LETTRE DE TUNIS
Des étudiants flânent dans la cour au revêtement fatigué, gobelet de café à la main, parfois une cigarette au bout des doigts. Quelques petits palmiers et un bassin viennent adoucir un décor de béton très années 1960. C’est la pause, chacun souffle entre deux cours de sociologie ou de lettres. De la butte où est juchée la faculté des sciences humaines et sociales, on aperçoit côté sud les rives du lac de Sijoumi, où s’agglomèrent les quartiers populaires du Grand Tunis. Mais l’université regarde à l’est, surtout vers la Kasbah, le centre géographique et politique de Tunis, gigantesque esplanade bordée de ministères au seuil de la médina.
En mars 1968, les étudiants de la faculté regardaient tellement vers la Kasbah, ce symbole de l’Etat, qu’ils étaient entrés en révolte, devançant de quelques semaines leurs camarades de Paris. Les enfants du bourguibisme – du nom du « père de la nation » Habib Bourguiba – s’enfiévraient au diapason de la jeunesse mondiale. La dissidence, vite muselée par une farouche répression, marqua durablement la gauche tunisienne et planta des germes de démocratie qui nourrirent la singularité de la trajectoire tunisienne.
Un climat explosif
Un demi-siècle plus tard, la mémoire de l’événement survit pourtant avec peine. « Je ne connais pas grand-chose à cette histoire », soupire Sarah, une étudiante en lettres, cheveux libres et jean déchiré à la mode. « Ici, la majorité des étudiants sont de gauche car ils aiment la liberté », ajoute-t-elle. « De gauche » certes. Mais la filiation avec les aînés de 68 est plutôt lâche. La transmission du souvenir entre générations bute sur une mémoire aseptisée, gommée de ses aspérités par des décennies de dictature, un passif qui ne s’est pas résorbé par enchantement avec la révolution tunisienne de 2011.
Un homme fut au cœur de cette tornade. Khemaïes Chammari, 75 ans, figure emblématique de la gauche tunisienne. Personnage rond et volubile, l’ancien militant d’extrême gauche conserve un souvenir intact de ce 17 mars 1968, quand la police est venue lui passer les menottes aux poignets dans le bureau même du doyen de la faculté, où une délégation étudiante parlementait. Deux jours plus tôt, l’université était entrée en ébullition pour demander la libération de Mohamed Ben Jennet, un étudiant unijambiste condamné à vingt ans de travaux forcés pour son rôle présumé dans les émeutes – ayant notamment ciblé le quartier juif de Lafayette, au centre de Tunis – survenues durant la guerre des Six-Jours (juin 1967).
L’affaire Ben Jennet s’inscrivait dans un climat explosif. La jeunesse tunisienne, électrisée par les convulsions internationales – « luttes anti-impérialistes », guerre du Vietnam –, remâchait son exaspération devant le verrouillage politico-policier du régime issu de l’indépendance de 1956. Khemaïes Chammari et ses camarades étaient alors affiliés au mouvement dit « perspectiviste » – du nom de la revue Perspectives, publiée par le Groupe d’études et d’action socialiste tunisien (Geast) –, qui évoluait inéluctablement vers un maoïsme d’époque. « L’agitation a commencé comme un mouvement purement estudiantin, se souvient M. Chammari. La gauche dans son ensemble s’y est ensuite impliquée à cause de la répression. »
Des corps suppliciés
Un intellectuel français de renom assiste, aux premières loges, à ce mars 1968 tunisois. Michel Foucault, alors professeur invité à la faculté de lettres de Tunis, racontera plus tard combien il a été marqué par l’engagement des étudiants tunisiens. Il y a vu « une énergie morale », « une intensité radicale », « un élan impressionnant », « un acte existentiel remarquable », l’« évidence de la nécessité du mythe » et d’« une spiritualité ». En comparaison, ajoute-t-il, les luttes du Mai 68 parisien « n’avaient impliqué en aucun cas le même prix, les mêmes sacrifices ». (Entretien avec D. Trombadori, Il Contributo, janvier-mars 1980)
En matière de « sacrifices », Khemaïes Chammari et ses amis paieront très cher. En prison, ils seront torturés. Dans les geôles de Borj Erroumi, près de Bizerte, où sont concentrés les détenus politiques, les corps sont suppliciés en vertu d’une gamme assez variée d’outrages : « la balançoire », « la planche à perroquet », « le poulet rôti », « le punching-ball ». Au lendemain de l’arrestation, se souvient M. Chammari, un détail avait l’air d’obséder les tortionnaires : la machine à écrire du groupe. « Ils n’arrêtaient pas de demander en frappant : “Où est la machine à écrire ? Où est la machine à écrire ?” »
Dans la foulée de la révolte étudiante de 1968, le pouvoir va quêter de nouveaux appuis. Une Association pour la sauvegarde du Coran voit le jour. Afin d’installer un contrepoids à la gauche révolutionnaire, Bourguiba, qui pourtant incarnait avec panache un « modernisme » laïcisant, laisse le mouvement islamiste naissant prendre des positions. A l’université, l’affrontement entre gauchistes et islamistes sera rude à partir de la seconde moitié des années 1970.
Des légions d’« éradicateurs »
De là date une suspicion mutuelle qui perdurera même lorsque Ennahdha, le parti prêchant l’islam politique, sera à son tour durement réprimé par l’autoritarisme de Ben Ali dans les années 1990. La gauche fournira de solides légions d’« éradicateurs » (partisans de l’« éradication » de l’islamisme). Il faudra attendre le Collectif du 18 octobre 2005, issu d’une grève de la faim rassemblant certains militants des deux rives de l’opposition à la dictature – la gauche et l’islamisme –, pour surmonter partiellement la fracture. Celle-ci se réveillera après le « printemps » tunisien quand Ennhadha, vainqueur des élections à l’Assemblée nationale constituante (ANC), dirigera le pays de la fin 2011 au début 2014 dans un environnement sécuritaire dégradé par l’essor du salafisme radical.
Que reste-t-il aujourd’hui du mars 68 tunisien ? Outre le rapport crispé, voire conflictuel, avec l’islam politique, les héritiers de la révolte étudiante ont exploré de « nouvelles thématiques que s’appropriera plus tard la société civile », analyse M. Chammari. Parmi celles-ci figurent le combat en faveur des droits humains – nombre d’ex- « perspectivistes » se retrouveront à la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) – et la lutte féministe. A la faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, à l’heure de la pause café-cigarette, les étudiants ne savent peut-être pas nommer les têtes d’affiche soixante-huitardes qui rebaptisaient il y a cinquante ans « Place rouge » le lieu de leurs assemblées générales. Ils n’en sont pas moins les légataires, même informulés.
Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)