Voilà un mois que les réseaux sociaux vivent au rythme d’une campagne inédite au Maroc. Sur Facebook, sur Whatsapp, à la radio et même sur les chaînes de télévision nationales, l’opinion publique est submergée par un déferlement d’informations, tantôt sur les réactions des entreprises visées par la campagne, tantôt sur les ripostes du gouvernement -souvent maladroites- aux « fake news » liées à ce mouvement jusque-là inessoufflable. Bref, tout un déchaînement médiatique et virtuel autour d’une campagne dont on ignore l’origine et que, vraisemblablement, personne n’a vue venir.
Si du côté de Sidi Ali, Afriquia et Centrale Danone, aucune communication officielle n’a été faite sur les éventuelles pertes liées au boycott de leurs produits, la campagne semble rencontrer un certain succès, du moins au vu de son écho grandissant sur les réseaux sociaux. En témoigne le foisonnement de pages et de groupes aux milliers de membres appelant au boycott dans ces espaces d’expression collective, devenus l’agora préférée des Marocains.
Même si la mécanique de mobilisation n’est pas toujours bien huilée, cette campagne, qui conteste essentiellement la cherté galopante de la vie au Maroc, est parvenue à faire couler tant d’encre et à susciter des remous jusque dans les hautes sphères décisionnelles. Plus aucun Conseil du gouvernement ni une plénière au parlement ne se tiennent sans que l’on y évoque le boycott et ses « risques » pour la santé de l’économie nationale. Pour autant, on n’y débat pas des réponses les plus appropriées aux messages lancés par ces citoyens qui refusent désormais d’être considérés comme des consommateurs basiques et malléables à l’envi, au comportement grégaire et attendu.
Le consommateur se prend en charge
Ces deux dernières années ont constitué des épisodes contestataires majeurs au Maroc. Du Hirak du Rif à celui de Jerada, la grogne de la rue marocaine s’est répandue comme une traînée de poudre à travers le pays, en dénonciation notamment de la dégradation du pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes. Si le feu de la contestation s’est éteint depuis, les plaies laissées par la répression de ces mouvements sociaux sont toujours vives du fait des arrestations dans les rangs de leurs membres actifs, qui ont chamboulé la vie de nombreuses familles dans ces deux régions.
Aujourd’hui, à la différence des deux Hirak, les partisans du boycott agissent en consommateurs plutôt qu’en activistes de terrain.
Pour l’économiste Mohamed Chiker, cette campagne est d’abord « un message signifiant que le consommateur marocain est en train de se prendre en charge« .
Autrement dit, plutôt que de s’engager dans un mouvement militant qui risque de se heurter aux contraintes légales organisant la contestation et l’occupation de l’espace public, les protestataires préfèrent désormais opter pour une démarche peu coûteuse et plus sécure.
« Les entreprises se retrouvent seules à devoir faire face aux réclamations du consommateur, en l’absence des autres canaux comme les syndicats, devenus peu crédibles aux yeux de la population« , explique le président du Centre de réflexion Aziz Belal (CERAB).
Qui poursuit : « En principe, lorsqu’on proteste, on va vers la négociation. Sauf qu’il n’y a pas de porte-parole des consommateurs ni des représentants de ce mouvement pour faire porter leur voix devant les entreprises concernées. C’est à la fois la force et la faiblesse de ce mouvement« .
Mais si elle manque à l’évidence d’organisation et de leadership, la campagne de boycott reste un message d’alerte fort à destination des pouvoirs publics, censés réguler la concurrence et juguler la hausse des prix. Un message qui rompt définitivement avec l’idée d’un consommateur marocain passif et docile.
Plafonnement des marges bénéficiaires à l’horizon ?
Les révélations sur les marges bénéficiaires des grands groupes sont elles aussi pointées du doigt par de nombreux citoyens, notamment chez les opérateurs des hydrocarbures, au premier rang desquels se hisse le groupe Afriquia.
Le débat en commission sur le rapport de la mission d’information parlementaire sur l’évolution des prix des carburants depuis leur libéralisation en 2015 a suscité un tollé sur la toile. Ce document de 74 pages montre que les importateurs de gasoil et d’essence ont augmenté considérablement leurs bénéfices, à commencer par Afriquia, suivie par la française Total, l’anglo-néerlandaise Shell et la marocaine Petromin Oils, épargnées par le boycott. Il en découle un fléchissement impressionnant des marges des distributeurs d’hydrocarbures depuis la libéralisation du secteur, dépassant les 15 milliards de dirhams, selon le rapport dont La Dépêche détient une copie.
Devant le scandale engendré par la diffusion dudit rapport dans la presse, le gouvernement El Othmani a promis un plafonnement des marges pour les pétroliers. Lahcen Daoudi, ministre délégué chargé des Affaires générales et de la Gouvernance, devrait d’ailleurs remettre au gouvernement sa proposition finalisée à ce sujet dans les prochains jours.
Le boycott aboutira-t-il à une réelle baisse des prix ?
Rien n’indique à l’heure actuelle que la campagne de boycott touche à sa fin. Car face aux exigences de baisse des prix manifestées par les consommateurs, deux des entreprises concernées ont jeté la pierre à l’État, sauf Afriquia, le mastodonte des carburants de Aziz Akhannouch qui a préféré garder le silence à ce jour. Sidi Ali et Centrale Danone, quant à elles, ont essayé via des communiqués officiels d’expliquer que leurs marges sont raisonnables par rapport aux coûts de production. En somme, la balle est lancée dans le camp de l’État, appelé à revoir à la baisse la taxation de ces produits de grande consommation.
Mais le système économique marocain actuel permet-il un dénouement en faveur des consommateurs ? Selon Mohamed Chiker, « L’absence d’une économie de marché au Maroc laisse peu de chances de réussite à un mouvement de boycott qui, en prenant pour cible une entreprise particulière, ne peut avoir pas de répercussions significatives sur le marché et, par conséquent, ne permettra pas une baisse des prix« . En effet, dans une économie libérale, la structure des prix est du ressort de la loi de l’offre et de la demande sur le marché, sans pour autant que l’État intervienne. Toutefois, les autorités sont tenues de garantir un terrain de concurrence juste et équitable pour tous les acteurs du secteur.
« Le Conseil de la Concurrence (gelé depuis 2013, ndlr) aurait pu avoir un rôle majeur à jouer durant cette campagne, en levant le voile sur d’éventuelles ententes des entreprises sur les prix« , argue Chiker, poursuivant que la fonction de cette instance « est décisive quand il s’agit de la fixation et du contrôle des prix« .
Le gouvernement à la rescousse ?
Il faut dire que le statu quo n’est dans l’intérêt de personne. Le gouvernement se dit « inquiet » de la situation, notamment du boycott du lait Centrale Danone. Les boycotteurs n’ont toujours pas obtenu les réductions de prix qu’ils réclament, et les trois sociétés concernées, si elles n’ont pas déclaré de pertes, subissent à longueur de journée reproches et dénigrements sur la toile. Car, comme nous l’explique le président de l’Association marocaine des Sciences politiques, Hassan Tariq, « La réussite -ou non- d’une campagne pareille se mesure également par ses répercussions sur la réputation des entreprises visées« .
A quoi faut-il s’attendre donc ? A un essoufflement inéluctable du mouvement face à l’entêtement du gouvernement et des sociétés ciblées ? Faut-il rappeler qu’il s’agit de trois entreprises leaders dans leurs secteurs d’activité respectifs, et qui opèrent dans des domaines vitaux de l’économie marocaine. Sauf que, du côté des internautes aussi, détermination et persévérance animent les frondeurs. Jamais la mobilisation populaire autour d’une cause n’a été aussi forte comme c’est le cas aujourd’hui. « Il s’agit d’un mouvement différent de tous les autres, mais qui vient en prolongement des contestations du Rif et de Jerada. Cette mouvance rompt avec la définition de l’engagement militant qui, lui, nécessite une stratégie de mobilisation suivie généralement d’un coût« , analyse le politologue.
A en croire l’économiste Chiker en revanche, l’Etat ne devrait pas tarder à prendre la main.
« Si le gouvernement constate de lourds impacts sur les trois entreprises, il se mettra certainement à la table des négociations avec elles pour réviser les prix à la baisse. Et pour ce faire, il devra revoir la taxation des produits boycottés, comme l’a exprimé Sidi Ali dans son communiqué”.
L’intervention du gouvernement est en effet plus que jamais attendue, notamment pour la question des investissements étrangers. A titre d’exemple, Centrale Danone est une filiale du géant laitier français Danone qui opère dans plusieurs pays. Les risques encourus par un groupe de cette envergure du fait d’un boycott prolongé peuvent avoir un impact sur l’attractivité du Maroc en termes d’investissements étrangers. D’où l’urgence d’une réaction des autorités, bien que l’exécutif en place ne nous y ait pas habitué…
Amine Derkaoui
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