Lors d’un court speech devant les journalistes de la rédaction d’Al-Masry Al-Youm pour leur présenter leur nouveau chef, Salah Diab, l’un des propriétaires du quotidien égyptien [non gouvernemental] leur a asséné : “Nous sommes avec l’État, nous sommes avec le président. À présent, nous ne voulons avoir aucun problème [avec le pouvoir].”
Hamdi Rizk a été nommé en remplacement de l’ancien rédacteur en chef, Mohamed Al-Sayed Saleh, révoqué à la suite d’un titre de une qui n’avait pas eu l’heur de plaire au pouvoir. Au troisième et dernier jour des élections [présidentielles, le 28 mars dernier], le journal avait en effet titré : “L’État essaie de faire affluer les électeurs aux bureaux de vote pour le dernier jour des élections.”
Ce titre a valu au journal une campagne de dénigrement [dans les autres médias égyptiens, notamment ceux qui sont détenus par l’État]. Rizk apparaît aujourd’hui comme celui qui est censé sauver le journal. Les actionnaires l’ont choisi parce qu’il est connu pour ses relations au sein de l’appareil de l’État. Mais surtout, il sent bon le peuple, et manie parfaitement l’art de jouer au monsieur jovial qu’apprécient tant les instances du pouvoir.
Les titres remplacés par des slogans
Rizk, un des éditorialistes historiques du quotidien, n’a pas eu besoin de faire de grands efforts pour montrer qu’il était à la hauteur de la tâche qu’on lui avait assignée. Dans le premier numéro paru sous sa direction, Al-Masry Al-Youm apparaît sans titraille. À la place, on voit les photos de deux dames, accompagnées de slogans en dialecte égyptien. C’était une évidence qu’il souhaitait effacer la ligne caractéristique du journal et y étouffer toute tentative de rébellion, que ce soit en publiant une information ou en formulant un titre litigieux. Bref, avec Rizk, le journal de l’opposition s’est transformé en un titre fidèle au régime.
“Tout le monde dans la rédaction sait que nous sommes en période de transition. Pas seulement pour ce qui est des unes et de la mise en page, mais aussi pour ce qui est des orientations”, indique un des journalistes interrogés, qui travaille au journal depuis cinq ans. “Nous ne nous mêlerons plus de sujets politiques ni de droits de l’homme ou de questions relatives à la démocratie. Toutes les marges de liberté que nous avions acquises après la révolution du 25 janvier 2011 se sont évanouies d’un seul coup.”
Descente aux enfers pour la liberté de la presse
La crise d’Al-Masry Al-Youm reflète le sort de toute la presse égyptienne. Le deuxième mandat du président Abdelfattah Al-Sissi avait à peine commencé que les détentions de journalistes et les amendes touchant la presse indépendante ont fait leur retour. Le cas de Mohamed Abou Zeid, dit “Chawkan”, est significatif. Lauréat du prix de la liberté de la presse 2018 de l’Unesco, il croupit en prison depuis [près de] cinq ans [et le parquet a requis contre lui la peine de mort]. Il a été arrêté alors qu’il couvrait l’opération d’évacuation du sit-in de Rabaa Al-Adawiya [après la destitution de l’ancien président islamiste Mohamed Morsi. Cette évacuation s’était soldée par un massacre, avec des centaines de morts, entre le 14 et le 16 août 2013].
Au cours du premier mandat de Sissi déjà [2014-2018], le paysage médiatique avait beaucoup changé. Les entreprises appartenant à des “instances de souveraineté” [c’est-à-dire à l’armée] ont pris le contrôle des chaînes de télévision privées, quelque cinq cents sites Internet ont été censurés, et des journalistes égyptiens et étrangers ont été traduits devant la justice. Le but du pouvoir était de museler un espace qui avait répercuté les voix prorévolutionnaires.
Les sujets politiques bannis
Ainsi, en 2017, l’Égypte se situait à la 161e place – sur 180 – du classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Et il semble que les choses vont encore s’aggraver au cours du deuxième mandat de Sissi. En effet, les journaux ont reçu l’instruction de renforcer les contenus “de loisirs”, ce qui veut dire qu’ils ne s’occuperont plus guère de sujets politiques.
Ainsi, Al-Masry Al-Youm et Al-Shorouk [fleurons de la presse privée égyptienne, qui ont été un temps des hauts lieux des forces libérales du pays] ont déjà indiqué à leurs journalistes qu’il fallait davantage s’intéresser à la vie “culturelle et artistique” [ce qui peut signifier le showbiz] et à des “histoires humaines”, sans donner une dimension politique à leurs contenus.
Paranoïa généralisée
Récemment, le mensuel Al-Hilal, contrôlé par des capitaux publics, a fourni un bel exemple de l’autocensure qui règne dans les médias égyptiens. Le 2 février, il a retiré du marché tous les exemplaires de son numéro du mois, et a mis à pied quatre journalistes pendant deux semaines. Leur tort ? Dans un article sur “Les mères des présidents”, le nom de la mère du président Sissi avait été placé sous la mauvaise photo.
Paradoxalement, le plus grave pour le travail des journalistes est qu’il n’existe plus de lignes rouges. À l’époque de l’ancien président Hosni Moubarak, explique Khaled Dawoud, journaliste au quotidien Al-Ahram [détenu par l’État], tout le monde avait intériorisé les lignes rouges. Cela consistait à “ne pas parler du président, ni de l’armée, ni de la cause palestinienne, ni des clivages confessionnels [entre musulmans et coptes]”. En revanche, il y avait un espace pour les médias privés, qui pouvaient parler des figures de l’opposition ou critiquer des ministres. Depuis la prise de pouvoir de Sissi, “la moindre expression d’un quelconque avis est déjà de trop et peut avoir des conséquences dramatiques”.
De même, nous assistons à l’étatisation de tous les journaux et chaînes de télévision. Selon Dawoud, cela s’explique par la crainte obsessionnelle du président que les journaux pourraient contribuer à mobiliser l’opinion contre le régime. Et de rappeler un mot qu’on attribue à Sissi : “Quel chanceux, ce Nasser [le président et colonel égyptien au pouvoir de 1954 à 1970]. Il avait toute la presse de son côté.”
Ahmed Hassan
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