Si on le compare aux carnages en Tchétchénie ou au Darfour, le massacre à petit feu des tribus baloutches dans les montagnes et les déserts du Sud-Ouest pakistanais n’entre pas encore dans la catégorie des grandes catastrophes humanitaires. Ils n’étaient « que » deux mille deux cent soixante à fuir leurs villages au mois d’août dernier pour échapper aux bombardements et aux mitraillages des avions de chasse F-16 et des hélicoptères de combat Cobra, dont les Etats-Unis ont équipé l’armée pakistanaise. Pourtant, alors que les pertes civiles ne cessent de s’accumuler, il devient plus difficile de passer sous silence le coût humain de la lutte des Baloutches (1) pour leur indépendance et ses résonances politiques dans d’autres régions du Pakistan multiethnique (2).
Déjà, dans la province limitrophe du Sind, des séparatistes qui manifestent avec les Baloutches une même hostilité au régime militaire à dominance pendjabie du président Pervez Moucharraf sont en train de ranimer un mouvement indépendantiste qui couvait sous la cendre depuis des années. Eux préconisent la création soit d’un Etat souverain, soit d’une fédération Sind-Baloutchistan qui s’étendrait sur toute la rive de la mer d’Oman, de l’Iran à la frontière indienne. Nombre de dirigeants sindis disent tout haut leur espoir que l’instabilité politique au Pakistan finira par convaincre l’Inde de les aider, militairement et économiquement, à faire sécession, comme pour le Bangladesh en 1971.
Les six millions de Pakistanais baloutches ont été incorporés de force au Pakistan lors de la création du pays en 1947. L’actuelle insurrection est la quatrième qu’ils aient déclenchée pour protester contre les discriminations économiques et politiques à leur encontre. L’une de ces confrontations, entre 1973 et 1977, a opposé parfois jusqu’à quatre-vingt mille soldats pakistanais et cinquante-cinq mille insurgés baloutches.
L’Iran, comme le Pakistan, était dans les années 1970 allié aux Etats-Unis. Le chah Mohammad Reza Pahlavi, craignant l’extension de la révolte au 1,2 million de Baloutches de l’Iran oriental, avait envoyé trente hélicoptères Cobra avec leurs pilotes pour aider Islamabad. Or Téhéran n’est plus l’allié de Washington, et ses relations avec le Pakistan sont mauvaises. Il dénonce l’utilisation de bases pakistanaises par les forces spéciales américaines pour lancer des opérations secrètes à l’intérieur de l’Iran, dans le but de soulever les Baloutches contre le régime du président Mahmoud Ahmadinejad.
Pour une part importante, la colère qui motive l’Armée baloutche de libération se nourrit du souvenir de la tactique pakistanaise de la « terre brûlée », utilisée au cours des affrontements passés. Lors de l’une des batailles effroyables de 1974, les forces gouvernementales, incapables de débusquer des unités de guérilla cachées dans les montagnes, avaient bombardé, mitraillé et incendié les campements de quelque quinze mille familles qui faisaient paître leurs troupeaux dans la fertile vallée du Chamalang, obligeant ainsi les guérilleros à sortir de leurs refuges pour protéger leurs femmes et leurs enfants.
Dans les combats actuels, la commission indépendante de défense des droits humains au Pakistan signale que « les bombardements et les mitraillages aveugles » sont à nouveau utilisés pour amener la guérilla à s’exposer. Six brigades de l’armée pakistanaise, auxquelles s’ajoutent des unités paramilitaires, pour un total de quelque vingt-cinq mille hommes, sont déployées dans les montagnes Kohlu et les régions alentour, où se déroulent les combats les plus acharnés.
Une féroce répression
Le régime du général Moucharraf a introduit des méthodes de répression nouvelles, plus féroces que celles de ses prédécesseurs. Naguère, l’arrestation des militants se déroulait en bonne et due forme, et ils étaient condamnés à des peines fixes dont leurs familles connaissaient la durée. Actuellement, les porte-parole baloutches évoquent des « enlèvements » et des « disparitions » à grande échelle, accusant les militaires pakistanais d’avoir arrêté des centaines de jeunes gens, sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre eux, et de les avoir emmenés vers des destinations inconnues.
Cette fois-ci, Islamabad n’est pas parvenu à semer la discorde entre les différentes tribus, contrairement au passé. En outre, il a désormais affaire à un leadership plus jeune, issu non plus des seuls rangs des chefs de tribu mais aussi d’une nouvelle classe moyenne instruite qui émerge depuis trois ans. Autre élément nouveau : l’Armée de libération constitue un corps de combattants mieux armé et plus discipliné qu’auparavant. Certains de ses dirigeants affirment que de riches compatriotes sympathisants installés dans les pays du Golfe financent l’achat d’armes sur le marché noir qui prospère le long de la frontière afghane.
Le président Moucharraf a souvent accusé New Delhi de fournir des armes aux insurgés baloutches et de l’argent aux séparatistes sindis, mais n’a jamais pu fournir de preuves. L’Inde balaie d’un revers de main l’idée qu’elle pourrait être tentée d’aider les insurgés du Sind ou du Baloutchistan. Elle affirme au contraire vouloir un Pakistan stable, en mesure de négocier un accord de paix au Cachemire pour que les deux pays mettent progressivement fin à leur coûteuse course aux armements. Elle se dit en même temps « préoccupée » par ces confrontations et a lancé des appels au dialogue politique. Cependant, bon nombre de commentateurs indiens semblent heureux de voir le président Moucharraf s’enliser au Baloutchistan et espèrent que cette crise va l’obliger à réduire son aide aux extrémistes islamistes du Cachemire.
Contrairement à l’Inde, l’Iran possède sa propre minorité baloutche, et les velléités nationalistes de celle-ci lui font peur. L’un des plus importants mouvements, le Parti du peuple baloutche, a déclaré le 5 août 2006 qu’un religieux radical chiite, l’hodjatoleslam Ibrahim Nekounam, récemment nommé ministre de la justice de la province iranienne du Sistan-Baloutchistan, a lancé une campagne de répression sous la conduite de la police secrète. Des centaines de membres de cette ethnie auraient été arrêtés et, dans de nombreux cas, accusés de collaboration avec les Etats-Unis puis exécutés.
Les Baloutches d’Iran sont moins nombreux, mais également moins politisés et moins bien organisés que leurs homologues pakistanais, et leurs principaux dirigeants rejettent l’idée de sécession, ou même d’union avec les Baloutches pakistanais. Le Parti du peuple baloutche, par exemple, fait partie d’une coalition regroupant des organisation représentatives des autres minorités mécontentes – les Kurdes, les Azéris et les Arabes du Khouzistan. Autrement dit, il aspire à une restructuration fédérale du pays, où Téhéran garderait le contrôle des affaires étrangères, de la défense, des communications et du commerce extérieur mais octroierait l’autonomie dans d’autres domaines aux trois régions où vivent ces minorités.
Au Pakistan, en revanche, où les Baloutches ont été radicalisés par des luttes armées périodiques contre Islamabad, nombre de leurs dirigeants croient que l’objectif de la révolte devrait être l’indépendance – sauf si le régime militaire accordait l’autonomie à la province. Celle-ci est prévue par la Constitution de 1973, mais les régimes militaires successifs, y compris celui en place, ont toujours refusé de mettre en œuvre cet engagement. Avant tout, les Baloutches comme les Sindis – et une troisième minorité ethnique, davantage assimilée, les Pachtounes – veulent en finir avec la discrimination économique que leur fait subir le groupe dominant des Pendjabis. La plupart des ressources naturelles du Pakistan sont situées au Baloutchistan – gaz naturel, uranium, cuivre et des réserves de pétrole potentiellement abondantes. Si 36 % du gaz produit au Pakistan provient de cette province, elle n’en consomme qu’une petite fraction, puisqu’il s’agit de la région la plus pauvre du pays. Depuis des décennies, les gouvernements centraux sous domination pendjabie ont privé le Baloutchistan d’une part équitable des fonds de développement et n’ont versé que 12 % des redevances dues à la province au titre du gaz qu’elle produit. De même, le Sind et la région pachtoune ont été systématiquement spoliés de leur part des eaux de l’Indus par des barrages qui en dirigent la plus grande partie vers le Pendjab.
Dans son intervention télévisée du 20 juillet 2006, le général Moucharaff a rejeté les accusations de discrimination économique à l’encontre des Baloutches et a annoncé le lancement d’un programme de développement dans la province pour un montant de plus de 39 millions d’euros, dont la moitié consacrée aux routes et à d’autres infrastructures. Les « véritables exploiteurs » des Baloutches, a-t-il affirmé, « sont les chefs de tribu, les sardars [qui ont] détourné les fonds de développement à leur profit » ; les forces armées ont été envoyées dans la province pour protéger le peuple de ses dirigeants ! Le président a dénoncé notamment Nawab Akbar Bugti, tué le 26 août, quand l’armée a fait sauter la grotte où il se terrait – cet assassinat a provoqué de violentes émeutes à travers le pays. Mais, en fait, ce qui caractérise l’actuelle insurrection est qu’elle est dirigée non par les patriarches tribaux mais par une nouvelle génération de nationalistes politisés.
Les écueils sur lesquels d’éventuelles négociations risquent d’achopper sont la fiscalité et les règles de partage des revenus du pétrole, du gaz et des autres ressources naturelles. La plupart des propositions de décentralisation faites par les dirigeants baloutches et sindis contestent la répartition actuelle des recettes fiscales collectées par le gouvernement central, répartition basée uniquement sur la population de chaque province et qui favorise donc le Pendjab. La proposition est de partager la moitié des revenus sur cette base démographique et l’autre moitié en fonction des sommes collectées dans chaque province. Et, puisque chacune dispose au Sénat du même nombre de représentants aux termes de la Constitution de 1973, la chambre haute devrait être dotée de pouvoirs plus étendus : c’est elle, et non le président ou le premier ministre, qui aurait le pouvoir de dissoudre une assemblée de province ou de déclarer l’état d’urgence. Des voix plus radicales se sont élevées pour exiger une stricte parité entre Baloutches, Pachtounes, Sindis et Pendjabis, aussi bien à l’Assemblée nationale que dans le recrutement des fonctionnaires et des militaires, indépendamment des disparités démographiques.
Mais toutes les factions s’accordent sur la nécessité d’une promotion massive des minorités dans la fonction publique et les forces armées, et toutes demandent des garanties constitutionnelles interdisant au gouvernement central de révoquer arbitrairement les autorités élues d’une province, comme le premier ministre Ali Bhutto l’a fait en 1973. De telles clauses de sauvegarde seront sans doute une condition sine qua non posée par les minorités, puisque le sentiment de l’autonomie leur importe autant que sa substance.
Les Baloutches ne représentent que 3,57 % de la population pakistanaise (165 millions d’habitants), et les trois minorités réunies n’en regroupent que 33 %. Pourtant, elles se réclament de régions ethniques qui couvrent 72 % de la superficie du pays. Pour les Pendjabis, la revendication de territoires aussi vastes constitue une véritable provocation, et ils sont peu désireux d’y accéder.
L’espoir d’un compromis constitutionnel est inséparable de l’évolution générale de la lutte pour la démocratie. Compte tenu du maintien du régime militaire, l’insurrection baloutche et le mouvement nationaliste sindi risquent de se radicaliser. Mais il est peu probable que les Baloutches, même avec l’aide des Sindis, viennent à bout des forces pakistanaises et réussissent à créer un Etat indépendant. A moins que l’Inde, dans le cadre d’une confrontation plus large avec Islamabad, n’intervienne. Mais l’avenir semble voué à la poursuite d’une lutte sans issue, dont la seule conséquence sera d’affaiblir encore plus le Pakistan.
Aux yeux de ces minorités, les Etats-Unis portent une responsabilité majeure dans la crise. C’est du matériel militaire américain qui est utilisé contre leur insurrection, et c’est l’aide économique de Washington à Islamabad qui permet au régime du général Moucharraf de survivre (3). Depuis le 11-Septembre, l’aide militaire a atteint 900 millions de dollars (y compris la vente de trente-six F-16 récemment approuvée par le Congrès), à laquelle devraient se rajouter 600 millions de dollars d’ici à 2009. L’appui économique se monte à 3,6 milliards de dollars en aides bilatérale et multilatérale, sans compter la remise de dettes de 13,5 milliards obtenue grâce à l’intercession de Washington.
Au lieu de pousser le président Moucharraf à engager des négociations pour un règlement politique de la question des minorités, comme l’ont demandé certains dirigeants de l’Union européenne, l’administration Bush considère ces problèmes comme une « affaire intérieure ». Pourtant, de nombreuses organisations de défense des droits humains ont appelé à des pressions internationales et critiqué les Etats-Unis, dont les armes sont détournées de leur fonction première – soutenir les actions de l’armée pakistanaise contre Al-Qaida et les talibans. Mais, tant que M. George W. Bush restera à la tête des Etats-Unis, il est peu probable que l’on assiste à un changement d’attitude à l’égard des dirigeants pakistanais.
Notes
(1) Les Baloutches, peuple qui parle une langue iranienne de la famille indo-européenne (comme la plupart des langues utilisées au Pakistan), sont des musulmans sunnites.
(2) Le Pakistan est formé de quatre provinces (le Sind, le Pendjab, le Baloutchistan et la Province de la frontière du Nord-Ouest), auxquelles il faut ajouter le district de la capitale fédérale Islamabad ainsi que les Territoires tribaux fédéraux (FATA) et l’Azad Cachemire (revendiqué par l’Inde).
(3) Lire Jean-Luc Racine, « La voie étroite du Pakistan », Le Monde diplomatique, juin 2004.