À la fin d’avril 1968, une étudiante de Berlin-Ouest remonte lentement une rue de Berlin-Est, Sophienstrasse, à bord de sa Coccinelle. Ses yeux interrogent les façades grises quand, tout à coup, une voix l’interpelle :
“Vous venez pour les casques ?”
“Oui.”
“Vous les trouverez à la crémerie.”
La plupart du temps, les historiens parlent de la révolte de 1968 en Allemagne comme d’un événement ne concernant que l’ex-Allemagne de l’Ouest. Dans cette version de l’histoire, la jeunesse se serait soulevée à l’Ouest tandis que la Stasi la muselait à l’Est.
Ce qui n’est pas entièrement vrai. Alors qu’on célèbre le cinquantième anniversaire de 1968, des documents de la Stasi jusque-là inconnus montrent que Berlin-Est a aussi eu sa génération de “soixante-huitards” sympathisant avec les étudiants de l’autre côté du Mur.
Une opération d’entraide peu ordinaire nous montre comment la solidarité a fait fi de la frontière entre les deux Allemagnes : à Berlin-Est, des sympathisants du mouvement étudiant ont rassemblé des stocks d’imperméables et de casques pour que les manifestants de Berlin-Ouest soient mieux protégés contre les forces de police. C’est ainsi que l’ancienne crémerie située au 31 de la Sophienstrasse est devenue un improbable lieu de révolte.
Tout commence le 11 avril 1968, quand un nazi tire sur Rudi Dutschke [leader du mouvement de contestation, qui mourra onze ans plus tard des suites de cette attaque armée]. Le soir même, des étudiants manifestent dans Berlin-Ouest et tentent de bloquer les camions de livraison de la presse d’Axel Springer [propriétaire du tabloïd Bild], hostile à leur mouvement.
De l’autre côté du Mur, Klaus Schlesinger, journaliste et jeune écrivain, fulmine devant son poste de télévision : “La rue est en ébullition et je suis là, derrière le Mur…” Peu de temps après, Schlesinger, alors âgé de 31 ans, se rend dans un club de jeunesse fréquenté par de nombreux anticonformistes, dans le quartier de Friedrichshain [aujourd’hui réuni à celui de Kreuzberg]. “Si nous voulons faire quelque chose, lance-t-il à ses amis, nous pouvons leur envoyer des casques pour mieux résister aux matraques et des imperméables pour tenir le choc face aux lances à eau !”
Un ami de Schlesinger, Stephan Schnitzler, relaie l’idée à son père, Karl-Eduard von Schnitzler, commentateur en chef de la télévision est-allemande. Ce dernier n’y est pas favorable. Le lendemain, les deux amis commencent pourtant à collecter des fonds auprès d’acteurs, d’artistes et de scientifiques.
Inge Keller, l’ex-femme de Karl-Eduard von Schnitzler, fera preuve de plus de courage que son ancien époux. “En réaction aux évènements de Berlin-Ouest et avec l’aide de ses relations privées, l’actrice Inge Keller a organisé une opération de collecte dans le but de réunir 20 000 marks pour acheter des casques et des imperméables et les envoyer à Berlin-Ouest, peut-on lire dans un rapport de la Stasi [la police politique est-allemande]. Le 17 avril 1968, au Deutsches Theater, a été établie une liste groupée exprimant en préambule la solidarité des signataires avec les manifestations étudiantes de Berlin-Ouest.”
“Nous avions fait ce qui nous paraissait nécessaire”
En quelques jours, Schlesinger, Schnitzler et leurs camarades réunissent près de 8 000 marks et se mettent à acheter tous les casques de moto et imperméables qu’ils trouvent dans Berlin-Est. Ils vont même jusqu’à créer une société fictive pour obtenir des casques de chantier à bon prix. “Nous avons ensuite réparti ces montagnes de casques et ces piles d’imperméables dans deux maisons, explique Schlesinger. Puis, nous avons fait passer le message à Berlin-Ouest que nous étions prêts.”
L’opération se déroule le 1er mai 1968. L’ancienne crémerie de la Sophienstrasse sert de point de livraison. Des militants de l’Apo [l’opposition extraparlementaire] arrivent de Berlin-Ouest et emportent chacun trois ou quatre casques et imperméables. Ils repartent également avec un document présentant ces objets comme “un cadeau en signe de solidarité avec les représentants de l’Apo à Berlin-Ouest pour le 1er mai”. Un document signé par Fritz Cremer et Inge Keller, tous deux lauréats du Prix national de RDA [distinction officielle].
Ces échanges ne se limitent toutefois pas à des imperméables. Tous les week-ends, les militants de gauche des deux côtés du Mur débattent ardemment de la guerre du Vietnam, de la révolte à Paris et du Printemps de Prague. “On parlait de ce qui se passait ici et là-bas”, se souvient Schlesinger, qui est décédé en 2001.
Ses camarades et lui n’eurent évidemment pas d’autre choix que de passer le 1er mai 1968 à Berlin-Est. Ils se rendirent à un rassemblement du SED [parti communiste est-allemand], non loin de l’Alexanderplatz, et se joignirent aux groupes des comités d’entreprise. Ils traversèrent la Marx-Engels-Platz avec un drapeau du Vietcong. Ils étaient fiers de leur coup. “Nous avions fait, résume Klaus Schlesinger, ce qui nous paraissait nécessaire.”
Michael Sontheimer et Peter Wensierski
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