Je me réjouis de m’inscrire dans un “décentrage” international sur 1968. Il est essentiel. Et je pense important d’apporter l’éclairage qui m’a été proposé sur “l’Europe centrale et orientale”. Il est évidemment spécifique et à première vue on a du mal à le « situer »… dans un panorama sur “1968 vu des SudS” – c’est-à-dire, au plan géo-politique, des pays colonisés et néo-colonisés ! Et pourtant, il trouve sa place dans les vues d’ensemble présentées lors du premier forum introductif : outre le décentrage – par rapport au Mai 1968 français -, les mouvements dont je vais parler (concernant la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie) partagent deux aspects généraux transversaux aux « années 1968 » dans le monde, en dépit de contextes différents à spécifier : le premier est la radicalisation politique d’une nouvelle génération, partout constatée ; le second est la dynamique révolutionnaire de 1968, sans pour autant qu’elle relève de « projet » clair et encore moins unifié.
Comme l’a fort bien souligné Luciana Castellina, cette dynamique contestataire, critique de l’ordre existant et de ses rapports de domination, n’épargne pas les régimes issus des révolutions du XXe siècle et s’inscrit dans la recherche d’une alternative socialiste plus émancipatrice et démocratique – c’est précisément ce qu’on va voir en Pologne Tchécoslovaquie et Yougoslavie. Leur place dans le débat des années 1968 est « géo-politique ». Je voudrais la préciser, dans une vue d’ensemble, avant de décrire les mouvements de 1968 dans ces trois pays .
Mise en perspective du « bloc communiste » dans « les années 1968 »
Répondant à une question qui fut posée dans le premier forum sur l’absence de la “Révolution culturelle chinoise”, Etienne Balibar a souligné, à juste titre, qu’on ne pouvait simplement “situer” cette Chine-là au “Sud”, bien que certaines approches la plaçaient là. Au sens géo-politique, elle ne relevait plus, depuis la révolution et encore dans cette phase des années 1960, des pays encore colonisés ou néo-colonisés. Pour reprendre la formulation de Gustave Massiah dans la vue d’ensemble qu’il a présentée, il faut évoquer les “trois blocs” concernés par les années 1968 : même s’il est intéressant de se centrer sur le bloc des Suds (ou du « Tiers-Monde »), de profondes interactions pesaient sur les consciences et les rapports de forces de l’ordre mondial. C’était vrai dans le Mai 1968 français du premier bloc (celui dont on ne parlera pas ici, les pays capitalistes dominants ou impérialistes, qu’on les dise du « nord », de l’Ouest, ou du Centre). Mais c’était vrai également au sein du bloc des pays se réclamant du communisme : la Révolution culturelle chinoise du milieu des années 1960 relevait encore de ce bloc-là. C’est également là qu’il faut placer les “Pays d’Europe centrale et orientale” dont on m’a demandé de parler.
Comme on l’a fait remarquer pour “les SudS” – et qui serait également vrai pour “les Nords”-, il y avait au sein de l’ancien bloc se réclamant du communisme, au-delà des points communs socio-économiques et politiques, une grande diversité de situations et d’histoires politiques. Elle lèguera des différences et inégalités durables : la Chine n’était pas l’URSS et il faudrait parler de leurs conflits se radicalisant au cours de cette décennie 1960, marquant les divisions politiques du « camp communiste », visibles jusqu’au sein de la Tricontinentale [1] . Cela affaiblira considérablement la dynamique révolutionnaire des années 1960. Au-delà des puissances dominantes de ce « bloc », la Yougoslavie (autogestionnaire depuis 1950, “non alignée” après 1956, et ouverte aux vents du marché mondial pour tenter d’équilibrer les dépendances) n’était pas non plus la Pologne et la Tchécoslovaquie : celles-ci étaient insérées dans l’orbite de l’URSS et des relations quasi-autarciques du CAEM [2] jusqu’aux années 1970.
Une différence majeure avec les mouvements progressistes dans les pays du Sud dans la phase qui concerne notre débat, porte sur ce qu’était leur « ennemi commun », évoqué par Carmen Castillo : l’anti-impérialisme rapprochait les Suds en dépit de leur diversité. En Hongrie ou en Pologne, en Yougoslavie ou en Tchécoslovaquie, ce sont les tanks soviétiques et non pas l’OTAN et les Etats-Unis (comme à Cuba ou au Chili) qui étaient directement menaçants. Et dans ces pays-là, les soulèvements de masse démocratiques et émancipateurs dans la jeunesse, les milieux intellectuels et les usines se heurtaient à un parti unique ne tolérant pas de perdre son monopole de pouvoir et de privilèges tout en régnant au nom des travailleurs et du socialisme. Tel fut l’adversaire immédiat des grands mouvements anti-bureaucratiques (rebondissant des années 1956 aux années 1968, et se prolongeant en Pologne jusqu’au début des années 1980), même si le parti unique était lui-même traversé par les mouvements contestataires se réclamant des idéaux du socialisme/communisme : la dynamique spécifique de ces mouvements dans ces années (antérieures à 1989) était de chercher à réduire l’écart entre l’idéologie et la réalité.
C’est d’ailleurs pourquoi, je ne parlerai pas de “dissidences” des années 1968 dans ces pays (contrairement au titre annoncé de mon intervention, que je n’ai pas choisi…). Cette notion a été forgée surtout pour décrire les courants anti-communistes dans ces régimes. Or je viens d’évoquer des mouvements se réclamant de fait ou consciemment des idéaux communistes, au sens plein – et c’est de cela dont je veux parler. La notion de « dissidence » occulte combien la “taupe communiste” travaillait ces régimes, en s’emparant des droits proclamés et des discours mensongers pour les retourner contre la censure, l’absence de contrôle des travailleurs sur les choix et conditions de travail, les privilèges de pouvoir et de consommation de la “nomenklatura” communiste.
Ces remarques sont d’autant plus importantes qu’elles renforcent un questionnement que je veux soulever en dernier point de cette mise en perspective, quant à l’interprétation des grands mouvements de masse démocratiques des années 1968 – auxquels j’associerai, quant à la Pologne, le soulèvement des travailleurs polonais auto-organisés dans le syndicat indépendant Solidarność en 1980 : s’agissait-il d’une anticipation (ou des signes prémonitoires) de ce qui sera ultérieurement présenté comme « révolution démocratique » de 1989 ? Ou s’agit-il de phases et de logiques essentiellement contradictoires (même si aucun mouvement n’est « pur » ou homogène, et si l’on peut se revendiquer de la démocratie en étant communiste ou anti-communiste). Je défendrai cette deuxième interprétation de 1968 aux antipodes de 1989, en reliant mes questionnements aux remarques formulées par Carmen Castillo sur les actuelles « commémorations » de 1968 : comme elle l’a souligné, celles-ci visent très largement à édulcorer la portée subversive des mouvements de cette phase-là, globalement située avant le basculement dit néo-libéral, « contre-révolutionnaire » (pour reprendre les termes de David Harvey).
Or, la façon principale d’obscurcir la radicalité des enjeux, concernant les anciens pays se réclamant du socialisme, notamment les pays-phares comme la Pologne et la Tchécoslovaquie, est d‘occulter tout ce qui dans les grands mouvements démocratiques de masse qu’ils ont connu avant 1989 relevait profondément d’une logique « communiste » radicalement démocratique. C’est pourquoi on évoque plutôt des « dissidences » anti-communistes en jouant éventuellement sur l’ambiguïté des mots : la remise en cause du pouvoir des PC a pu se « formuler » contre le « communisme » identifié au régime de parti unique. Au-delà des mots, la différence majeure entre la « démocratie » de 1989 et celle dont je vais parler en 1968-1980, est que la première se contente d’un pluralisme électoral (vite transformé en alternance sans alternatives, profondément régressive socialement, associé aux privatisations forcées), alors que les mouvements pré-1989 portent la question démocratique au cœur des entreprises pour les « socialiser » sur la base de conseils ouvriers, mobilisant la base sociale des régimes communistes de ces pays, travailleurs et intellectuels communistes, avec ou sans la carte du parti.
Je voudrais à présent illustrer la dynamique subversive (anti-bureaucratique et anti-capitaliste à la fois, de façon consciente ou pas) des mouvements de masse démocratiques de 1968 (et globalement d’avant 1989) en Pologne, Tchécoslovaquie et Yougoslavie.
Pologne. 1968, entre 1956 et 1980-1981…
Le 1968 polonais est essentiellement un mouvement d’intellectuels et de jeunes qui sera réprimé (sur des bases antisémites) avant toute jonction avec un mouvement ouvrier. Pourtant, il est relié au soulèvement des conseils ouvriers de 1956 s’inscrivant comme en Hongrie, dans la déstalinisation ouverte par le rapport Khrouchtchev au XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). L’envoi des tanks soviétiques contre la révolution anti-bureaucratique en Hongrie avait, d’une certaine façon, permis d’atténuer et d’infléchir les formes de la répression en Pologne : il y eut canalisation et normalisation des conseils ouvriers, mais acceptation d’une autogestion universitaire. Et la mobilisation des intellectuels en 1968 se déploya d’une part contre la censure et contre les tentatives de mise au pas des universités remettant en cause leur autogestion. Les intellectuels marxistes Jacek Kuron et Karol Modzelevski – sortis de prison après leur « Lettre ouverte au Parti » écrite en 1965 [3], furent considérés comme des inspirateurs des mobilisations jeunes.
Je voudrais citer ici une interview de Karol Modzelevski, traduite pour la Revue Contretemps lors d’un autre anniversaire de 1968 (celui de 2008) [4] : elle rend compte à la fois de ce qu’était l’esprit de cette « Lettre ouverte au Parti » de 1965, à la fois radicalement critique du « communisme » de ce dernier et des privatisations qui vont s’imposer après 1989 :
« Pour nous, c’était un idéal du système social fondé sur l’autogestion des travailleurs. Autrement dit, nous voulions aller du ‘communisme’ non vers la privatisation, mais vers les conseils ouvriers qui devaient gouverner non seulement les entreprises mais aussi constituer l’ossature du pouvoir de l’Etat au travers d’un système pyramidal des conseils (…). Notre argumentation était marxiste. C’est-à-dire que le marxisme y a été employé pour démasquer le système, le critiquer et appeler à son renversement. »
Il fut un des « experts » sollicité par les travailleurs lorsqu’ils mirent en place leur syndicat autonome en 1980-1981 dont le programme revendiquait l’établissement d’une « République polonaise autogérée » développant les droits des travailleurs [5]. Interrogé, dans cette même interview sur son interprétation du soutien apporté à la thérapie de choc libérale de Balcerowicz à la fin de cette décennie par ce qui reste de Solidarnorść, il évoque, entre les deux phases la répression infligée par le général « communiste » Jaruzelski, la démobilisation qui s’ensuit, et commente :
« Ainsi lorsqu’à la fin des années 1980 le système s’effondrait et que se décidait l’orientation des changements, il n’y avait plus cet élément essentiel qui donnait le ton en 1980-1981. Il n’y avait plus la pression des milieux clairement égalitaires et collectivistes, comme le fut le premier Solidarnorść qui était largement un enfant du socialisme. »
« Un enfant du socialisme » et non l’anticipation d’une pseudo « démocratie » qui imposa les privatisations de masse après 1989. Telle est aussi l’interprétation que je soutiens et qui s’applique au Printemps de Prague 1968, prolongé par son Automne souvent occulté, aux antipodes de 1989.
Prague 1968. Du Printemps de Prague à l’Automne des conseils ouvriers
Aujourd’hui, ce qui est le plus souvent retenu du « Printemps de Prague » de 1968 (on peut le vérifier en consultant google !), c’est… l’intervention des tanks soviétiques au cours de l’été : elle est supposée illustrer l’incompatibilité organique du « communisme » (évidemment assimilé au règne du parti unique) et de la profonde aspiration démocratique qui s’exprimait alors. L’impact international du rassemblement du Printemps 1968 à Prague et la présence massive de jeunes venant notamment des pays se réclamant du socialisme mais aussi d’ailleurs, étaient associés à l’espoir d’un « socialisme à visage humain ». Et ce rassemblement se tenait au sein d’un pays majeur du « bloc », soutenu par l’aile réformatrice du Parti Communiste tchécoslovaque/PCT (le dirigeant A. Dubček et l’économiste Ota Šik). Il s’inscrivait dans les débats en cours, en URSS même comme à Cuba, sur les réformes de la planification administrative visant à élargir les marges du marché et des directeurs [6]. Je n’ai pas le temps ici de revenir sur le contexte et les contradictions de ces réformes, largement technocratiques. Je veux insister sur ce qui est le plus occulté et ignoré.
D’une part, les réformes de marché n’étaient pas populaires chez les travailleurs (à cause de leurs effets inégalitaires et des menaces qu’elles faisaient peser sur l’emploi). Et c’est pour répondre à cette défiance que furent introduites des ouvertures démocratiques par lesquelles l’aile réformatrice du PCT cherchait à consolider sa base sociale. L’explosion du Printemps 1968 s’engouffrait dans ces brèches, sans respecter les bornes des réformes officielles. Mais surtout, on ne sait généralement pas qu’il existait une aile autogestionnaire au sein du PCT (notamment impulsée par Jaroslav Šabata). Elle s’était opposée à la fois aux conservateurs et aux réformes technocratiques en prônant l’introduction de conseils ouvriers dans les entreprises dotés de droits de gestion fondamentaux inspirés par les expériences et débats de la Yougoslavie voisine. Des concessions en faveur de ces demandes avaient été faites en restant marginales. Et ce que l’on ignore davantage encore, c’est que l’intervention des tanks soviétiques, prétendant vouloir empêcher une « restauration capitaliste », catalysa une riposte majeure des travailleurs, impulsée par l’aile autogestionnaire du PC et le syndicat officiel : l’explosion de conseils ouvriers. Leur première réunion nationale fut convoquée en janvier 1969 soit près de six mois après le début de l’occupation. Un projet de « loi sur l’entreprise socialiste » y fut élaboré et présenté au gouvernement encore présidé par Dubček. Leur force et légitimité étaient telles dans un régime se réclamant des travailleurs et du socialisme qu’il n’avait pas été possible de « simplement » les réprimer. Les propositions furent édulcorées dans le sens d’une co-gestion. Mais le mouvement poursuivit encore son extension : en mars on était passé de quelque 200 à plus de 500 conseils ouvriers. Ils furent lentement étouffés, puis interdits en juillet 1970 : deux ans après l’intervention soviétique, sous un régime « normalisé ».
Sans pouvoir m’étendre sur ce sujet [7], je voudrais citer, pour conclure ce point, le jugement porté par l’écrivain Milan Kundera en décembre 1968 (avant qu’il ne bascule vers l’anti-communisme) [8] :
« L’automne tchécoslovaque dépasse sans doute en importance le printemps tchécoslovaque de 1968 (…). Le socialisme dont la vocation est de s’identifier avec la liberté et la démocratie ne peut faire autrement que de créer une liberté et une démocratie telles que le monde n’en a jamais connues. »
Je terminerai sur le juin 1968 Yougoslave, encore moins connu et dont le contenu anti-capitaliste et anti-impérialiste est bien plus explicite encore.
Belgrade : Juin 1968. Pour une autogestion de bas en haut ! Contre la bourgeoisie rouge !
L’occupation des universités dans le juin 1968 yougoslave est une autre illustration de la radicalisation mondiale de la jeunesse. Elle s’inscrivait dans une phase de montée considérable des grèves en Yougoslavie contre les effets inégalitaires et destructeurs des droits autogestionnaires produits par les réformes du « socialisme de marché » depuis le milieu des années 1960. Le système dirigé par Josip Broz dit Tito et Edvard Kardelj théoricien du régime, était alors à la croisée des chemins : il était marqué par des polarisations nationales et sociales dans des sens opposés que je ne peux traiter ici [9]. Je veux seulement souligner ici ce qui relevait du 1968 révolutionnaire international et des grands mouvements démocratiques et anti-bureaucratiques évoqués en Pologne et Tchécoslovaquie.
Contrairement à l’instrumentalisation des jeunes par le maoïsme dans la Révolution culturelle, ou aux initiatives réformatrices soutenant le Printemps de Tchécoslovaquie, le Juin 1968 des jeunes yougoslaves était spontané. De plus ce mouvement s’inscrivait dans un système qui, pour résister à l’hégémonisme (post)stalinien de l’URSS, s’était ouvert à la fois vers les pays du Sud et du Centre. Enfin, à la différence des « pays frères » d’Europe de l’est, l’autogestion – notamment dans le domaine des publications – favorisait une large circulation des idées qui accompagnait la libéralisation des voyages (et notamment ce qui est plus négatif, l’émigration de travailleurs en quête d’emplois face à la montée du « chômage socialiste »).
Aussi, le Mai 1968 français, le Printemps de Prague et les mouvements contre les interventions impérialistes au Vietnam se combinaient-ils dans la radicalisation en cours des jeunes aux enjeux soulevés par les réformes économiques autogestionnaires. L’organisation depuis plusieurs années par le courant autonome marxiste de la revue Praxis de conférences de la nouvelle gauche internationale non institutionnelle avait contribué à l’émergence d’un mouvement autonome de jeunes anarcho-communistes se revendiquant du socialisme et de l’autogestion. Les inégalités de marché étaient contestées au nom des idéaux socialistes ; et les analyses marxistes critiques formulées contre l’aliénation de l’autogestion par un plan étatiste ou par le marché sous-tendaient des slogans « contre la bourgeoisie rouge », pour « l’autogestion de bas en haut » et pour une « planification autogestionnaire ». Enfin, comme à Paris, dans les facultés occupées de Belgrade où étaient placardés les posters de Che Guevara s’organisaient aussi des manifestations contre la venue de Nixon et en soutien du FLN…
Tito vint féliciter les jeunes pour leur esprit socialiste et autogestionnaire… après avoir démantelé tout mouvement autonome et en exploitant l’intervention soviétique à Prague comme une menace pour la Yougoslavie afin d’isoler les contestataires… La combinaison de répression sélective et de concessions réformatrices se traduisit par les ultimes modifications constitutionnelles du temps de Tito et Kardelj, au début des années 1970, présentées dans le second congrès des autogestionnaires à Sarajevo. Il s’agissait de canaliser les tendances centrifuges en renforçant à la fois les droits des organes de base de l’autogestion et ceux des républiques (renforçant la confédéralisation du système notamment dans le commerce extérieur). L’inflation, le creusement des inégalités et l’endettement généralisé des années 1980 exprimèrent au plan économique l’absence de cohérence et de contrôle des contradictions à l’œuvre aboutissant aux changements radicaux de logiques : à la fin des années 1980s les nouvelles lois sur la propriété allaient démanteler l’autogestion et la propriété sociale – avec prédominance de projets bourgeois sur des bases nationalistes.
En conclusion : 1989, parachèvement de la nouvelle globalisation capitaliste
Dans son introduction, Gustave Massiah évoquait le « système-monde capitaliste » (selon la terminologie d’Immanuel Wallerstein). Mais avant de pouvoir (depuis les années 1990) mettre en œuvre une nouvelle globalisation capitaliste effectivement mondiale, les forces dominantes devaient reconquérir ce qu’elles avaient perdu depuis la Première guerre mondiale jusqu’aux années 1970 : le contrôle d’environ un tiers de la planète dont les révolutions favorisaient des résistances croissantes dans ce qui restait de système-monde capitaliste, dans son cœur et ses semi-périphéries. C’est la peur du « communisme » (interne/externe) au sens d’une extension des révolutions, qui a radicalement modifié le rôle des États-Unis et les rapports de force mondiaux des années 1960-1970. Cela fut associé à des gains sociaux au sein des pays du Centre jusqu’aux années 1960, ce réformisme se heurtant alors à ses limites [10] lors de la crise de profit et de société de cette décennie de « stagflation ». Mais dans les Suds (néo)colonisés, il s’agissait de polarisations armées entre révolution et « développementisme » dictatorial anti-communiste en passant par des coups d’Etat contre-révolutionnaires.
On comprend d’autant mieux ce qu’était la crise de l’ordre mondial des années 1960s dans les « trois blocs », qu’on évalue ce que fut la contre-offensive impérialiste et ses phases, spécifiques à chacun de ces blocs : dans les Suds, au cours des années 1960, ce fut la montée des guerres coloniales, des luttes armées évoquées par Carmen Castillo, et des assassinats de dirigeants de la Tricontinentale, évoqués par Bachir Ben Barka lors du premier forum (y inclus les dirigeants des Noirs étasuniens), prolongés par le coup d’État au Chili en 1973. Dans les pays du Centre, ce fut le tournant dit « néo-libéral » face à la crise de profit et de société des années 1970 – dont on ne parle pas ici, mais bien présent. Ce tournant historique impulsé dans les pays impérialistes dominants appuyés sur les grandes institutions financières et militaires dont ils disposaient, a pu se radicaliser en guerre sociale mondiale après 1989/1991 – c’est-à-dire la désintégration du « bloc communiste » dans toute son opacité interne/externe. Le basculement d’une part substantielle de sa nomenklatura « communiste » vers l’insertion dans l’ordre mondial s’est fait de façon différenciée que je ne peux traiter ici [11], tant étaient différents aussi les pays de ce bloc. Mais on est encore loin de se remettre du terrible brouillage des étiquettes, des rapports de force et des projets socialistes que produisit le coup d’Etat de Jaruzelski en Pologne, la répression de tout mouvement autonome en Yougoslavie ou l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie « contre la restauration capitaliste » – parachevée par le basculement capitaliste de la Chine « communiste ».
Je terminerai par une anecdote significative illustrant ce brouillage : lorsque survint le coup d’Etat de Pinochet de 1973, les dirigeants communistes d’une Tchécoslovaquie « normalisée » et purgée de centaines de milliers de membres du PCT, condamnèrent ce coup d’Etat en vantant la dynamique socialiste du Chili d’Allende. Notre camarade Petr Uhl [12] qui sortait de prison pour avoir tenté d’impulser un Mouvement de la Jeunesse Socialiste en 1968 s’adressa alors à ses compatriotes. Il leur dit qu’en général, pour savoir quelle était « la vérité » des grands évènements mondiaux, il suffisait d’inverser les termes de la propagande officielle mensongère. Mais cette fois-ci, disait-il, il fallait croire ce que disait les journaux du régime : il fallait dénoncer le coup d’Etat de Pinochet contre le Chili d’Allende, même si le PCT le faisait ! Petr Uhl et Anna Šabatova [13] avec qui j’évoquais ce souvenir ces jours-ci, m’ont dit qu’ils ont fait à l’époque une pétition exprimant cette solidarité.
Je regrette que l’état de santé de Petr Uhl ne lui permette pas d’être parmi nous et d’exprimer directement son fraternel salut. Mais je suis heureuse de le faire pour lui.
Catherine Samary