Hausse du niveau des mers, submersion des côtes, canicules et sécheresses plus sévères, précipitations plus intenses… Les menaces que fait peser le changement climatique sur les sociétés humaines sont connues. Mais il met également en danger l’ensemble du vivant. Or, pour la faune comme pour la flore, chaque degré de réchauffement – et même chaque demi-degré – est crucial.
Un sujet dont s’empare Nicolas Hulot, le ministre de la transition écologique, qui présente, vendredi 18 mai à Marseille, des pistes pour tenter de préserver le monde du vivant et mobiliser autour d’une biodiversité en danger qui mérite un « sursaut d’indignation ».
M. Hulot va donner le coup d’envoi d’une « grande consultation » sur le sujet, avec un site internet dédié. « C’est vraiment un sujet que je veux faire monter au même niveau que l’enjeu climatique », a-t-il commenté vendredi matin : « On va lancer toute une initiative sur la biodiversité, et surtout lancer tout un calendrier diplomatique international qui va jalonner les trois prochaines années ».
Son annonce interviendra au lendemain de la publication dans la revue Science d’une étude de chercheurs britanniques et australiens. Rachel Warren (de l’université d’East Anglia au Royaume-Uni) et ses collègues ont pris comme point de départ les aires de répartition (ou présence) actuelles de plus de 115 000 espèces animales et végétales terrestres, dont 31 000 insectes, 8 000 oiseaux, 1 700 mammifères, 1 800 reptiles, 1 000 amphibiens et 73 000 plantes. Soit le plus vaste échantillon mondial pris en compte dans ce type d’inventaire, dont les insectes étaient jusqu’à présent exclus.
Ils ont ensuite fait tourner des modèles pour calculer le changement d’aire naturelle de chaque espèce, en fonction de différents scénarios climatiques. Une hausse plus ou moins importante des températures conduit en effet à réduire plus ou moins fortement la zone géographique où une plante ou un animal donné bénéficie de conditions adaptées à son cycle biologique et favorables à son développement.
Le sort des insectes
Les résultats sont saisissants. Dans l’hypothèse d’une poursuite des émissions mondiales de gaz à effet de serre à leur rythme actuel, amenant à un bond de 4,5 °C à la fin du siècle par rapport aux niveaux préindustriels, vers 1850, les règnes animal et végétal verraient leur territoire naturel fondre comme peau de chagrin. Il régresserait de plus de moitié pour les deux tiers des insectes et des plantes, et pour plus de 40 % des mammifères.
Avec les baisses d’émissions auxquelles se sont engagés les Etats avant l’accord de Paris issu de la COP21 de 2015, qui mettraient la planète sur une trajectoire de réchauffement d’un peu plus de 3 °C, les dommages seraient moindres mais resteraient massifs : 49 % des insectes, 44 % des plantes et 26 % des animaux vertébrés (mammifères, oiseaux, reptiles…) perdraient plus de la moitié de leur aire de vie.
Qu’en serait-il, cette fois, si les termes de l’accord de Paris, qui vise à limiter la montée de la colonne de mercure à 2 °C, et si possible 1,5 °C, étaient respectés ? Avec + 2 °C, la proportion d’espèces privées de plus de 50 % de leur territoire tombe à 18 % pour les insectes, 16 % pour les plantes et 8 % pour les vertébrés. Avec seulement + 1,5 °C, elle chute à 6 % pour les insectes, 8 % pour les plantes et 4 % pour les vertébrés.
Un simple demi-degré en moins fait donc une très grande différence pour le monde du vivant. Il divise le risque par deux pour les plantes et les animaux vertébrés, et par trois pour les insectes. « Ces derniers sont plus exposés qu’aucun autre groupe animal à une perte d’aire de répartition, et ils ont le plus grand bénéfice à tirer d’un réchauffement contenu à 1,5 °C plutôt que 2 °C », écrivent les auteurs.
Ceux-ci insistent sur le sort des insectes car, souligne Rachel Warren, « ils sont vitaux pour les écosystèmes et pour les humains : ils pollinisent les cultures et les fleurs, ils nourrissent les organismes de niveau supérieur, ils maintiennent les milieux naturels en équilibre en mangeant les feuilles des plantes, ils aident à recycler les nutriments dans le sol ».
L’avenir est sombre pour la biodiversité
Sans doute nombre d’espèces, notamment parmi les mammifères, les oiseaux et les papillons, ont-elles la capacité de migrer pour retrouver les conditions de vie auxquelles elles sont acclimatées. Les chercheurs ont intégré à leurs modèles cette faculté de dispersion. Grâce à cette mobilité, un petit nombre d’espèces pourrait même tirer bénéfice d’un climat plus chaud, en colonisant de nouveaux domaines.
Mais, notent les auteurs, la plupart des invertébrés, des reptiles, des amphibiens et des plantes ne sont pas en mesure de se délocaliser aussi vite que le thermomètre grimpe. Si bien que la contraction de leur espace vital les met en danger de disparition. « Limiter le réchauffement à 1,5 °C réduit le risque d’extinction » de ces populations, souligne l’étude.
Reste que faute d’une baisse drastique des émissions de gaz à effet de serre – à commencer par celles de la Chine et des Etats-Unis –, l’objectif de 1,5 °C semble aujourd’hui irréaliste. L’avenir est donc sombre pour la biodiversité. D’autant que celle-ci est aussi mise à mal par la destruction des habitats naturels du fait de la déforestation, de l’agriculture intensive ou de l’urbanisation, par la chasse, le braconnage ou les trafics illicites, ainsi que par la pollution généralisée des écosystèmes.
Une autre étude, publiée elle aussi dans la revue Science, sonne l’alarme à cet égard. Elle fait apparaître qu’à l’échelle du globe, un tiers des aires protégées, pourtant censées constituer des havres pour la faune et la flore sauvages, sont en réalité fortement affectées par les activités humaines.
Certes, note l’équipe internationale (Australie, Canada, Etats-Unis) qui a mené ce travail, depuis le sommet de la Terre de Rio, en 1992, la superficie des zones consacrées à la préservation de la nature a presque doublé. Elle atteint désormais près de 19 millions de kilomètres carrés (les aires de moins de 5 km2 ne sont pas comptabilisées), soit presque 15 % de la surface terrestre. Mais 32,8 % de ces enclaves sont soumises à une « pression humaine intense », qu’il s’agisse de constructions, d’agriculture, de pâturage, d’occupation humaine, de routes, de chemins de fer, de voies navigables ou d’éclairage nocturne.
Rehausser les exigences de protection
Sur le planisphère, les aires naturelles les plus « anthropisées » sont situées en Europe de l’Ouest, en Asie du Sud-Est et en Afrique subsaharienne. Mais tous les biotopes sont peu ou prou affectés, des mangroves aux forêts tempérées en passant par la toundra, la savane et les forêts tropicales humides. Seuls 10 % de ces espaces sont totalement exempts d’empreinte humaine, pour l’essentiel dans des régions reculées de hautes latitudes, en Russie ou au Canada.
Les scientifiques n’en déduisent évidemment pas que les Etats doivent renoncer au principe même de consacrer des terres à la sauvegarde de la biodiversité, au motif qu’elle serait mal assurée. Ils les engagent au contraire à rehausser les exigences de protection et à « restaurer les aires protégées, tout en respectant les besoins des populations locales ».
« Un réseau d’aires protégées bien gérées est essentiel pour sauver les espèces, commente le premier auteur de l’article, Kendall Jones (université de Queensland en Australie). Si nous laissons ce réseau se dégrader, il n’y a aucun doute que les pertes de biodiversité seront exacerbées. » D’autant que jusque dans ces ultimes refuges, les animaux et les plantes n’échapperont pas au péril climatique.
Pierre Le Hir
* LE MONDE | 17.05.2018 à 17h36 • Mis à jour le 18.05.2018 à 11h28 :
http://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2018/05/17/pour-la-biodiversite-un-demi-degre-de-rechauffement-change-tout_5300656_1652692.html
Biodiversité : l’urgence du politique
Editorial. Cinq rapports récents dressent un état des lieux alarmant de la biodiversité sur la planète. Face à ce constat, une action urgente des responsables politiques est nécessaire.
Alors que le climat est devenu un enjeu politique dont plus personne – hormis l’administration américaine, Donald Trump en tête – ne remet en cause l’importance, la question de la biodiversité demeure un point aveugle du débat public. Cette cécité est dangereuse. En effet, les cinq rapports d’experts, qui viennent d’être publiés par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), dressent le plus vaste panorama publié à ce jour sur l’érosion du vivant à la surface de la planète. Cet état des lieux est alarmant et appelle une réponse urgente.
Selon l’IPBES – l’équivalent, pour la biodiversité, du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – l’érosion de la qualité des sols et le déclin rapide des formes de vie sont de graves menaces pour le bien-être des hommes et la stabilité des sociétés. Car outre sa valeur intrinsèque et inestimable, la nature prodigue aux humains des services indispensables au fonctionnement de nos économies et, surtout, nécessaires au maintien de la vie. Pollinisation des cultures, disponibilité en eau douce, fertilité des terres arables, protection contre les inondations et les précipitations extrêmes, productivité biologique des océans… La biodiversité est « au cœur non seulement de notre survie, mais aussi de nos cultures, de nos identités et de notre joie de vivre », souligne l’IPBES.
Sur la question climatique, l’action est entravée par le caractère mondial du problème – une molécule de dioxyde de carbone aura le même effet sur le climat, qu’elle soit chinoise ou américaine. Mais sur le front de la biodiversité, la vacance du politique est d’autant plus incompréhensible que les solutions relèvent généralement de mesures simples que les gouvernements peuvent prendre localement, indépendamment les uns des autres.
Une cause majeure : le modèle agricole
En Europe, selon l’IPBES, la cause majeure du déclin de la biodiversité est le modèle agricole dominant et son cortège d’éléments chimiques (insecticides, herbicides, engrais de synthèse, etc.). En Amérique aussi, les immenses monocultures de soja et de maïs sont les principaux facteurs de destruction de la diversité du vivant, ajoutent les experts du « GIEC de la biodiversité ». Mardi 20 mars, le CNRS et le Muséum national d’histoire naturelle ont d’ailleurs conjointement, eux aussi, rendu publics des chiffres accablants sur la disparition des populations d’oiseaux dans les campagnes françaises, attribuant ce déclin – 30 % en l’espace de seulement quinze ans – à l’intensification de notre agriculture.
De tels chiffres, tout comme ceux établis par l’IPBES, imposent une action urgente, sans demi-mesures. La disparition des oiseaux n’est que la part visible d’une dégradation profonde de la qualité des écosystèmes terrestres, dont le déclin des insectes (près de 80 % en Europe, au cours des trois dernières décennies !) est un autre signe alarmant. La mort, il y a quelques jours, du dernier représentant mâle du rhinocéros blanc du Nord est un autre symbole de la capacité humaine à anéantir une espèce.
Jusqu’à présent, la biodiversité a été considérée comme une question annexe, traitée avec désinvolture par les responsables gouvernementaux et politiques. Il est plus que temps de remettre la préservation du vivant, au sens le plus large du terme, au cœur de la politique. Il n’est pas exagéré de dire que c’est, à plus ou moins longue échéance, une question de survie.
Editorial du « Monde »
* LE MONDE | 26.03.2018 à 10h25 • Mis à jour le 18.05.2018 à 17h18 :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/03/26/biodiversite-l-urgence-du-politique_5276421_3232.html