Vu d’ailleurs. La guerre commerciale entre Chinois et Américains se joue sur fond de rivalité stratégique en Asie. Dans la nouvelle ère inaugurée par le président chinois, Xi Jinping, en octobre 2017, Pékin compte bien récolter les fruits géopolitiques de sa position dominante dans le commerce mondial. A l’inverse, Donald Trump espère, lui, monnayer l’hyperpuissance militaire de son pays – quitte à faire payer ceux qui hébergent des bases américaines. Ces objectifs sont rarement convergents.
L’OBSESSION TRUMPIENNE D’ÉCHANGES PLUS ÉQUILIBRÉS ENTRE LA CHINE ET LES ÉTATS-UNIS FAIT ABSTRACTION D’AUTRES RÉALITÉS ÉCONOMIQUES ET POURRAIT SE TROMPER DE CIBLE
En novembre 2017, la Chine avait pourtant reçu un Donald Trump finalement bien moins exigeant que ses Tweet de campagne ne l’avaient laissé croire en matière commerciale. Pékin ne perdait rien pour attendre : la délégation de ministres et conseillers américains, dont Peter Navarro, l’auteur de Death by China (« La Mort par la Chine », 2011, non traduit), envoyée par Washington vendredi 4 mai, a demandé une baisse de pas moins de 200 milliards de dollars (environ 169 milliards d’euros) de l’excédent commercial chinois vis-à-vis des Etats-Unis d’ici à 2020. Les prochains rounds de discussion décideront de la suite des négociations.
La Chine, qui dispose de capacités de représailles, promet de ne rien céder. Mais son économie surendettée a aussi des vulnérabilités, malgré les efforts du gouvernement chinois pour isoler ce problème de tout choc extérieur potentiel en menant en cachette sauvetages et apurements de bilans. Quant à l’obsession trumpienne d’échanges plus équilibrés entre la Chine et les Etats-Unis, elle fait abstraction d’autres réalités économiques et pourrait se tromper de cible. Mais elle a le mérite de donner l’initiative au camp américain.
Taïwan, enjeu de puissance
Lors de voyages dans la région en 2017, le président américain avait objectivement besoin de la coopération chinoise pour assurer l’efficacité des sanctions contre la Corée du Nord. Depuis la détente entre les deux Corées, Pékin s’inquiète d’être relégué au second plan dans les discussions sur l’avenir de la péninsule coréenne et semble dépourvu de levier vis-à-vis de Washington.
EVOQUER UNE REPRISE DE TAÏWAN PAR LA FORCE N’EST MÊME PLUS UN TABOU DANS LA PRESSE NATIONALISTE CHINOISE
Face à ces vents contraires, Pékin se déchaîne donc contre Taïwan, autre théâtre de confrontation virtuelle entre les deux géants depuis l’élection de la présidente, Tsai Ing-wen, en 2016. Taïwan est un enjeu de puissance de plus en plus explicite pour le président Xi Jinping, qui a lié sa réunification au continent à l’accomplissement de son rêve chinois. Evoquer une reprise de l’île par la force n’est même plus un tabou dans la presse nationaliste.
Première présidente « indépendantiste » à disposer de la majorité au parlement taïwanais, Mme Tsai a joué dès le départ la carte du traditionnel et inflexible soutien des républicains américains à Taïwan : contre toute attente, elle s’est entretenue de vive voix au téléphone avec Donald Trump fin 2016, une première. Puis, en mars 2018, le Congrès américain a adopté une nouvelle loi sur Taïwan, la plus importante depuis 1979, afin d’autoriser des voyages de plus haut niveau protocolaire entre Taipei et Washington.
Nouveau front
Pékin, lui, fait tout pour isoler Taïwan. Trois des vingt-deux alliés diplomatiques de Taïwan en 2016 ont depuis rompu leurs liens avec Taipei au profit de Pékin – dont le dernier est la République dominicaine. Pékin l’a triomphalement annoncé le 1er mai.
A l’approche des négociations sino-américaines du 3 mai, la Chine a aussi cru bon d’ouvrir un nouveau front, commercial celui-ci, contre Taïwan : son administration de l’aviation civile a exigé le 25 avril de trente-six compagnies aériennes dans le monde, dont les américaines, qu’elles cessent d’indiquer Taïwan comme un pays individuel sur leurs sites de réservation de billets d’avion, menaçant un boycott des consommateurs chinois.
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La Maison Blanche a dénoncé le 5 mai « une aberration orwellienne révélatrice d’une propension croissante du Parti communiste chinois à imposer ses vues politiques sur les citoyens américains et les compagnies privées ». Sur Weibo, le Twitter chinois, sous contrôle étroit de la censure, les internautes ont riposté en appelant à l’indépendance d’Hawaï ou de l’Alaska.
Brice Pedroletti
* LE MONDE | 09.05.2018 à 11h00 :http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/09/la-guerre-commerciale-entre-la-chine-et-les-etats-unis-se-joue-sur-fond-de-rivalite-strategique-en-asie_5296566_3232.html
Une nouvelle loi américaine suscite de vives tensions entre la Chine et Taïwan
Pékin s’irrite de voir Washington et Taipei renforcer leurs échanges diplomatiques.
La Chine du président Xi Jinping hausse le ton vis-à-vis de Taïwan à la suite de l’entrée en vigueur aux Etats-Unis d’une loi autorisant les échanges de haut niveau entre les membres du gouvernement américain et ceux de l’île, avec laquelle Washington entretient des relations diplomatiques officieuses.
La préparation du Taiwan Travel Act, adopté par le Congrès américain et entré en application après sa signature par le président des Etats-Unis, le 16 mars, avait suscité de virulentes protestations de la part de Pékin, en vain. Le texte constitue un rapprochement d’une portée inédite depuis le Taiwan Relations Act de 1979 qui énonçait les obligations, notamment de soutien militaire, de Washington vis-à-vis de Taipei après la rupture de leurs relations diplomatiques au profit de la Chine populaire.
Pour Pékin, la signature de la loi par le président américain et la nomination d’un nouveau secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, connu pour ses positions favorables à Taïwan, sont des signes de la détermination renouvelée du gouvernement Trump à jouer la carte de Taïwan dans sa confrontation avec la Chine, un an et cinq mois après le fameux appel téléphonique entre la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen et le candidat Trump, tout juste élu. Cette entorse aux usages avait irrité la Chine au plus au point. Cette fois, Pékin doit en outre se préparer à de possibles sanctions douanières américaines, dont le détail était attendu jeudi.
Ce contexte explique le ton farouchement nationaliste adopté par le président Xi Jinping dans son discours de clôture, mardi 20 mars, de la session annuelle du Parlement chinois. M. Xi a prévenu, au sujet de Taïwan – qui, pour la Chine, fait partie de son territoire – que « toutes les manœuvres et les sales tours déployés pour diviser la mère patrie ne peuvent que se conclure par un échec ».
« Un symbole très fort »
Le soir même, le porte-avions chinois Liaoning s’engageait dans le détroit de Formose, qui sépare l’île du continent. Un passage que les observateurs militaires à Taïwan estimaient prévu à l’avance pour coïncider avec la clôture de la session parlementaire chinoise. Le Liaoning, qui traverse plusieurs fois par an le détroit depuis 2016, n’en a toutefois pas franchi la ligne médiane.
A Taipei, le Conseil des affaires de Chine continentale, l’agence officielle chargée de la politique chinoise du gouvernement taïwanais, a appelé mardi M. Xi à « s’écarter de la voie habituelle des menaces et de la confrontation » pour « faire face à la réalité que les deux rives [du détroit] sont gouvernées chacune d’une manière différente ».
Washington avait de son côté dépêché le 20 mars à Taipei le secrétaire d’Etat adjoint pour l’Asie de l’Est et le Pacifique, Alex Wong. « L’objectif de la politique américaine est de s’assurer que le peuple de Taïwan peut continuer sur le chemin qu’il a choisi, libre de toute coercition » a déclaré ce dernier mercredi, lors d’un banquet auquel participait Mme Tsai.
Ce n’est pas la première fois qu’un secrétaire d’Etat adjoint américain se rend à Taïwan. Mais « jamais dans le passé on n’avait eu tant de visibilité et de publicité que pour la visite d’Alex Wong », explique le sinologue Gerrit van der Wees, spécialiste de Taïwan à Washington. Les restrictions que les Etats-Unis s’imposaient jusqu’à maintenant s’appliquent par exemple au secrétaire d’Etat adjoint à la défense. « Il faut s’attendre à une augmentation graduelle de la fréquence et de la visibilité des contacts entre officiels taïwanais et américains à des niveaux plus élevés », estime M. van der Wees. La nouvelle loi n’exclut pas les visites au plus haut niveau – c’est-à-dire présidentiel.
Pour June Teufel Dreyer, spécialiste des affaires militaires chinoises à l’Université de Miami, le Taiwan Travel Act est « un symbole très fort. Mais il faudra voir sa mise en œuvre », écrit-elle dans un courriel. Mme Teufel Dreyer estime que Washington, dont la représentation officieuse à Taipei, l’American Institute in Taiwan, emménagera dans un nouveau complexe cet été, pourrait par exemple nommer à Taipei un diplomate qui a servi ailleurs comme ambassadeur. Pékin a avancé couche par couche en mer de Chine méridionale et orientale, en mettant chaque fois les pays de la région face au fait accompli. « Les Etats-Unis pourraient faire de même en se dirigeant progressivement vers une reconnaissance formelle de Taïwan comme Etat souverain indépendant », écrit la chercheuse.
La carotte et le bâton
A Pékin, le très nationaliste Global Times a appelé à des mesures de rétorsion à la suite du Taiwan Travel Act et de la visite de M. Wong, notamment à refuser l’entrée du secrétaire d’Etat adjoint sur le territoire chinois, mais aussi à « se préparer à un conflit militaire direct dans le détroit ».
Tout porte à croire que Pékin va mener une stratégie double sur Taïwan : manier le bâton et continuer à faire pression sur le gouvernement pro-indépendance à Taipei, possiblement en le privant de nouveaux alliés diplomatiques. Mais aussi jouer de la carotte, notamment à destination d’une jeunesse qui se plaint à Taïwan de bas salaires. Trente et une mesures ont été annoncées par Pékin en mars pour donner aux Taïwanais s’installant en Chine un statut et des avantages similaires aux Chinois du continent. Cette initiative a provoqué de vives réactions à Taipei, où le gouvernement étudie ses propres contre-mesures pour limiter la fuite des cerveaux.
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* LE MONDE | 22.03.2018 à 10h48 :
https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/03/22/une-nouvelle-loi-americaine-suscite-de-vives-tensions-entre-la-chine-et-taiwan_5274746_3216.html
La géographie, sujet explosif en Chine
En janvier, le groupe Marriott a provoqué l’ire de Pékin en représentant sur son site Web Hongkong, Macao, le Tibet et Taïwan comme quatre Etats indépendants.
Vu de Shanghaï. Pas question de dépasser ni d’utiliser la mauvaise couleur ! Les entreprises étrangères qui opèrent sur le sol chinois sont prévenues : les cartes de Chine qu’elles présentent à leurs clients doivent être impeccables, autrement dit correspondre aux revendications territoriales du pays jusqu’au moindre îlot.
En janvier, plusieurs sociétés, dont Zara, Audi, Muji ou Delta Airlines, en ont fait les frais, à la suite d’un scandale impliquant la chaîne d’hôtels de luxe Marriott. Sur son site Internet, Hongkong, Macao, le Tibet et Taïwan étaient représentés comme quatre Etats indépendants, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’ire des internautes chinois.
En la matière, le droit à l’erreur n’existe pas, surtout quand ladite erreur porte sur des territoires contestés. Si le Tibet et Hongkong sont officiellement des zones chinoises, ils ont un statut particulier. Quant à Taïwan, l’île revendiquée par Pékin possède les caractéristiques d’un Etat, avec un gouvernement indépendant et une armée propre, mais pas de reconnaissance internationale. Le sujet de l’appartenance à la mère patrie provoque des réactions épidermiques chez la plupart des citoyens chinois.
Les risques ne se limitent pas à une très mauvaise publicité. Le 12 janvier, Marriott a reçu l’ordre de fermer tous ses sites et applications mobiles en Chine, et ce pendant six jours. La chaîne américaine, dont ce pays a assuré 19 % de la croissance en 2017, a tenté d’apaiser le courroux chinois.
Cartes jugées « problématiques »
« Marriott International respecte et soutient la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Chine. Nous présentons nos plus sincères excuses », a déclaré le directeur général du groupe, Arne Sorenson, dans un communiqué. Peu après, le groupe a publié un « plan de rectification en huit points », afin d’éviter de futures erreurs, dans un vocabulaire qui n’est pas sans rappeler les campagnes de « rectifications » idéologiques sous Mao Zedong.
La Chine de Xi Jinping, qui ne cesse de s’affirmer sur la scène internationale, ne saurait tolérer une remise en cause de sa souveraineté. A la construction d’îles artificielles en mer de Chine du Sud pour concrétiser ses revendications territoriales face à ses voisins s’ajoute l’inflexibilité quant à la représentation géographique du pays. En août 2017, déjà, Pékin avait lancé une campagne nationale contre les cartes jugées « problématiques ».
Certaines marques se trouvent prises entre deux feux. Fin janvier, la Chine a reproché à Muji, une enseigne japonaise de vêtements et d’accessoires pour la maison, d’avoir omis de représenter sur une carte les îles Diaoyu, administrées par le Japon sous le nom de Senkaku mais revendiquées par la Chine.
Mercredi 31 janvier, le Japon a protesté officiellement contre cette campagne, déclarant sans ambages : « Il n’y a pas de contentieux territorial à résoudre à propos des îles Senkaku. Nous ne pouvons en aucun cas accepter ces mesures, fondées sur les affirmations unilatérales de la Chine. »
Simon Leplâtre (Shanghaï, correspondance)
* LE MONDE ECONOMIE | 03.02.2018 à 10h28 • Mis à jour le 05.02.2018 à 08h49 :
https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/02/03/la-geographie-sujet-explosif-en-chine_5251316_3234.html