Après que des membres des triades ont agressé violemment et aveuglément des passants dans une station de métro de Yuen Long [le 21 juillet], avec la volonté de s’en prendre aux manifestants antigouvernementaux, une chose est sûre : l’été mouvementé de Hong Kong est loin d’être terminé. Les preuves d’une implication de la police hongkongaise et du député pro-Pékin Junius Ho sont encore venues jeter de l’huile sur le feu.
Tout a commencé par la loi sur l’extradition vers la Chine continentale, censée combler un vide juridique qui fait de Hong Kong un “refuge pour les hors-la-loi”, mais qui a surtout fait craindre une légitimation des enlèvements de Hongkongais par le pouvoir central. Si face aux manifestations monstres la chef de l’exécutif Carrie Lam n’a pas officiellement retiré le texte, le processus législatif est interrompu et la dirigeante a assuré que la loi était “morte”.
Les manifestants continuent de demander son retrait complet, même si tout le monde s’accorde à dire que les autorités seraient bien en peine de relancer le processus législatif. Aussi le mouvement n’est-il plus alimenté par la crainte de voir le texte “ressuscité”, mais par des problèmes plus profonds que le combat contre la loi d’extradition a révélés, ou repassés au premier plan.
Remise en cause plus large du pouvoir
Le mouvement, fédéré au départ contre la loi d’extradition, a évolué au fil des semaines : il s’est paré d’une forte charge émotionnelle et en est venu à remettre en cause le pouvoir plus largement.
Après que la police de Hong Kong a fait usage de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogènes dans des affrontements avec les manifestants, le 12 juin, les dénonciations d’un recours excessif à la force ont refait surface, comme au temps du “mouvement des parapluies”, en 2014. À l’image de ces policiers qui sur le terrain refusent de montrer leur badge ou de s’identifier auprès des journalistes et des manifestants, de nombreux cas de violations des règlements par la police ont encore sapé un peu plus la confiance dans les forces de l’ordre.
Car malgré le tollé, les violences policières semblent encore s’intensifier. Le 13 juillet, après un rassemblement pacifique à Shatin, une banlieue très peuplée, des policiers caparaçonnés et lourdement armés ont effectué un véritable raid dans un centre commercial très fréquenté pour mener un siège sanglant contre des manifestants – une opération jugée aussi inutile qu’illégale.
Carrie Lam fait la sourde oreille
Le dimanche 21 juillet, à la station de métro de Yuen Long, la police n’est arrivée sur les lieux qu’une fois partis les sbires des triades qui avaient passé à tabac des citoyens ordinaires. Puis des images se sont mises à circuler, montrant un officier supérieur de la police, le soir même de l’attaque, en grande conversation amicale avec les agresseurs présumés, qu’il remercie pour l’“assistance” apportée à la police et tient à rassurer – ils n’ont “aucun souci à se faire”.
Face à l’indignation et aux appels à la création d’une commission d’enquête indépendante sur les comportements de la police face aux manifestants, Carrie Lam a juré de ne “jamais trahir la police” et fait la sourde oreille aux demandes du mouvement. Acculée par les manifestations constantes, avec une cote de popularité en chute libre et la défiance de certaines franges favorables au pouvoir central qui critiquent son incapacité à réprimer la révolte ou même à l’amadouer, la chef de l’exécutif s’est raccrochée à la police dans un effort désespéré pour consolider l’autorité de son gouvernement.
Une bien mauvaise idée, puisque les opérations de répression brutales, loin de dissuader les opposants, ont même annulé l’effet pacificateur qu’aurait pu avoir l’ajournement sine die de la loi d’extradition. Mais Carrie Lam elle-même a soufflé sur les braises en refusant d’entendre les voix discordantes.
Un anonymat qui fédère
Les manifestants aiment à dire que le mouvement contre cette loi siffle la “fin de partie” pour Hong Kong. Comparé au “mouvement des parapluies”, qui demandait l’instauration du suffrage universel, le mouvement de 2019 est marqué par une urgence et une charge émotive bien plus grandes : pour beaucoup des participants, c’est un moment charnière et une occasion comme il ne s’en représentera plus pour la région administrative spéciale.
Sans visage et sans chef, la mobilisation donne aussi l’image d’un mouvement “de proximité”, fait par des citoyens ordinaires, ce qui parle davantage aux plus vieilles générations souvent jugées plus proches du système en place. Certes, en réalité, les manifestants cachent leur visage surtout pour éviter des représailles du pouvoir, mais cet anonymat général a le don de fédérer bien plus largement que ne l’avait fait la révolution des parapluies.
La contestation née de l’opposition à la loi d’extradition a “diffusé”. Tandis que le gouvernement de Carrie Lam reste sourd à l’indignation générale, les lieux de rassemblement ont quitté les quartiers d’affaires du centre, épicentre habituel des mobilisations et des opérations d’occupation, pour d’autres districts.
Les portes à la réconciliation sont fermées
Et en s’étalant géographiquement, le mouvement a prolongé son existence. Shatin et Yuen Long sont des villes nouvelles [nées de la planification dans les années 1970] et de ce fait beaucoup plus autonomes que d’autres zones urbaines, fortes d’un sentiment d’appartenance plus marqué et d’un tissu social plus resserré. Le déplacement du mouvement vers ces espaces d’ordinaire “apolitiques” a le même effet que les masques des manifestants : la mobilisation a gagné en pouvoir de séduction et s’est relancée.
Par ailleurs, si la loi d’extradition a bien été le premier brandon de discorde, les faux pas répétés du pouvoir hongkongais ont achevé de fermer les portes à la réconciliation. Quand bien même la contestation finirait par s’apaiser naturellement, dans quelques semaines ou quelques mois, Carrie Lam ne pourra certainement pas reprendre la main efficacement.
Car la révolte qui a éclaté cet été à Hong Kong a des racines structurelles et s’explique par une ingérence de plus en plus ouverte de Pékin dans les affaires locales. Au fil des vingt années qui se sont écoulées depuis la restitution de l’ancienne colonie britannique, l’économie a été mise au service du camp pro-Pékin, et l’emprise sur les libertés politiques à Hong Kong n’a cessé de s’accentuer.
L’étau s’est considérablement resserré depuis le “mouvement des parapluies” en particulier. Les autorités ont alors disqualifié les candidatures de l’opposition au conseil législatif et entamé des poursuites contre des meneurs du mouvement, et les Hongkongais perdu toute confiance dans leurs institutions politiques et judiciaires. Et c’est cette défiance qui a fait descendre deux millions de personnes dans les rues du territoire.
L’intransigeance de Pékin envers Hong Kong
Pendant ses deux premières années à la tête de l’exécutif, Carrie Lam [désignée en 2017] a choisi la manière forte et fait valider par les parlementaires des projets d’infrastructures coûteux et des lois extrêmement impopulaires. Le conseil législatif, dominé par les pro-Pékin, est une simple chambre d’enregistrement. La personnalité de Carrie Lam elle-même, déjà qualifiée de “bonne combattante” lorsqu’elle était fonctionnaire de la colonie britannique, explique son style de gouvernement, mais celui-ci doit beaucoup aussi à l’intransigeance pour laquelle Pékin a opté envers Hong Kong depuis le mouvement des parapluies.
Cependant ce qui fonctionne en Chine s’exporte mal dans cette cité plutôt ouverte, qui jouit encore de la libre circulation de l’information et adhère pour l’essentiel aux grandes valeurs universelles. Face à une Chine ambitieuse et de plus en plus autoritaire, l’affrontement semble inévitable. Et l’impasse actuelle est autant le produit de la peur profonde qu’inspire l’interventionnisme de Pékin que des mesures désastreuses du gouvernement Lam.
Non contents de laisser passer plusieurs occasions de retirer la loi d’extradition quand il était encore possible d’éviter une escalade, Carrie Lam et ses ministres ont fermé les yeux sur la violente répression policière exercée contre les manifestants. Si la chef de l’exécutif avait retiré son projet dès la première grande mobilisation du 9 juin, Hong Kong aurait évité la plupart des événements qui allaient suivre.
Au lieu de cela, le gouvernement hongkongais a directement contribué à transformer un mouvement pacifique fédéré contre une loi précise en véritable croisade contre un système fantoche qui ne défend pas les intérêts de Hong Kong et dont les ficelles sont tirées depuis Pékin. Sous cette forme nouvelle, la mobilisation hongkongaise jouit d’un soutien que n’avait pas eu le “mouvement des parapluies”. Le pouvoir s’est mis tout seul dans cette panade, et il va devoir en assumer les conséquences.
Yuen Yung Sherry Chan est doctorante en sociologie à l’université du Wisconsin à Madison. Ses articles et tribunes paraissent régulièrement dans la presse et les médias en ligne de Hong Kong et de Taïwan.
Yuen Yung Sherry Chan
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