« Les torpeurs du syndicalisme s’observent à tous les niveaux, qu’il s’agisse du discours (incantatoire), de l’action (illusoire) ou de la stratégie (aléatoire) » (Michel Noblecourt, Le Monde , 25 juillet 2005). Le constat est sévère et il interroge toutes les composantes du mouvement syndical. Alors que toutes les enquêtes d’opinion montrent une attente importante vis-à-vis des organisations syndicales, que les salariés ont, à de nombreuses reprises, montré leur propension à se mobiliser, l’incapacité des organisations syndicales à peser sur le réel est patente.
Cette situation et les évolutions actuelles du mouvement syndical ne peuvent être comprises que si nous les situons dans une perspective historique. Après la Seconde Guerre mondiale, pendant la période des « 30 glorieuses », les salariés dans les pays capitalistes développés ont été en capacité de construire, dans une situation favorable, des rapports de force qui ont contraint le patronat de se situer dans une perspective de compromis social : développement de la protection sociale, augmentation du pouvoir d’achat, droits nouveaux, etc. À l’époque, pour reprendre la formule de l’ancien secrétaire général de FO, André Bergeron, « il y a toujours du grain à moudre » . Dans ce cadre, c’était la hauteur du compromis et sa fonction qui étaient les enjeux essentiels des débats. Pour FO, le compromis se faisait généralement au rabais et il était une fin en soi. Cependant FO pouvait justifier sa collaboration avec le patronat en faisant valoir qu’elle était en capacité d’obtenir des avancées, si minimes soient-elles, sans faire prendre aux salariés le risque de la grève. Pour la CFDT, qui était à l’époque dans une phase de radicalisation et en particulier pour ses courants de gauche, le compromis passé ne reflétait que des rapports de force momentanés et n’était qu’un moyen pour impulser de nouvelles mobilisations, le tout dans une perspective de transformation sociale visant à rompre avec le capitalisme.
Les années 1980 voient un changement radical de la situation correspondant à une inversion des rapports de force entre le patronat et les salariés. Non seulement les salariés subissent à cette époque des défaites sociales considérables avec la montée du chômage de masse, mais celles-ci s’accompagnent d’une crise profonde du projet de transformation sociale que l’effondrement de l’URSS a mis en évidence. Le capitalisme apparaît triomphant et la « fin de l’histoire » est même proclamée par les idéologues néolibéraux, le ralliement de la social-démocratie au social-libéralisme actant cette situation.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’action du capital avait été bornée et de nombreuses activités sociales lui avaient, de fait, échappé. La mondialisation néolibérale, sur la base de l’échec du mouvement ouvrier, apparaît d’abord comme la destruction des limites mises à l’activité du capital et la reprise, sur une échelle plus vaste, d’un processus de marchandisation qui veut embrasser tous les aspects de la vie sociale, et la vie elle-même. Le patronat considère que, maintenant, il n’y a plus de grain à moudre et qu’il est désormais hors de question de continuer à partager les gains de productivité avec les salariés. La logique de compromis social issue de la période antérieure disparaît. Le patronat ne laisse qu’une fonction au syndicalisme, celle d’accompagner socialement ses projets et, au mieux, de les amender à la marge. Cette orientation social-libérale est clairement revendiquée par la CFDT qui la développe de la façon la plus cohérente. Elle vise à faire de l’organisation syndicale le partenaire du patronat, voire à construire des projets en commun avec lui. Prenant acte d’un état momentané des rapports de forces, la CFDT théorise l’impossibilité pour le mouvement syndical de se battre pour des alternatives à la logique néolibérale.
Cette nouvelle donne a déstabilisé profondément FO dont l’orientation antérieure est privée de fondements. FO oscille entre une pratique d’accompagnement social des politiques patronales dans la plupart des branches professionnelles, un discours contestataire porté par ses secrétaires généraux successifs et un refus de toute remise en cause des formes institutionnelles où FO était en position de force. Dans un premier temps, la CGT réagit à cette nouvelle situation en développant une ligne purement contestatrice, un syndicalisme proclamatoire tournant au simple témoignage avec des relents fortement sectaires. Si cette orientation a permis de maintenir pendant une période difficile une opposition au patronat et au syndicalisme d’accompagnement, elle a été destructrice car totalement inefficace pour répondre à l’offensive patronale. La création en 1988 de SUD-PTT, la structuration progressive de l’union syndicale Solidaires [1], sur la base de nouvelles pratiques syndicales et du rejet des sectarismes, la création de la FSU en 1993, ont correspondu à un refus net du syndicalisme social-libéral confirmé par le rôle important de ces organisations lors du mouvement social de décembre 1995.
Une implication limitée dans le mouvement altermondialiste
Où en est-on, aujourd’hui ? Le mouvement de 2003 sur les retraites, la question du référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen et le rapport au mouvement altermondialiste illustrent les potentialités, les divisions et les limites du mouvement syndical. Le mouvement de 2003 a montré la capacité du mouvement syndical à mobiliser les salariés pour refuser une contre-réforme, tout en étant porteur de solutions alternatives concrètes permettant d’assurer, dans l’avenir, la fiabilité des régimes de retraites. Pourtant ce mouvement a échoué. La première raison de cet échec est évidemment l’attitude de la CFDT qui a poignardé dans le dos le mouvement. Comme en 1995, le choix du syndicalisme d’accompagnement a entraîné la CFDT dans un soutien aux politiques gouvernementales de remise en cause de l’État social. Mais l’échec du mouvement ne peut être réduit à l’attitude de la CFDT. Il renvoie à l’incapacité des organisations syndicales opposées à cette contre-réforme à proposer aux salariés, pourtant fortement mobilisés, des perspectives d’action qui leur auraient permis de gagner. La question de la stratégie d’action a été au cœur de l’échec du mouvement de 2003 avec notamment le débat sur la grève générale reconductible.
Le référendum sur le Traité constitutionnel européen est une autre illustration des difficultés du mouvement syndical. Certes de nombreux appels unitaires intersyndicaux contre le traité ont vu le jour, l’investissement de l’union syndicale Solidaires, le positionnement de la FSU et celui de la CGT, après de vifs débats, ont pesé dans la campagne. De plus la participation des structures locales dans les collectifs unitaires a été importante. Mais force est de constater que le poids du mouvement syndical dans cette campagne n’a pas été à la hauteur des enjeux, alors même que le débat portait essentiellement sur l’orientation néolibérale de la construction européenne. Là aussi, le positionnement de la CFDT en faveur du oui a correspondu à un choix stratégique en faveur d’un syndicalisme d’accompagnement des politiques néolibérales.
Le rapport du mouvement syndical à l’altermondialisme montre à la fois ses capacités, mais aussi ses limites à intégrer un phénomène nouveau. Le mouvement altermondialiste apparaît composé d’acteurs qui débattent et agissent ensemble à partir de leurs préoccupations propres. Il agglomère des organisations et mouvements ayant des terrains d’intervention éclatés, des histoires et des orientations politiques différentes. Il s’agit d’un mouvement profondément hétérogène. Cette diversité, loin d’être une faiblesse, est au contraire une force. Elle permet au mouvement altermondialiste d’occuper un large espace politique et d’être capable d’être présent sur de nombreux terrains de mobilisation sociale. Cette diversité est d’autant moins un obstacle que le mouvement est uni sur deux idées fortes : les droits des êtres humains – les droits économiques, sociaux, écologiques, culturels –, doivent l’emporter sur le droit du commerce, de la concurrence et plus globalement sur la logique du profit ; ce n’est ni aux marchés ni aux institutions financières, mais aux peuples de décider de leur avenir. Sur cette base, le mouvement syndical devrait être une composante essentielle de l’altermondialisme.
Ce n’est pas le cas et l’implication du mouvement syndical dans le mouvement altermondialiste reste limitée. Pour en rester à la France, si la FSU et l’union syndicale Solidaires y participent pleinement, la CFDT y est profondément hostile et FO n’a fait qu’une apparition sans lendemain lors du Forum social européen de Paris/Saint-Denis. Si la CGT participe au processus des forums sociaux, elle n’a pas réussi ou pas voulu articuler son orientation en faveur d’un « syndicalisme rassemblé » avec un travail en continu avec un mouvement altermondialiste qui, par ailleurs, est lui-même en phase d’autoréflexion.
Comment construire des rapports de force pour gagner ?
Ces trois exemples nous permettent de revenir aux critiques concernant la « torpeur » du mouvement syndical. « Discours incantatoire » d’abord. Il existe toujours un hiatus entre un discours et sa possibilité de mise en œuvre. L’incantation nait quand ce hiatus devient tel qu’il mine la crédibilité du discours. Si nous regardons l’histoire des luttes sociales, nous pouvons constater que de nombreuses revendications considérées comme totalement irréalistes à un moment donné sont par la suite rentrées dans les faits. Il est donc très difficile de déterminer ce qui est vraiment incantatoire de ce qui ne l’est pas, sauf à considérer qu’est incantatoire ce qui n’est pas accepté immédiatement par les classes dominantes. Pour le mouvement syndical, le passage à l’acte est la condition pour rompre avec l’incantation. Les questions décisives sont donc celles de la stratégie et de l’action.
« Stratégie aléatoire » ensuite. Le mouvement syndical est aujourd’hui partagé par des orientations stratégiques différentes qui ne regroupent d’ailleurs pas exactement les frontières de telle ou telle organisation. C’est l’acceptation ou le refus du syndicalisme d’accompagnement social qui est la clef pour comprendre les évolutions actuelles. La CFDT porte le plus clairement une orientation qui s’accommode des politiques néolibérales et qui vise simplement à en atténuer les effets. Face à une orientation syndicale social-libérale, la seule alternative cohérente est de construire un syndicalisme qui lie défense quotidienne des salariés et transformation de la société, qui se bat pour des projets alternatifs et qui vise à construire des contre-pouvoirs dans la société en construisant des rapports de force favorables aux salariés. C’est ce type de syndicalisme que l’union syndicale Solidaires veut développer. La clarification entre ces deux orientations est une des conditions pour que le mouvement syndical soit à la hauteur des enjeux actuels.
« Action illusoire » enfin. Comment construire des rapports de force pour gagner ? Il n’y a évidemment pas de réponse miracle à cette question. La recherche de l’unité d’action sans préalable sur des objectifs précis en est une des conditions. Mais celle-ci, pour absolument nécessaire qu’elle soit, est largement insuffisante. Ces dernières années ont montré la grande détermination du patronat et du gouvernement pour faire passer leurs projets. A cette détermination doit répondre une détermination encore plus grande des salariés. Certes, rien ne se décrète et nous savons qu’il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour que les salariés se mobilisent. Mais la conscience de l’inévitabilité de l’affrontement est une des conditions de sa préparation. Après de multiples échecs, les salariés ne se mobiliseront que s’ils ont la conviction que leur action puisse peser sur la réalité. Au mouvement syndical d’en créer les conditions. ?
Pierre Khalfa