« Ils ont tout volé, tout détruit, se lamente, au téléphone, Norodin Alonto Lucman, chef d’une influente famille musulmane de Marawi. Ce qu’ils ont fait n’est pas islamique, d’autant que c’est l’une des grandes villes musulmanes des Philippines. »
Il y a un an, cette cité tombait aux mains de combattants de l’organisation Etat islamique (EI) et ce notable se distinguait en cachant chez lui une soixantaine de chrétiens, qui auraient, sinon, été tués ou pris en otage par les assaillants.
Il faudra cinq mois aux troupes au sol et aux vieux bombardiers de l’armée philippine, appuyés par les avions de reconnaissance américains, pour les déloger, dans ce qui fut la plus importante démonstration de force du groupe djihadiste en Asie du Sud-Est. Les combats firent plus de 1 100 morts. La cité est un champ de ruines, les murs sont criblés d’impacts, les minarets ont vacillé et les soldats craignent les engins non explosés. Certaines familles ont pu brièvement accéder aux décombres pour récupérer ce qu’il reste d’effets personnels.
Il n’y a plus de combattants dans la zone urbaine. Beaucoup ont été tués durant le siège. Les survivants se sont repliés dans la jungle autour du lac Lanao. Ils sont un défi loin d’être réglé et qui pourrait rapidement revenir hanter les Philippines. « Ils ne sont plus dans la ville, mais ils recrutent et s’entraînent autour du lac », constate le colonel Romeo Brawner, vice-commandant de la force qui lutte contre l’EI dans cette région de l’extrême sud de l’archipel.
« Ils ont pillé les banques »
Parmi les 313 insurgés dont la fuite a été évoquée par l’armée philippine après la reprise de la ville, un homme en particulier inquiète les autorités de Manille : Owayda Benito Marohomsar, connu sous le nom de guerre « Abou Dar ». Selon le renseignement militaire philippin, il est le seul survivant parmi les dix planificateurs du siège de Marawi. Il est plus jeune et moins expérimenté que ne l’était Isnilon Hapilon, leader du groupe Abou Sayyaf, associé à Al-Qaida avant d’être désigné « émir » de la franchise de l’EI en Asie du Sud-Est, abattu par un sniper lors de la fin des combats urbains, en octobre 2017.
Hapilon avait derrière lui des années de combat et de prises d’otages dans la jungle, mais son potentiel successeur a quelques arguments pour lui : il aurait maintenu des connexions avec l’étranger, même si ses liens actuels avec l’EI en Syrie et en Irak, organisation elle-même affaiblie, ne sont pas clairement établis. La franchise du groupe djihadiste aux Philippines fonctionne de manière autonome, cherchant principalement dans l’EI un étiquetage attractif pour recruter auprès de la jeunesse locale.
Abou Dar est originaire d’une petite ville, Pagayawan, située au sud du lac Lanao, toujours théâtre d’affrontements armés et autour duquel la population musulmane, les Maranao, nourrit un profond ressentiment à l’égard des politiques de Manille et de la majorité chrétienne. Enfin, lui et ses compagnons auraient sorti pour 500 millions de pesos, soit un peu plus de 8 millions d’euros, de la ville saccagée. « Ils ont pillé les banques, les commerces, les maisons, sorti les fonds et utilisent aujourd’hui cet argent pour recruter des jeunes », dit le colonel Brawner.
Reconstruction par la Chine
L’EI ayant perdu ses tireurs les mieux formés, l’armée philippine estime qu’il n’est plus pour le moment en mesure de monter une opération aussi ambitieuse – Marawi comptait 200 000 habitants et des casernes militaires. Le repli dans la jungle est une nécessité pour préparer les nouvelles recrues et se reconstituer. Des combats ont encore lieu régulièrement avec l’armée dans les marécages et autour des villages encerclant le lac. « Pour l’heure, ils sont affaiblis, ils n’ont pas la capacité de se lancer à l’assaut d’une ville de la taille de Marawi, mais pourraient par contre tout à fait prendre l’armée en embuscade ou planifier des attentats dans les grands centres urbains », dit le colonel Brawner.
L’ampleur du siège de Marawi a rendu attractif le front djihadiste philippin, auparavant cantonné à des zones rurales reculées. En février 2018, la police philippine a arrêté pour possession illégale d’armes et d’explosifs un Egyptien entré dans le pays avec un passeport tunisien trois mois plus tôt et qui, selon les autorités, entendait recruter des Philippins pour l’EI.
Ce recrutement est facilité par la frustration de la population locale face à la lenteur des autorités à faire adopter un projet de loi précisant les contours d’une région autonome musulmane à Mindanao. La destruction est un autre facteur de colère : les assaillants djihadistes sont les premiers responsables, mais la stratégie de bombardement intense de la ville par l’armée, faute de préparation de ses hommes au sol aux combats urbains, la laisse en ruines et ses habitants déplacés, révoltés.
Il faudra repartir de zéro. Le président Rodrigo Duterte, particulièrement proche de la Chine, aussi généreuse que peu regardante sur sa sanglante guerre contre la drogue, est déjà en négociation avancée avec une entreprise publique chinoise. Elle pourrait se charger de l’essentiel de la reconstruction. Les musulmans des environs de Marawi craignent de voir une nouvelle fois leur destinée leur échapper. « Il y a beaucoup de colère contre le gouvernement et l’armée. Notre ville a été détruite et les habitants redoutent que la reconstruction se fasse sans eux. Ils ne sont pas consultés, cela n’a rien de démocratique », dit Samira Ali Gutoc, responsable de la Ranao Rescue Team, une organisation de la société civile de Marawi. Elle souligne que cette manière de faire renforce la tentation, pour la jeunesse locale, de rejoindre les djihadistes. « Ils offrent de l’argent, une arme et une forme de reconnaissance à des jeunes qui n’ont plus rien d’autre », constate-t-elle.
Harold Thibault