 2007, p. 2, cité dans Wolf 2006, p. 241). Les transgenres sont les moins biens lotis : une étude de 2006 a montré qu’à San Francisco, 60 % d’entre eux gagnaient moins de 15 300 $ par an, 25 % avaient des emplois à plein temps, et près de 9 % n’avaient aucune source de revenu (Transgender Law Center 2006, cité dans Wolf 2009, p. 147).
L’expansion des communautés LGBT centrées sur les espaces gay marchandisés n’a pas amélioré la situation des LGBT aux faibles revenus. Au contraire, comme l’a relevé Jeffrey Escoffier, « le marché gay, comme tous les marchés en général, segmente tendanciellement les communautés lesbienne et gay par salaire, par classe, par race et par genre » (Escoffier 1997, p. 131). Ceci est particulièrement vrai pour les couples homosexuels, particulièrement pour les couples homosexuels élevant des enfants, étant donné que deux femmes vivant ensemble cumulent les désavantages économiques qu’elles subissent isolément en tant que femmes. Les LGBT sont par ailleurs plus enclins à être coupés de réseaux familiaux de soutien et, le « filet protecteur » que constitue la sécurité sociale s’étant effiloché, les inégalités résultant des différentiels de salaire les ont affectés avec une singulière intensité (Jacobs 1997).
Dans le monde capitaliste, l’État-providence a été mis en pièces, les syndicats ont été affaiblis, et l’inégalité s’est enracinée. Dans un tel contexte, la polarisation au sein des communautés LGBT s’est renforcée. Les LGB aux faibles revenus, les transgenres, la jeunesse des rues, et les LGBT non blancs ont subi une véritable offensive ces dernières décennies, alors que les attaques visant les pauvres et les minorités se sont multipliées, que le racisme a encore gagné en intensité aux États-Unis, et que de nouvelles formes de rejet des Noirs et des communautés issues de l’immigration (en particulier musulmanes) sont apparues dans les pays européens. Les jeunes LGBT et les travailleurs du sexe ont été des privilégiées d’une nouvelle législation répressive (Sears 2005, p. 103). Dans ce contexte, ce qui a caractérisé la polarisation de classe au sein des LGBT, c’est l’importance plus grande donnée à des identités et des pratiques sexuelles explicitement axées sur les différences de genre, de pouvoir et sur le jeu de rôle.
L’une des premières mutations remarquables dans l’identité LGBT qu’a accompagnée le néolibéralisme, c’est sans doute tout ce qui a rapport avec les tendances SM et leather dans la culture « clone », plus masculine, qui s’est établie chez les hommes gay au début des années 1980. Bien que le premier leather bar pour hommes gay de New York ait ouvert en 1955, et que nombreux autres aient ouvert au début des années 1970, ce n’est qu’à partir de 1976 que la leather culture est devenue un sujet d’attention et de débat dans la communauté plus étendue des lesbiennes/gay (Rubin 1982, p. 219, Califia 1982, 280, p. 244-248). Très tôt, le SM a été « lié à l’homosexualité masculine dans les années 1980, aussi fermement que le caractère efféminé et la déstabilisation des rôles de genre l’était dans les années 1960 et au début des années 1970 » (Altman 1982, p. 191), alors que des clubs SM de New York comme Mineshaft sont devenus « une arène pour la masculinisation de l’homme gay » (Tattleman, cité dans Moore 2004, p. 20).
Paradoxalement, alors que les divisions entre top et bottom (qui auraient été, dans les décennies passées, largement rejetées sur la base de la lutte pour l’émancipation) sont devenues acceptables et largement prégnantes, la quasi-totalité des hommes de la scène clone ont été masculinisés dans le processus. C’était comme si le SM, tout en célébrant la « différence et la puissance », servait, selon le terme de Dennis Altman, de rituel de « catharsis », comme façon de performer et d’exorciser la violence et l’inégalité grandissantes présente dans tout le reste de la société (Altman 1982, p. 195). Comme l’a exprimé Gayle Rubin : « classe, race, ou genre ne déterminent ni ne correspondent aux rôles adoptés dans le jeu S/M » (Rubin 1982, p. 222).
Au début des années 1980, des sexualités divergentes d’une certaine « norme » féministe (ou perçue comme telle) ont aussi affecté la culture féministe lesbienne – culture féministe lesbienne qui, en un sens, représentait déjà une sexualité divergente dans les années 1970. C’est un fait que les lesbiennes trouvent moins leur place dans les scènes gays/lesbiennes commerciales et soutiennent davantage les scènes alternatives. Bien qu’il existe, comme chez les gays, des lesbiennes membres de la classe moyenne ou bourgeoise, les femmes qui s’évertuent à vivre indépendamment des hommes ont des revenus en moyenne plus faibles et sont plus généralement membres de la classe ouvrière ou des couches sociales paupérisées.
Mais alors que, dans les années 1970, les féministes lesbiennes avaient fait pression sur les femmes pauvres ou membres de la classe ouvrière pour qu’elles abandonnent les relations butch/femme – une forme de « lesbianité » pourtant ancrée dans des décennies d’histoire – un certain nombre de lesbiennes a commencé dans les années 1980 à défendre le modèle butch/femme avec vigueur (Nestle 1989, Hollibaugh et Moraga 1983, p. 397-404). Presque au même moment, un certain nombre de lesbiennes a pris part à la culture SM de façon significative, en particulier à San Francisco. Ces évolutions ont été contemporaines d’un bouleversement général au sein du monde lesbien, lié aux conflits entre se définissant soit comme « anti-pornographie », soit comme « pro-sexe » (Vance 1984, Linden & al. 1982, Califia 1982, p. 250-259).
La question la plus brûlante des « sex wars » était, pour le dire brièvement, celle du sexe intergénérationnel, qui fut le sujet d’une confrontation majeure durant l’organisation de la première marche nationale pour les droits lesbiens/gay aux Etats-Unis en 1979. Allant au-delà de préoccupations légitimes relatives à la coercition et à l’abus d’autorité, quelques tendances ont perçu les différences de pouvoir entre adultes et jeunes comme des obstacles à la possibilité d’une sexualité consentante [8]. Quoiqu’il en soit, la nature explosive de cette question l’a rapidement placée au-delà de l’espace de la discussion.
Avec le recul, on peut dire que la culture clone, le lesbianisme lipstick et les sex wars des années 1980 n’étaient que la phase initiale d’une fragmentation de long-terme de l’identité LGBT. Le raffermissement du reaganisme et du thatchérisme au milieu des années 1980 a coïncidé, pour les LGBT, avec le déferlement de l’épidémie du VIH, traumatisme vécu comme une rupture générationnelle. Alors qu’un certain nombre d’hommes qui ont survécu à l’épidémie a suivi une trajectoire auparavant empruntée par la classe moyenne straight de la génération des baby-boomers, de nombreux jeunes arrivés à majorité à l’ère du VIH et du néolibéralisme on trouvé davantage d’obstacles pour accéder à la classe moyenne.
Au milieu des années 1980, un milieu queer a commencé à émerger, composé pour une grande part de jeunes victimes de la progression des inégalités sociales et des restructurations économiques du moment (Drucker 1993, p. 29). Dans ce contexte, plus les salaires de ces jeunes queer étaient faibles et moins grandes étaient leurs chances d’obtenir un emploi stable, moins cette population allait se résoudre à s’identifier avec ou à vouloir être membres de la communauté lesbienne/gay qui avait émergé depuis les années 1960 et 1970. « Les bouleversements économiques […] ont produit davantage de travail contractuel à mi-temps, en particulier pour la jeunesse, ce qui a placé bon nombre d’entre eux dans l’incapacité de trouver une place dans la classe moyenne gay établie d’alors » (Patterson 2000).
En premier lieu dans les pays capitalistes développés et anglophones – pays développés où la polarisation de classe est la plus ample – la jeunesse queer a résisté à la culture disco, aux ghettos formés autour des bars, et aux formes de ségrégation habituellement du registre des minorités ethniques. Des queers qui se définissaient comme tels ont résisté « au confort de la périphérie sociale – dans les ghettos » (Seidman 1997, p. 193 ; Drucker 1993, p. 29). Les scènes queer anglophones ont été, d’une certaine manière, relayées par les queers des milieux squat d’Europe de l’Ouest continentale. Cette génération avait également grandi au sein de structures familiales beaucoup plus diverses et versatiles, ce qui a rendu le projet de modeler les foyers lesbiens/gay d’après les foyers straight traditionnels encore plus improbable pour eux. Dans un certain nombre de milieux jeunes et rebelles, les catégories de sexe et de genre sont devenues plus fluides que d’ordinaire dans les scènes mainstream straight, gays et lesbiennes.
L’émergence d’un milieu queer faisait le lien entre la marginalisation économique et l’aliénation culturelle, rendant dans tous les cas difficile d’établir dans quelle mesure le choix d’un style de vie queer contribuait à une pauvreté plus ou moins volontaire, et dans quelle mesure un certain nombre de queers étaient en fait des gays de classe moyenne – particulièrement parmi les étudiants et universitaires – se fringuant et parlant comme des clodos, dans certains cas seulement pour une période de quelques années de « flottement entre la déviance et la bienséance » (Califia 2003, p. XIV). Dans d’autres cas, la queerness se définit à un tel point par les fringues, le style ou la performance, elle se résume tant à des questions de choix de consommation, elle est à tel point un avatar de la réification, qu’elle se rapproche des identités gays de classe moyenne qu’elle rejette par ailleurs (Hennessy 2000, p. 140-41). Néanmoins, la corrélation globale entre bas salaires et auto-identification queer semble claire.
Si les pressions économiques ont fait de l’intégration dans la culture lesbienne/gay dominante une perspective incertaine pour bon nombre de queers jeunes et défavorisés dans les pays développés, les barrières sont encore plus difficiles à franchir pour les LGBT pauvres et prolétaires en Asie, en Afrique et en Amérique Latine. Les pays capitalistes dépendants (du « Tiers-monde ») ont été au cours des quarante dernières années le site de constructions sociales de la sexualité qui ne diffèrent pas totalement des identités lesbiennes/gay au sein des pays impérialistes des années 1970, pas davantage qu’elles n’ont été l’expression d’une seule identité « moderne » globalisée (Drucker 1996). Les sexualités considérées comme indigènes dans les formations sociales précapitalistes ou capitalistes émergentes du monde dépendant (comme les identités traditionnelles transgenres de l’Asie du Sud-Est et de l’Amérique Latine) ont persisté, tout en coexistant avec des identités lesbiennes/gay.
Le résultat de cette intersection d’un développement économique périphérique, de la sexualité et de la culture a été que les LGBT prolétaires et pauvres du monde dépendant ont été moins prompts que les LGB de la classe moyenne à revendiquer des identités (sans parler de salaires) facilitant leur intégration dans une scène gay occidentalisée, commercialisée (Oetomo 1996, p. 265-268). Il s’agissait davantage de transgenres, plus potentiellement sujets à la violence, et plus dépendants de structures familiales ou communautaires pour leur survie. La marginalisation économique dont ils ont fait l’expérience a tendanciellement fait de l’identité lesbienne/gay postfordiste quelque chose d’aussi problématique et d’étranger pour eux que pour les queers revendiqués d’Amérique du Nord ou de Grande-Bretagne.
La marginalisation de milliers de LGBT dans le monde du fait qu’ils sont pauvres, jeunes ou Noirs a poussé bon nombre d’entre eux à adopter des identités rompant dans une certaine mesure avec les modèles dominants de l’identité gay postfordiste. Comme nous l’avons vu, la tendance dominante depuis les années 1980, fondée en particulier sur des vies LGB plus aisées, a été pour la communauté lesbienne/gay de s’auto-définir comme minorité stable et distincte, de tendre de plus en plus vers une conformité de genre, et de marginaliser ses propres minorités sexuelles. A contrario, les identités sexuelles et de genre non conformistes qui ont émergé au sein de couches plus marginalisées ont été dans l’ensemble non homonormatives : par l’identification à des communautés plus vastes d’opprimés et de révoltés, par l’échec à se conformer aux normes dominantes de genre, et/ou par l’insistance portée sur les différentiels de pouvoir que l’imagerie lesbienne/gay dominante tend à éclipser. Si ces contre-identités ont manifesté peu de velléités à s’unir en une identité alternative surplombante – au contraire, diverses contre-identités peuvent entrer en conflit et le font effectivement (Drucker 1993, p. 29) – elles partagent un nombre de caractéristiques qui correspondent à des similitudes structurelles au sein du capitalisme néolibéral.
Les identités non homonormatives définies par la marginalisation sur une base d’âge, de classe, de religion et/ou d’ethnie ont coïncidé avec la croissance ou la persistance de sous-cultures demeurées marginales dans la scène commerciale parce qu’elles constituent au mieux des « niches » et au pire, des marchés illicites. La relation entre identités alternatives et pratiques sexuelles marginalisées est difficile à cerner, mais il semble bien y avoir une corrélation. Il y a bien sûr de nombreux LGBT qui restreignent leur rébellion sexuelle à la sûreté d’un certain type de bar. Mais plus les gens sont attachés à leur identité sexuelle, plus ils deviennent réticents à l’idée de devoir l’abandonner au travail ou dans l’espace public.
Ce n’est donc pas un hasard si, dans la plupart des sociétés, plus les transgenres sont visibles, moins ils sont susceptibles d’obtenir un emploi bien rémunéré, permanent et à plein temps, c’est-à-dire l’un des atouts les plus rares et convoités des économies postfordistes. Certains sont virtuellement ou effectivement incapables de dissimuler certains aspects de leur identité, comme le caractère efféminé chez les hommes ou l’aspect butch chez les femmes, qui sont souvent justement ou erronément associés à des sexualités ni hétéro- ni homo-normatives. Volontairement ou involontairement, des signes distinctifs de déviance sexuelle poussent souvent les ressources humaines à en exclure les personnes qui portent ces stigmates d’emplois qualifiés ou de service – ces signes de déviance provoquent en outre l’hostilité de collègues qui poussent les personnes visées à éviter ou à fuir certains environnements de travail. Paradoxalement, en l’absence de garanties générales relatives à la sécurisation de l’emploi ou à la libre-expression des travailleurs, les lois anti-discrimination protégeant les LGBt en général sont potentiellement inutiles pour les personnes sexuellement marginalisées, comme le remarque Ruthann Robson : « Si une entreprise emploie quatre lesbiennes, un nouveau manager pourra sans crainte virer celle qui a un piercing dans le nez, celle qui est la plus expressive ou celle qui marche le plus comme une gouine » (Robson 1992, p. 87, cité dans Robson 1997, p. 175 n. 13).
Ces facteurs aident à expliquer la corrélation qui existe entre les positions sociales subalternes et diverses scènes et identités sexuelles alternatives qui ne coïncident pas avec les modèles postfordistes standards lesbiens/gays. Cela ne permet pas pour autant de faire une corrélation directe entre identités non-homonormatives et appartenance à la classe ouvrière. Au contraire, les prolétaires lesbiennes et gays, ainsi que les gays et lesbiennes non blancs et non blanches (qui sont bien sûr parfois les mêmes personnes) se sont parfois opposés aux groupes qui s’auto-définissent comme queer ou d’autres groupes sexuellement dissidents, quand ces mêmes groupes demandaient d’eux une visibilité qui aurait rendu leur vie plus difficile sur certain lieux de travail ou au sein de certaines communautés (Drucker 1993, p. 29). La corrélation tient en revanche pour certains secteurs de la classe ouvrière – en moyenne les plus jeunes, les moins qualifiés, les moins organisés et les moins rémunérés – qui se sont étendus depuis les années 1970.
Une partie de la jeune génération queer a repris et, dans une certaine mesure, reformulé des revendications liées à quelques-unes des pratiques sexuelles stigmatisées qui étaient mises en avant au cours des sex wars du début des années 1980. Ce faisant ils se sont rebellés contre l’homonormativité et ses « camisoles de force, qui faisaient de quelques queer comme les « autres » tolérés au sein des rapports sociaux de sexualité et de sexe existants et marginalisaient tous les autres » (Sears 2005, p. 100). « ‘Queer’ inclut donc potentiellement les « déviants » et « pervers » susceptibles de traverser et de confondre la division homo/hetero » (Hennessy 2000, p. 113).
Par contraste avec une séquence antérieure, le SM a de moins en moins été sur le devant de la scène – le SM semble aujourd’hui moins politiquement chargé qu’il ne l’était au cours des sex wars du début des années 1980 – laissant la place au gender bending et aux transgenres. Le SM semble être devenu moins central dans la culture LGBT alors qu’il a progressivement pénétré la culture sexuelle dans son ensemble sous des formes diluées, comme on peut le constater à travers le piercing, le tatouage, et l’usage du cuir et d’autres accessoires dans la mode. Dans les cultures LGBT, la génération queer a a eu tendance à « performer » les questions liées à l’inégalité et aux différences de pouvoir, de manière à mettre à nu leur artificialité et faciliter leur subversion.
Depuis les années 1990, les antagonismes de genre et de pouvoir ont été particulièrement rendus manifestes dans les sous-cultures transgenres et gender bending. Comme le remarque Dennis Altman, le drag a toujours dans une certaine mesure subverti les rôles mainstream de genre par la « vénération de la femme forte qui défie les attentes sociales pour s’affirmer » (Altman 1982, p. 154), et Judith Butler a défendu la thèse selon laquelle le drag subvertit le genre en l’exposant comme une « signification performée » (Butler 199, p. 44). Les formes de gender bending ont en revanche évolué au cours des décennies. Dans les années 1980, Amber Hollibaugh a déclaré que sa vision de la relation butch/femme n’était pas une réaffirmation de catégories de genre existantes, mais un nouveau système de « genre gay ». Plus récemment, les jeunes transgenres semblent plus susceptibles d’assumer des identités de genre difficiles à subsumer sous les critères des rôles féminins ou masculins existants. « Aujourd’hui, la relation lesbienne butch/femme gagne davantage en flexibilité que dans les années 1970, quand j’ai fait mon coming out », déclare Patrick Califia, en partie grâce à une hybridation de la relation butch/femme avec le SM, qui a créé un espace pour les rôles butch bottom et femme top. Ces formes plus flexibles et ambiguës de transgenrisme peuvent être simultanément associées aux myriades de formes de transgenrisme qui ont existé depuis des millénaires sur la planète, et avec les milieux queer qui n’ont émergé qu’à la fin des années 1980 en rébellion contre le mainstream lesbien/gay. Elles sont en un sens très anciennes et très nouvelles.
Les nouvelles formes de transgenrisme se distinguent des formes diverses du transsexualisme, qui n’ont émergé que dans les années 1950 et 1960, définies par une branche de l’institution médicale. Les experts médicaux ont non seulement eu tendance à prescrire des actes de chirurgie de réassignation de sexe comme traitement standard pour la non-conformité de genre la plus prononcée, mais ont également eu tendance à pousser les transsexuels à s’adapter (de façon peut-être moins rigide que dans le passé) aux normes de leur « nouveau genre » (Califia 2000, p. 186-189). Les transgenres identifiés comme queer ne rejettent pas systématiquement les traitements aux hormones ou la chirurgie, et choisissent ce qu’ils veulent faire ou non de leur corps. Califia associe cette nouvelle tendance chez les transgenres à l’attitude des membres de la communauté SM à l’égard de la modification corporelle : « Une nouvelle sorte de personne transgenre a émergé, qui approche la réassignation de sexe dans le même état d’esprit que si elle se faisait tatouer ou faire un piercing » (Califia 2003, p. 52-85). Souvent, ces personnes trans ne se perçoivent pas comme étant en transition du masculin vers le féminin ou vice-versa, mais comme « transgenre », en opposition au masculin comme au féminin.
Des « trans » pauvres et prolétaires plus traditionnels luttent quant à eux souvent pendant des années pour économiser l’argent nécessaire aux opérations, et ce même dans les pays dépendants – ils peuvent aussi simplement changer de sexe sans recourir à la médecine officielle. Les milliers de transgenres hijra de l’Asie du Sud, de plus en plus visibles et militants parmi les plus pauvres de leur région et notamment présents au Forum social mondial de Bombay, ne semblent que peu partager les intérêts queer d’Europe et d’Amérique du Nord liés à la subversion ou à l’indistinction des catégories de genre. D’ailleurs, de nombreuses personnes « intersexuées » (nées avec des organes génitaux qui ne permettent pas de les identifier clairement comme masculins ou féminins) « sont parfaitement à l’aise avec le fait d’adopter une identité de genre masculine ou féminine » (Califia 2003, p. 224).
De la même manière, bon nombre de LGBT des pays dépendants ont tenté de résister aux pressions liées à l’intégration d’une communauté lesbienne/gay homogène, majoritairement de classe moyenne : ce type de milieu vise parfois à purger ces populations des aspects « rétrogrades » de leur identité, ou de les pousser au coming out, les arrachant à leurs familles et communautés sans leur assurer des systèmes de soutien équivalents. L’écrivain chilien Pedro Lemebel a par exemple exprimé son identification avec les travestis opprimés de Santiago (locas) et son rejet du modèle gay masculin tel qu’il l’avait rencontré à New York (Herndon 2006, p. 1, cité dans Wolf 2009, p. 230).
Dans une plus ou moins large mesure, différentes formes de transgenrisme constituent des positions radicalement subversives face à l’identité lesbienne/gay qui a émergé au sein du fordisme, de sorte que l’acronyme global LGBT ne saurait les subsumer en un sujet social unique. Les transsexuels qui s’identifient comme straight (même s’ils sont « nés dans le mauvais corps ») questionnent souvent ce qu’ils ont en commun avec les lesbiennes, les gays, ou les bisexuels. Les hijras d’Asie du Sud-Est, qui ne s’identifient avec aucun genre, ne peuvent être légitimement classifiés comme gays ou straight. Pas davantage que les queer transgenres, qui insistent sur le fait qu’ils sont passés au-delà du masculin et du féminin.
Au sein du capitalisme, et en ces temps de crise, au Nord comme au Sud, l’identité lesbienne/gay a donc subi une construction et une fragmentation simultanées (Mansilla 1996, p. 23, cité dans Palaversich 2002, p. 104). Un ensemble très divers et diffus d’identités sexuelles alternatives s’est progressivement écarté du mainstream postfordiste du conformisme de genre et du consumérisme lesbien/gay, et a dans certains cas mis au défi le fondement social et conceptuel même de l’autodéfinition comme straight ou lesbienne/gay.
Vers une politique émancipatrice
Reconnaître les racines profondes de la fragmentation des identités homosexuelles remet nécessairement en question tout universalisme qui ignore les différences de classe, de genre, de sexe, de culture, de race/ethnie, etc., au sein des communautés LGBT. Ces communautés et identités sont fragmentées en grande partie par des changements fondamentaux dans l’ordre productif et reproductif du capitalisme genré. Les jeunes queers, les LGBT prolétaires et pauvres, les transgenres et autres groupes marginalisés se sont de plus en plus retrouvés dans des situations objectivement différentes du mainstream gay établi. Il n’est pas surprenant qu’ils se soient tendanciellement définis à travers d’autres identités.
Les formes prises par des identités sexuelles alternatives, non homonormatives, ne leur garantissent pas d’être facilement acceptées par les féministes et les militants et militantes révolutionnaires. L’identité lesbienne/gay qui a émergé dans les années 1970 avait beaucoup d’aspects louables depuis le vaste point de vue de la gauche (dès lors que la gauche avait surmonté pour de bon son homophobie initiale). A contrario, les transgenres et autres queers provoquent davantage des levées de bouclier à gauche, leur sexualité apparaissant comme contradictoire avec les conventions morales d’un futur pacifique, égalitaire et rationnel.
On peut toutefois douter du fait que toute sexualité existante au sein du capitalisme puisse servir de modèle pour des sexualités envisagées ou désirées sous le socialisme. Il ne semble pas davantage utile de privilégier une forme particulière de sexualité au sein des luttes pour l’émancipation sexuelle. Les objectifs du socialisme ne devraient pas remplacer la traditionnelle hiérarchie des sexualités (Rubin 1989, p. 279) par une hiérarchie nouvelle, de notre cru.
Comme Amber Hollibaugh l’a souligné il y a plusieurs années, l’histoire de la sexualité doit avant tout être « capable d’aborder de façon réaliste de ce que les gens sont au point de vue du sexe » (Hollibaugh et Moraga 1983, p. 396). Et dans les luttes radicales liées à la sexualité, tout comme dans les luttes liées à la production, l’impératif fondamental doit être d’accueillir positivement et de stimuler l’auto-organisation et la résistance des individus sujets à l’exploitation, à l’exclusion, à la marginalisation ou à l’oppression, sous les formes qui sont les plus efficaces du point de vue des personnes opprimées.
Cela ne veut pas dire que les marxistes devraient seulement suspendre leur réflexion sur la diversité sexuelle en général, dans un esprit d’acceptation du tout venant. Notre souci doit être l’émancipation sexuelle de la classe ouvrière et de ses alliés, parmi lesquels on compte aujourd’hui les straights, LGB, et – singulièrement au sein de ses couches les plus opprimées – les transgenres et autres queers. Tout en résistant au retrait des analyses de « classe » dans le militantisme LGBT et les études queer, les marxistes doivent combattre l’hétérosexisme et l’hégémonie bourgeoise au sein des LGB, et balayer les positions hostiles à l’égard des straights et des lesbiennes/gays là où elle existe chez ceux qui s’identifient comme queers. Cela suppose d’inventer de nouvelles tactiques et formes d’organisation au sein des mouvements LGBT.
Le mouvement lesbien/gay de l’après-Stonewall a nourri un combat efficace contre les discriminations et a gagné de nombreuses victoires sur la base d’une identité largement partagée par ceux qui étaient engagés dans des relations homosexuelles de nature érotique ou émotionnelle. Mais cette identité lesbienne/gay classique n’a pas été la seule base des mouvements d’émancipation sexuelle dans l’histoire. Dans la lutte homophile allemande de 1897 à 1933, par exemple, le Comité scientifique-humanitaire de Magnus Hirschfeld, la branche du mouvement la plus proche de la gauche social-démocrate, a tendanciellement promu des théories du « troisième sexe » (Voir Fernbach 1998, p. 51 ; Drucker 1997, p. 37). C’est ce que l’on peut prédire sur la base du fait que les identités gay identitaires étaient en premier lieu un phénomène de classe moyenne, alors que les transgenres et les déviances accusant les polarités de genre ont persisté longtemps dans la classe ouvrière et chez les pauvres (Chauncey, 1994). Aujourd’hui aussi dans le monde dépendant, les identités transgenres semblent être plus communes chez les moins aisés et moins occidentalisés (Oetomo, 1996, p. 265-268). Plutôt que de privilégier les homosexualités les plus communes parmi les moins opprimés, aussi superficiellement « égalitaires » qu’elles soient, la gauche devrait apporter son soutien spécifique aux homosexualités les plus communes chez les opprimés, aussi polarisées qu’elles soient.
Il est également nécessaire de prendre au sérieux le défi des sexualités alternatives, non homonormatives vis-à-vis de la réification du désir sexuel qu’instancient des catégories comme celles de lesbienne, gay, bisexuel et straight. Les marxistes mettent en question le fantasme consumériste porté par le néolibéralisme, et pour lequel l’acquisition des « bonnes » marchandises les définira comme individus singuliers et garantira leur bonheur ; et nous ne devrions par conséquent pas accepter sans critique une idéologie qui définit les individus et leur bien-être sur la base d’une quête pour un partenaire du « bon » genre [9].
Comment structurer les communautés et mouvements LGBT à l’heure où les identités sont de plus en plus différenciées ? Les groupes queer revendiqués, qui ont initialement émergé aux États-Unis et en Grande-Bretagne au début des années 1990, sont également apparus ces dernières années dans de nombreux pays d’Europe continentale. Ils posent un défi radical aux organisations lesbiennes/gay mainstream, même s’ils doivent encore éprouver leur volonté d’organisation à plus grande échelle, et prendre pied dans les milieux de ceux qui sont racialement et nationalement opprimés, ou encore prouver leur adéquation aux enjeux du monde dépendant [10]. Dans des pays où les droits civiques et le mariage homosexuel sont acquis, la recherche de nouveaux objectifs et l’invention de nouvelles formes d’organisation semble s’inscrire sur le temps long – particulièrement si l’on considère que le paysage LGBT social et politique demeure tendanciellement plus fragmenté et traversé par les conflits que ce qu’il était dans la période post-Stonewall. Même si l’identité lesbienne/gay a perdu la place centrale qu’elle occupait dans le monde LGBT des années 1970 et 1980, elle est loin d’être reléguée à la marginalité. Au contraire, la nouvelle homonormativité assaillie par la critique queer ne semble pas prête de disparaître dans un futur proche.
La diversité des communautés LGBT, et ce particulièrement dans le monde dépendant, a produit une forme d’organisation alternative ou complémentaire du modèle d’une grande organisation unifiée revendiquant des droits. L’unité la plus large possible entre des identités divergentes demeure un objectif désirable pour les luttes fondamentales contre la violence, la criminalisation et la discrimination, tout comme pour les luttes plus ambitieuses pour l’égalité, s’agissant par exemple de la parentalité. Sur d’autres questions, les droits LGBT peuvent être mieux défendus en travaillant et en réclamant un espace au sein de mouvements plus vastes, comme ceux des syndicats, le mouvement des femmes, et le mouvement pour la justice globale (Drucker 2009). Par ailleurs, la forme moins centraliste de la coalition a dans certains cas facilité le processus de négociation parmi des composantes – comme les transgenres d’un côté et les lesbiennes/gays de l’autre (Califia 2003, p. 256) – qui sont peu susceptibles de se sentir pleinement incluses dans une structure unitaire. On peut dès lors imaginer un front uni de ceux dont les identités répondent aux critères basiques de la division gay/straight, et ceux dont les identités y échappent, favorisant le développement d’une conception authentiquement queer de la sexualité qui soit, dans les termes de Gloria Wekker, « multiple, malléable, dynamique, et incluant des éléments masculins comme féminins » (Wekker 1999, p. 132).
Dans une perspective plus visionnaire, développer une conception queer et inclusive de la sexualité peut être façon de progresser vers cette « civilisation véritablement libre » décrite par Herbert Marcuse il y a un demi-siècle dans Eros et Civilisation, dans laquelle « toutes les lois seront données par les individus à eux-mêmes », les valeurs du « jeu et de la performativité » triompheront sur celles de la « productivité et de la performance », la personne humaine entière sera érotisée, et la « substance instinctuelle des perversions […] pourra alors s’exprimer sous d’autres formes » (Marcuse 1966, pp. 191, 195, 203).
Peter Drucker
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