Dans quel moment se situe la Nakba de 1948 ? Dans le passé, comme le pensent, implicitement, la plupart des Israéliens ? ou dans l’avenir, comme le pensent, implicitement, beaucoup de Palestiniens et d’Arabes ? La réponse est : les deux.
Elle se situe dans le passé parce que des générations d’Israéliens sont nés sur place et n’ont connu d’autres pays. L’idée de les renvoyer là d’où ils étaient venus ou de les soumettre à un pouvoir arabe, surtout en ces temps d’explosions des velléités identitaires, s’apparente à un fantasme de science-fiction. La Nakba se situe dans le passé aussi parce qu’il y a également des générations de Palestiniens qui sont nés dans des pays tiers, dont ils font désormais intégralement partie, plus qu’ils ne font partie de la Palestine.
La création d’Israël date de la même époque que l’indépendance des pays arabes [la fin des mandats français et britanniques au Moyen-Orient]. Et pour toutes sortes de raisons, les deux événements ne veulent pas coexister. Soixante-dix ans plus tard, la création d’Israël a donné un résultat de loin plus solide que celui des indépendances arabes. Cette solidité ne réside pas seulement dans sa puissance militaire, mais également dans sa démocratie, son économie et son enseignement.
Mais la Nakba se situe également dans l’avenir (en sachant que le mot “avenir” n’est pas nécessairement positif). En effet, tant qu’Israël ne reconnaît pas la Nakba et n’en fait pas un sujet de débat, tant qu’Israël refuse de payer sa dette morale et politique envers les Palestiniens – ces Palestiniens qui ont été déracinés et chassés de chez eux –, et tant qu’il empêche la création d’un État palestinien, la question continuera de peser sur l’avenir.
Deux visions irréconciliables
Côté arabe, la situation des réfugiés palestiniens, maintenus en suspens dans ces pays, va dans le même sens. Les régimes arabes, tout comme leurs sociétés, les ont confirmés dans leur statut de Palestiniens et ont entretenu l’illusion de leur retour [en Palestine] pour la simple raison qu’ils ne voulaient pas les admettre en tant que citoyens chez eux. La fin des processus politiques de paix israélo-palestiniens allait exacerber les deux visions irréconciliables.
Prétendre que la Nakba appartient au passé, point à la ligne, est une supercherie et une imposture. Ceux qui défendent cette vision, assoient “l’indépendance israélienne” sur un cadavre caché, le cadavre palestinien. Cette indépendance a été présentée sous le seul angle de la rupture avec la souffrance des Juifs, et comme un point de départ vers un avenir meilleur. Et du même coup, il devint tabou de dire qu’elle a également sonné le début de la souffrance des Palestiniens. Et le mythe de la terre promise par Dieu aux Juifs a fait passer la version israélienne du débat politique au tabou sacré. Dans cette version, les Palestiniens apparaissent comme venus de nulle part, et sont réduits à n’être qu’un obstacle à la volonté divine.
Par ailleurs, ceux qui prétendent que la Nakba se situe dans l’avenir, point à la ligne, opposent aux mythes sacrés israéliens leurs propres mythes. Ils affirment qu’“Israël est le commissaire de l’impérialisme”, ou réduisent la souffrance des Juifs d’Europe à quelque chose qui oscille entre un mensonge sioniste inventé de toutes pièces (comme le disent les antisémites arabes) et un fonds de commerce instrumentalisé par les sionistes (comme le disent les Arabes qui se dédouanent de l’antisémitisme).
La Nakba sortira de l’histoire
La création d’Israël a été qualifiée de tous les noms. Elle en est devenue un événement à part, et comme tout ce qui est à part, cela réclame une solution particulière, au point que toute solution devient impossible. Les régimes militaro-nationalistes arabes n’ont pas été en reste pour généraliser cette conception d’une solution impossible. Ils l’ont adoptée parce que [dans la lutte contre Israël] elle leur procurait un ersatz de la légitimité qui leur manquait. Ainsi est née cette fameuse “cause palestinienne”, qui ressemble surtout à de la vendetta tribale dont on ne sort jamais, ni par la politique, ni par la guerre.
En se limitant à dire “La Nakba n’est que du passé”, Israël a tourné ses péchés initiaux en férocité, chassant toute sensibilité de son âme. De leur côté, les Palestiniens, qui n’en démordent pas et disent“Cette Nakba est notre avenir”, ont vu leur société s’islamiser en attendant l’heure de la revanche. Après soixante-dix ans de lutte entre les adeptes du “rien que le passé” d’un côté, et ceux du “rien que l’avenir” de l’autre, il est à craindre que la Nakba sorte de l’histoire. Seul le sacré peut l’accueillir. Et le sacré, dans ce bas monde, est devenu un mélange de haine, de boue et de sang.
Hazem Saghieh
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