Il semblerait que la cote de popularité de Nikol Pachinian a cessé de monter. Oui, car elle est au top. Le “Premier ministre connecté” continue à se filmer en direct sur sa page Facebook, à agir dans la plus grande transparence ; sans détour et fidèle à ses principes, il met en œuvre ses promesses qui se résument en deux points : des élections législatives anticipées et l’éradication de la corruption.
Pour les législatives, ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît : conformément à la Constitution, il est possible de convoquer une élection anticipée dans le cas où, par deux fois, le Parlement ne parviendrait pas à nommer un Premier ministre. Or il en a nommé un. Mais le chef de l’État a promis malgré cela de renouveler le Parlement dans le courant de l’année. Pour le second point, tout est beaucoup plus simple : l’Arménie est secouée pratiquement tous les jours par de retentissants scandales au centre desquels se trouvent des personnalités influentes telles que les frères de l’ancien Premier ministre Serge Sargsian.
Hier encore totalement inconnu, Artur Vanetsian est presque devenu un héros national, homme fort de Pachinian dans la lutte contre la corruption, lorsqu’il a été nommé à la tête de la Sécurité d’État. Le colonel a commencé par fermer la société monopoliste arménienne de services douaniers Norfolk Consulting en l’accusant de malversations et fraudes fiscales. Cette société avait été créée à l’été 2017 et était connue pour “insister” auprès des importateurs en tant qu’unique prestataire pour les formalités douanières et “créer des problèmes” aux récalcitrants. Armen Ounanian, ancien directeur financier de Gazprom Arménie, assurait la direction générale de la société, tandis que l’ancien ministre des Finances Vardan Aramian et l’ancien Premier ministre Karen Karapetian dirigeaient la filiale locale de Gazprom.
Des révélations en cascade
La Sécurité d’État a mené des perquisitions dans les bureaux de Norfolk Consulting et au domicile d’Armen Ounanian. Il en est ressorti que la société falsifiait la nature des marchandises dans les déclarations, ne respectait pas la législation dans ses contrats de prestations et bénéficiait d’une protection, disons, pas vraiment légale de la part de l’exécutif arménien. En seulement neuf mois d’existence, la société avait “optimisé” près de 6 millions d’euros d’impôts, auxquels s’ajoutent les 430 000 euros en liquide retrouvés lors de la perquisition chez le directeur général. Pour un État dont le budget annuel s’élève à 2,5 milliards d’euros, c’est plus qu’une grosse somme. Armen Ounanian a reconnu les faits et s’est engagé à réparer les dommages. Les formalités douanières pour les marchandises, qui demandaient jusque-là plusieurs jours de délai, ne prennent plus qu’une heure.
Puis la Sécurité d’État a “jeté son dévolu” sur les chaînes de supermarchés locales, toutes en même temps. Pendant que les Arméniens abasourdis suivaient l’affaire Norfolk Consulting, des agents encagoulés prenaient d’assaut les magasins de l’enseigne Erevan City, propriété du député oligarque Samvel Alexanian. Les médias locaux l’avaient baptisé “l’oligarque personnel de Serge Sargsian” en raison de son inestimable soutien financier dans les campagnes électorales de l’ancien président de la République et président du Parti républicain d’Arménie. Il en est ressorti qu’Erevan City, ainsi que 11 autres importantes chaînes de commerces de détail, falsifiait leurs comptes depuis des années, échappant ainsi à l’impôt et générant un préjudice de plusieurs millions d’euros pour l’État. Et que les dirigeants précédents des services de sécurité et de l’administration fiscale les avaient couverts. Ce scandale a contraint l’oligarque-député Samvel Alexanian à quitter le groupe parlementaire du Parti républicain d’Arménie, tout comme son collègue Artak Sargsian (député, patron de la chaîne de supermarchés SAS).
Ces révélations paraissaient déjà absolument énormes. Elles occupaient toutes les conversations dans les cuisines et les cafés, mais il s’avéra rapidement que ce n’était qu’un début. Le 16 juin, les agents de la Sécurité d’État se sont présentés chez l’un des “intouchables” : ils ont arrêté le général Manvel Grigorian, député républicain. On l’appelle simplement “général Manvel”. Il était à la tête de l’Union des volontaires Yerkrapah, organisation paramilitaire de la guerre du Haut-Karabakh qui a donné naissance à l’armée arménienne d’aujourd’hui. Au début des années 2000, Manvel Grigorian s’est affiché en fidèle frère d’armes du président de l’époque Robert Kotcharian et de Serge Sargsian, alors ministre de la Défense. Il fut promu au grade de général, puis de général de division, occupa durant huit ans le poste de vice-ministre de la Défense ; il siégeait au Parlement depuis 2012. Le général s’était installé dans la ville d’Etchmiadzin (Vagharchapat) dans la région d’Armavir et y régnait en maître.
Argent en liquide, stock de munitions et petit zoo
La nouvelle de l’arrestation du général a secoué la ville. On disait qu’il était soupçonné de détention illégale d’armes. Grigorian a été arrêté en journée, et le soir même un rassemblement de soutien était organisé par le maire de la ville, Karen Grigorian, le fils de Manvel. Sauf que le lendemain, les services de sécurité ont diffusé une vidéo de la perquisition menée chez le général Manvel. Deux cent mille dollars en liquide, plusieurs dizaines de titres de propriété de biens immobiliers, des lance-roquettes, du trinitrotoluène (explosif), des grenades, des dizaines de fusils et de pistolets. Bref, l’arsenal nécessaire pour former une petite armée privée. Le général avait également trois parkings, le premier abritant des voitures de luxe, le deuxième des voitures de collection, et le troisième des véhicules tout-terrain. Pour finir, le héros du Karabakh s’était constitué un petit zoo avec tigres, ours, autruches et autres animaux sauvages.
Mais ce qui a véritablement choqué l’opinion, c’est la découverte, lors de cette perquisition dans la luxueuse villa de Manvel Grigorian, d’un stock de vivres destiné au front lors de la guerre de quatre jours dans le Haut-Karabakh [en avril 2016]. Voici le contexte : lorsque en 2016 la situation dans la zone du conflit s’est brusquement envenimée et que des combats ont éclaté, les Arméniens et la diaspora arménienne ont entrepris d’envoyer de l’aide au front, collectant de l’argent, des vivres, des équipements militaires, des munitions. Une grande partie de cette aide avait alors transité par l’Union des volontaires Yerkrapah, et, comme on le découvre aujourd’hui, n’était pas allée bien loin.
On a trouvé chez Manvel des rations militaires : des milliers de boîtes de corned-beef. Il s’en servait pour nourrir ses animaux. Il s’est avéré par la suite que ce qui avait été découvert dans sa villa d’Etchmiadzin n’était qu’une infime partie du stock. Le général avait réparti ces réserves stratégiques entre toutes ses propriétés en Arménie et au Karabakh. Et elles n’étaient pas seulement composées de vivres. Au cours des perquisitions, on a trouvé des bandages, des médicaments, du linge, du papier toilette, du lait concentré, de l’huile de tournesol… Tous ces produits avaient été collectés par les écoles, les crèches, les universités, les associations, de simples citoyens. Au bout d’un moment, les enquêteurs ont arrêté de compter les produits en paquets et en unités et sont passés au kilo et à la tonne. On a également retrouvé un tout-terrain aménagé en ambulance offert spécialement par les Arméniens de Russie aux soldats du front, et même des lettres d’écoliers qui accompagnaient les colis que les enfants envoyaient aux soldats. Le Parlement a levé son immunité parlementaire. Le général attend son procès. Voilà comment le “roi et maître” d’Etchmiadzin s’est retrouvé en détention provisoire dans une cellule de la Sécurité d’État d’Arménie. Dans le Karabakh, il est question de lui retirer son titre de héros national.
Le cercle rapproché de l’ancien président
Après le général Manvel, les forces de l’ordre arméniennes sont passées à l’entourage de l’ancien président Serge Sargsian. Le premier sur la liste était Vatchagan Kazarian, ancien second de sa garde rapprochée. Surnommé le “Vatcho de Serge”, il est propriétaire de l’une des boîtes de nuit en vogue à Erevan. Il y a quelques jours, les agents de la Sécurité d’État ont fait irruption dans l’établissement et ont découvert plus de 1,5 million de dollars en liquide. Ajoutons à cela une somme similaire découverte dans la maison de son épouse. Kazarian a été arrêté le 25 juin alors qu’il sortait de la banque où il venait de retirer 1 million de dollars et s’apprêtait à en retirer encore 3,2 millions. Il est actuellement en détention.
Parallèlement à l’arrestation de Kazarian, le Parquet général arménien a annoncé l’ouverture d’une enquête pénale à l’encontre de Levon Sargsian, frère de l’ancien président Serge Sargsian, pour fraude fiscale et faillite frauduleuse de sa fondation. Sa fondation a détourné 537 000 euros du budget de l’État arménien. Notons que l’ancien président Serge Sargsian avait décoré son frère pour “Services rendus à la patrie” pour les activités de sa fondation.
Pendant ce temps, le ciel s’assombrit au-dessus de la tête du maire d’Erevan, Taron Margarian, qui dirige la capitale depuis 2011. L’Hôtel de ville a été perquisitionné le 13 juin et une grande quantité de documents a été saisie. Il en ressort d’importants détournements de fonds publics, abus de biens publics, et abus de pouvoir systématique.
Les démissions se succèdent
Les affaires évoquées ci-dessus ne constituent que les révélations les plus suivies. Elles éclipsent des centaines de scandales plus petits. La lutte contre la corruption bat son plein partout, dans les crèches, les écoles, les universités, les hôpitaux et les cliniques, les bases militaires et le ministère de la Défense, à l’intérieur même des services de sécurité, dans les administrations rurales et même sur les marchés… Les nouveaux ministres déposent plainte auprès des forces de l’ordre pour dénoncer les délits au sein de leur ministère, leurs prédécesseurs sont auditionnés par la police. Les démissions de maires, gouverneurs, hauts fonctionnaires de diverses catégories se succèdent. “Nous sommes tous égaux devant la loi, même les membres de ma famille”, a répété Pachinian plus d’une fois. Apparemment, il ne plaisantait pas.
En conclusion, en à peine deux mois de campagne anticorruption, l’État a recouvert près de 30 millions d’euros de préjudices, ce qui représente plus de 1 % du budget de l’État et plus de 10 % de son déficit. De plus, le taux de perception fiscale a grimpé. Si ça continue, le pays pourrait clore l’année avec un excédent. Dans ce contexte, la situation politico-économique a été reléguée au second plan. Mais, d’un autre côté, le nouvel exécutif arménien se positionne comme un gouvernement provisoire et se prépare pour être réélu, cette fois au suffrage universel. Leur principal concurrent, le Parti républicain de Serge Sargsian, est démobilisé, démoralisé, et discrédité aux yeux de l’opinion publique. Politiquement, il est anéanti. Pour l’instant, les dommages ne sont que politiques, mais Artur Vanetsian ne va peut-être pas tarder à leur rendre visite.
Elen Babaïan
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