Et Tariq Ramadan… parla des femmes. Pas de la sienne, avec laquelle il est marié depuis plus de trente ans. Plutôt de celles qui le contactent, à travers les réseaux sociaux, souvent à l’issue de chacune de ses apparitions télévisées. De celles qui s’adressent autant à l’homme qu’au prédicateur musulman. « Je suis une personne publique, je reçois énormément de messages de type religieux, c’est vrai, dit-il aux trois juges qui l’interrogent, ce mardi 5 juin, dans les locaux du tribunal de grande instance de Paris. Mais je vais vous dire un truc, en 2005, j’ai été élu parmi les sept hommes les plus sexy du monde par un journal suisse, Le Matin. J’ai été très sollicité pour autre chose que le plan religieux. »
Cet intérêt des femmes à son égard, qu’il décrit longuement, le quinquagénaire s’en accommode. « C’est un constat objectif que je fais, être sollicité parce qu’on plaît, ça n’a rien de gênant », assure Tariq Ramadan au cours de son long interrogatoire, que Le Monde a pu consulter. Et d’ajouter : « Il y a toujours eu ça dans ma vie. C’est moi qu’on vient chercher, ce n’est pas moi qui cherche. C’est moi qui suis harcelé. »
Rapports « dominé-dominant »
Mis en examen le 2 février pour « viol » et « viol sur personne vulnérable », plus de trois mois après les plaintes de Henda Ayari et de « Christelle » (un prénom d’emprunt), les 20 et 27 octobre 2017, l’islamologue suisse avait jusqu’alors refusé de parler de sa sexualité et de son rapport aux femmes. Comme si, au-delà de sa défense judiciaire, s’ajoutait une dimension religieuse et de réputation, l’empêchant d’évoquer le sujet, pourtant au cœur de la procédure judiciaire. En fin de garde à vue, le 1er février, il avait opposé son droit au silence à de nombreuses questions des policiers – concernant le port ou non du préservatif lors de ses rapports, l’existence de relations hors mariage, ses pratiques sexuelles… –, et même refusé de signer plusieurs procès-verbaux.
Mardi, Tariq Ramadan a continué à nier toute relation sexuelle avec ces deux plaignantes. Confronté à des échanges sur Skype, il reconnaît ce qu’il définit comme « des rapports de nature sexuelle et virtuelle » avec « Christelle ». Mais conteste fermement l’avoir emmenée dans sa chambre d’hôtel, lors de leur rencontre au Hilton de Lyon, le 9 octobre 2009. La femme dit avoir vécu des scènes d’une grande violence, ce jour-là. « Pure invention. Rien de tout ça n’est vrai », répète-t-il face aux juges. Il dément avoir envoyé les SMS que « Christelle » a montrés aux enquêteurs. Quel était son état d’esprit ce jour-là, en la voyant pour la première fois, après un « jeu de séduction » de plusieurs mois ? « Je n’attend [ais] absolument rien de cette rencontre », assure-t-il.
Alors qu’il est, depuis début mars, visé par la plainte d’une troisième femme, Mounia, ancienne escort-girl, Tariq Ramadan a en revanche admis des rapports sexuels avec cinq femmes figurant dans le dossier d’instruction. « Oui, il m’est arrivé d’avoir des relations extraconjugales », a-t-il expliqué. Mounia, qui a apporté des éléments matériels désormais versés au dossier d’instruction, en fait partie. Tout comme deux témoins sous X, aux récits circonstanciés, qui ont décrit des scènes de viol mais n’ont pour l’instant pas porté plainte.
« DANS LE CADRE DE CONSENTEMENT ET DE COMPLICITÉ, J’AI PU AVOIR DES RELATIONS DONT À AUCUN MOMENT JE NE PEUX UTILISER LE MOT VIOLENT »
TARIQ RAMADAN
Dans chaque cas, il s’agissait de relations consenties, a assuré le petit-fils du fondateur des Frères musulmans. « Je suis profondément révolté d’être là où je suis, explique-t-il. Car, de toute ma vie, je n’ai jamais exercé de violence sur une femme, et quand une femme m’a dit non, c’est non, il n’y a pas à tergiverser là-dessus. Au sens de l’indicatif présent absolu. »
Evoquant sa pratique de rapports « dominé-dominant », Tariq Ramadan réfute la moindre contrainte exercée sur ses partenaires. « Dans le cadre de consentement et de complicité, j’ai pu avoir des relations dont à aucun moment je ne peux utiliser le mot violent, car la violence suppose qu’on l’impose à l’autre. En revanche, je parle de rapports fougueux, de domination, je n’ai eu dans ma vie que cela. » Pour illustrer ses dires, il s’appuie sur l’exemple de Denise W., qui a parlé de sa relation consentie avec lui, entre 2005 et 2009.
« M. Ramadan pleure »
Les juges lui demandent de réagir aux propos de cette ancienne maîtresse – « Il aime les paroles vulgaires, il aime sentir qu’il domine, il me disait qu’il me voulait soumise mais je n’étais pas dans ce registre-là. J’ai senti qu’il avait envie de dévier dans une sexualité hard, presque violente. Par exemple, il me tirait par les cheveux. Je lui ai dit que je n’aimais pas ça. Il n’a pas continué. » Réponse de Ramadan : « Qu’est-ce que je retiens de tout cela ? Une chose capitale : elle me dit non, et j’ai arrêté. » Quelques questions plus tard, il précise :
« Pour moi, quand on parle de violence, c’est une chose qu’on subit sans consentement, sinon ce n’est pas de la violence. »
Mais qu’en est-il des autres femmes, celles qui parlent de viol ? L’emprise que le théologien aurait pu avoir, de par sa position d’autorité en matière religieuse, pourrait-elle expliquer que certaines d’entre elles aient subi des relations de domination sans pour autant oser faire part de leur désaccord lors de rapports sexuels ? Tariq Ramadan réfute s’être servi de sa position : « Il y a une différence entre avoir un statut public et le fait que j’en use. » Il n’a pas utilisé, explique-t-il, son rôle de « référence religieuse pour mener les femmes à quelque chose d’ordre sexuel. Je m’inscris en faux, totalement en faux, ça n’est jamais arrivé. » S’il acceptait d’entamer des conversations avec certaines, il assure ne pas avoir profité de la religion pour glisser vers des sujets plus intimes, comme le dénoncent pourtant les plaignantes et les témoins sous X.
« Toutes les personnes qui viennent à moi sur le plan religieux, je ne reste que sur le plan religieux. Je n’utilise pas l’un pour l’autre », explique-t-il, se défendant d’un quelconque mélange des genres. Les juges n’ont pas relevé. Pourtant, ces propos peuvent paraître en contradiction avec ce qu’avait dit le même Tariq Ramadan aux policiers, lors de sa garde à vue, le 31 janvier. Interrogé sur les premiers sujets abordés avec « Christelle » lors de leurs échanges de messages, il avait répondu : « Dans un premier temps, essentiellement des questions de religion. »
« MON DISCOURS PUBLIC A TOUJOURS ÉTÉ DE DIRE QUE J’ESSAYAIS D’ÊTRE CE QUE JE DISAIS »
« Au nombre de sollicitations que j’ai eues, j’ai dit très, très, très souvent non », a rappelé le théologien, mardi. Puis, les relations engagées, il rappelle : « Je n’ai jamais voulu passer pour un homme parfait. (…) J’ai eu des hauts et des bas, des fois où j’ai été totalement en cohérence avec mes principes et d’autres où j’étais plus fragile. » Après une journée passée au tribunal, la fatigue s’installe, la tension aussi. « M. Ramadan pleure », notent, à deux reprises, les greffières.
En fin de soirée, mardi, Tariq Ramadan et son avocat ont signé la retranscription de ces longues heures d’audition. Avant que le théologien ne retourne à la prison de Fresnes (Val-de-Marne), où il est actuellement détenu, une phrase de l’interrogatoire a cependant été changée, à la demande des deux hommes. « A la relecture, M. Ramadan et son conseil font observer que (…) M. Ramadan a déclaré : “Mon discours public a toujours été de dire que j’essayais d’être ce que je disais”, et non pas : “mon image publique était de faire ce que je disais, j’ai toujours dit ça.” »
Yann Bouchez
* « Ce que Tariq Ramadan a dit devant les juges ». LE MONDE | 09.06.2018 à 06h38 • Mis à jour le 09.06.2018 à 13h43 :
https://abonnes.lemonde.fr/police-justice/article/2018/06/09/les-rapports-fougueux-de-tariq-ramadan-avec-les-femmes_5312034_1653578.html
Affaire Tariq Ramadan : la bataille se durcit entre maîtres Szpiner et Marsigny
Entre l’avocat des plaignantes et celui de la défense, la tension monte par médias interposés.
Dans l’affaire Tariq Ramadan, depuis l’audition par les juges, mardi 5 juin, du prédicateur musulman accusé de viols, la bataille de la communication entre avocats n’a jamais été aussi âpre. Le dernier épisode remonte à vendredi 8 juin, lorsque Me Francis Szpiner, l’avocat de deux plaignantes, Henda Ayari et Mounia, a, sur un plateau télévisé, traité son confrère, Me Emmanuel Marsigny, défenseur de Tariq Ramadan, de « menteur ». « Je l’invite à me poursuivre en diffamation, a-t-il ajouté. Et devant les juges, nous nous expliquerons. »
La raison de ce courroux ? Une conférence de presse improvisée d’Emmanuel Marsigny, mardi 5 juin au soir, à l’issue d’un « interrogatoire extrêmement long » au tribunal de grande instance de Paris. « Les magistrats ont considéré, à la suite des explications de Tariq Ramadan et des documents qui ont pu être fournis, qu’il n’y avait pas lieu de le mettre en examen concernant Mounia, explique-t-il alors à une poignée de journalistes et de caméras. C’est bien évidemment un tournant dans cette affaire. »
La déclaration est rapidement reprise par les agences de presse. Dans les titres, l’accent est mis sur le fait que « Tariq Ramadan échappe à une mise en examen » après avoir été interrogé sur les accusations de cette ancienne escort girl qui, le 7 mars, a porté plainte contre lui pour viols, plus de quatre mois après les deux premières plaignantes.
« Incohérences » et « mensonges »
Cette présentation des faits a ulcéré les avocats des plaignantes, Mes Francis Szpiner et Eric Morain. Car s’il est vrai que Tariq Ramadan n’a pas été mis une troisième fois en examen, comme les juges auraient pu le faire, elles ne l’ont pas questionné sur les accusations de Mounia lors de l’interrogatoire, que Le Monde a pu consulter.
« Des investigations sont en cours, vous serez interrogé ultérieurement sur ces faits », lui ont indiqué les magistrates, en fin d’audition, tout en demandant au mis en cause s’il souhaitait faire connaître sa position, « sous le statut objectif de témoin assisté », quant à la plainte de Mounia. « Surpris » de ne pas avoir été interrogé sur cette « troisième personne », Tariq Ramadan ne s’est pas privé de donner sa version, évoquant une relation consentie. Il devrait être à nouveau convoqué en juillet.
« Oui, il y a bien un tournant. Ce n’est pas celui dont parle Emmanuel Marsigny, mais plutôt le fait que le masque de Tariq Ramadan tombe », affirme au Monde Me Francis Szpiner, en référence aux relations extraconjugales que le théologien a reconnues.
Au-delà de cette joute technico-judiciaire, les piques se multiplient par médias interposés. Auprès de Franceinfo, Me Marsigny a dénoncé les « incohérences » et les « mensonges » de Henda Ayari, qui date désormais le viol dont elle accuse Tariq Ramadan au 26 mai 2012, et non plus en mars-avril de cette même année. « On change d’hôtel, on change de date, bientôt on changera aussi d’auteur des faits », a-t-il ironisé, fin mai, peu après une nouvelle audition de la plaignante.
« Me Marsigny traite ces femmes de menteuses, mais en termes de mensonges, celui qui tient une double vie faite de dissimulations depuis plusieurs années, c’est Tariq Ramadan », rétorque Francis Szpiner. Une brutalité verbale assumée des deux côtés.
Yann Bouchez
* LE MONDE | 09.06.2018 à 09h56 • Mis à jour le 09.06.2018 à 18h24 :
https://abonnes.lemonde.fr/police-justice/article/2018/06/09/affaire-tariq-ramadan-la-bataille-se-durcit-entre-maitres-szpiner-et-marsigny_5312115_1653578.html