Dans son entretien du 2 juillet 2018 avec Mediapart [1], Jean-Luc Mélenchon assène une affirmation extrêmement surprenante : « Il n’y a pas de dérive autoritaire au Venezuela, mais une lutte rendue explosive par les États-Unis et l’extrême droite locale. »
Voyons un peu ce qu’en disent les Vénézuéliens eux-mêmes, et pas n’importe quels Vénézuéliens (on sait que pour Jean-Luc Mélenchon, tous ceux qui ne sont pas chavistes sont « d’extrême-droite »), mais des dizaines d’anciens ministres, fonctionnaires et dirigeants ayant longtemps accompagné le processus « bolivarien » avant de jeter l’éponge face à la terrible décadence qu’il connaît aujourd’hui.
Ainsi, par exemple, pour le général Clíver Alcalá Cordones, compagnon d’armes de Chávez lors de la rébellion militaire du 4 février 1992, « le pays est gouverné par un clan de criminels. C’est une petite élite programmée pour piller les richesses du pays et détruire le pouvoir d’achat du peuple. […] La vérité est criminalisée et quiconque est en désaccord avec le pouvoir et a une opinion divergente de ce que décide ce gouvernement abusif et autoritaire est pourchassé comme un criminel. […] Je me demande aujourd’hui pourquoi Chávez a permis aux criminels incompétents qui gouvernent actuellement le pays d’être dans une position de pouvoir accumuler d’immenses fortunes. » [2]
Diantre ! Mais Alcalá est un militaire, sa pensée manque sans doute de subtilité et il ne s’est pas confronté aux problèmes de la gestion. Voyons ce qu’en dit Víctor Álvarez, ex ministre de l’Industrie et du Commerce de Chávez : « Les gens qui pâtissent aujourd’hui des ravages de la pénurie, de la spéculation et de l’inflation en concluent que “si cette calamité est le socialisme, je préfère le capitalisme”. Il faudra du temps pour que les gens simples du peuple recommencent à croire au socialisme. » [3]
Aïe, ça ne s’arrange pas. Tournons-nous donc plutôt vers un véritable intellectuel, Nicmer Evans, politologue bolivarien, fondateur du parti Marea socialista (courant « chaviste critique » ayant abandonné le parti au pouvoir, le PSUV, en 2015) : « La puissante capacité de terrorisme d’État développée par le gouvernement Maduro a réussi à engendrer la peur et repose sur une série de systèmes de contrôle. […] Il s’agit d’un gouvernement mafieux. » [4]
Ouh la la, mais qu’est-ce que c’est que ce délire ? Bon, il s’agit sans doute d’excentriques isolés qui ont perdu la tête ou sont rongés par le ressentiment. Demandons plutôt son avis à un collectif de vétérans particulièrement autorisés de la « Révolution bolivarienne », composé par : Ana Elisa Osorio (ancienne ministre de l’Environnement de Chávez), Héctor Navarro, (ayant occupé successivement les portefeuilles de l’Éducation, de la Culture et des Sports, de l’Enseignement supérieur, de la Science, de la Technologie et de l’Innovation, et de l’Énergie électrique de Chávez, Gustavo Márquez Marín (ancien ministre du commerce) et Oly Millán Campos (ministre des Communes et la Protection sociale, puis de l’Économie populaire). De quoi nous parlent-ils dans un texte rédigé à l’occasion des élections du 20 mai dernier ? De la « catastrophe autoritaire qui détruit le Venezuela », de la « séquestration des institutions dans lesquelles nous nous trouvons », du « cauchemar maduriste dans lequel nous vivons » et de « la perpétuation au pouvoir du gouvernement le plus corrompu de toute notre histoire ». [5]
Tous payés par la CIA !
Je ne vois qu’une seule explication possible : tous ces gens-là doivent être payés par Washington, la CIA ou l’opposition « d’extrême-droite » pour raconter de telles horreurs. Si ce n’était pas le cas, cela voudrait dire que Jean-Luc Mélenchon se trompe ou nous ment – or, pour le coup, on sait bien que c’est impossible.
Mieux vaut sans doute s’adresser à un militant de base engagé sur le terrain social, le camarade César Romero, de Marea Socialista, intervenant il y à peine quelques semaines dans un événement de la Fondation Rosa Luxemburg (liée au parti allemand Die Linke) à Quito. Pour Romero, le gouvernement de Nicolas Máduro est « un État complètement autoritaire, répressif [qui] viole les droits politiques, sociaux et constitutionnels […] Tout ce qui ne sert pas le gouvernement est défini par le pouvoir comme “de droite”, tu deviens aussitôt un ennemi, un contre-révolutionnaire, un agent de la CIA, etc. […] Le comportement mafieux de l’État » s’enracine dans « un processus de cooptation et de démantèlement du tissu social du pays » et une « criminalisation de la critique qui remonte au moins à 2005 ou 2006 [NdT : donc bien avant Maduro] ». « Il ne s’agit plus du rentisme démocratique bourgeois des années 1970 », conclut Romero, mais d’un processus qui « va vers la barbarie ». [6]
Trop c’est trop !!! Et puis qu’est-ce que c’est que cette nostalgie de la « démocratie bourgeoise » ? Réfugions-nous donc plutôt dans les pages du Monde diplomatique, édition Cône Sud. Ces vaillants journalistes progressistes qui ont la mémoire des horreurs des dictature de Pinochet et Videla ne se laisseront certainement pas tromper par les sirènes de l’« extrême-droite ». Que nous disent-ils dans leur numéro de mai dernier ? Que la situation au Venezuela « se caractérise par l’aggravation du contexte de récession économique, de misère sociale, de militarisation du pouvoir, d’autoritarisme et de corruption » [7] ; que « la consolidation d’un pouvoir de facto incarné par une assemblée constituante “souveraine” qui […] se consacre à gouverner sans contrepoids, ne sert qu’à masquer une profonde décadence politique, économique et institutionnelle, accompagné par une érosion des garanties constitutionnelles et une répression politique ». [8]
Décidemment, nous sommes entourés de traîtres et on ne peut plus se fier à personne. Heureusement que Jean-Luc Mélenchon, l’incorruptible, le seul que la CIA ne pourra jamais acheter, l’homme qui connaît le Venezuela mieux que des millions de Vénézuéliens, résiste et proclame la vérité à tous vents : il n’y a pas de dérive autoritaire au Venezuela.
Au secours de l’« ami » Correa
Jean-Luc Mélenchon est également préoccupé par l’Équateur de (feue) la « Révolution citoyenne ». Outre la mention du thème dans le même interview (« En Équateur, je désapprouve formellement la politique de coup de force judiciaire de la présidence [NdE : exercée par le successeur et ex allié de Correa, Lenín Moreno] »), il s’est fendu d’une vidéo en espagnol pour apporter son soutien à son « ami » Rafael Correa, aujourd’hui menacé d’un procès pour avoir commandité le kidnapping en Colombie d’un homme politique opposant à son gouvernement. [9]
Pour Jean-Luc Mélenchon, la « Révolution citoyenne » est un modèle de gestion progressiste et Correa ne peut qu’être a priori innocent de ce dont l’accuse une justice qui serait manipulée par son successeur et dauphin désigné. Ce dernier, Lenín Moreno, un membre éminent du propre parti de Correa, Alianza País, a en effet « trahi » la cause et s’est retourné contre son prédécesseur – suivi en cela, curieusement, par au moins les deux tiers des membres d’Alianza País, plus des deux tiers des autorités locales corréistes et près de 65 % de l’électorat. [10]
Là aussi, pour trancher, ne vaut-il pas mieux se tourner vers des figures éminentes de la gauche équatorienne ? La situation en Équateur est moins dramatique, plus complexe et plus nuancée qu’au Venezuela, on devrait donc y trouver des opinions plus tempérées chez les vétérans des batailles progressistes. Laissons par exemple la parole à Juan Cuvi, ex dirigeant du groupe guérillero Alfaro Vive Carajo dans les années 1980 et ancien membre de l’Assemblée constituante pour le mouvement Alianza País.
Dans une série d’articles sur le bilan du corréisme, il écrit ce qui suit : « L’impact du régime de Correa sur les organisations sociales et sur la gauche équatorienne a été plus dévastateur que toutes les expériences [gouvernementales] précédentes. Une rhétorique progressiste habilement gérée par les officines de marketing du pouvoir, et qui a même réussi à s’attirer reconnaissance et soutiens internationaux, a neutralisé et réduit à néant les mouvements sociaux qui, pendant des décennies, avaient défendu une alternative à l’horizon du capitalisme. La modernisation autoritaire du capitalisme et la transnationalisation de l’économie mise en œuvre pendant le gouvernement de Correa exigeaient une société subordonnée et passive face à la suprématie de l’État. » [11]
Cuvi souligne qu’« après la défaite d’Alianza País lors des élections locales de 2014, la dérive du régime a vu s’accentuer les positions autoritaires, notamment face aux protestations des mouvements sociaux. La répression du mouvement indigène et des groupes écologistes a été systématique, en particulier dans le cadre des conflits territoriaux liés aux projets d’extraction minière. Acculé par la pénurie budgétaire, le gouvernement s’est ouvertement et frontalement aligné sur les intérêts des multinationales chinoises et canadiennes, allant jusqu’à violer les normes constitutionnelles [NdT : édictées par ses propres partisans] de protection de la nature. Dans le cadre de cette répression, près de 800 activistes sociaux et environnementaux ont été poursuivis et persécutés ; certains ont fini en prison, accusés de sabotage et de terrorisme. » [12]
Pendant une décennie, explique Cuvi, « des personnages obscurs et de petites cliques voraces se dissimulant derrière un discours de gauche ont préparé le terrain au pillage massif des fonds publics […]. [13] Le pouvoir discrétionnaire et l’autoritarisme du régime étaient les armes les plus efficaces pour faciliter la corruption et consolider l’impunité. Une fois la stratégie élaborée, il s’est mis en place un système d’opacité financière qui n’a été démasqué que lorsque ses principaux acteurs ont dû céder la place, et lorsque les caisses de l’État se sont avérées vides. » [14]
« Imprégnés d’un messianisme vulgaire, conclut Cuvi, les fonctionnaires de Correa se croyaient intouchables, éternels. Ils ne comprennent pas et acceptent encore moins que la société fasse pression pour les chasser de leurs postes. Ils ne comprennent pas qu’on leur demande des comptes. » [15] Apparemment, Jean-Luc Mélenchon ne le comprend pas non plus.
J’habite depuis plus de vingt ans à Quito, et je peux vous garantir que si vous posez la question aujourd’hui à n’importe quel dirigeant ou militant de la vraie gauche en Équateur – indigènes, syndicalistes, écologistes, féministes et militants de tous les partis, du centre-gauche à la gauche radicale, de la social-démocratie au maoïsme en passant par la gauche alternative indigène de Pachakutik –, ils vous diront exactement la même chose que Juan Cuvi. [16]
Des mensonges qui ne servent à rien
Jean-Luc Mélenchon crie à la manipulation judiciaire et prétend faire passer Correa pour un martyr en le comparant à Lula, alors que la situation politique et juridique en Équateur n’a strictement rien à voir avec celle du Brésil – à commencer par le fait que Lula avait laissé une totale autonomie à la justice brésilienne et à la Police fédérale, dans un strict respect de la séparation des pouvoirs. [17] Correa, de son propre aveu, contrôlait totalement le système judiciaire équatorien, qui ne se retourne désormais contre lui qu’enfin libéré de la peur du caudillo et contraint par la masse des révélations scandaleuses qui s’accumulent chaque jour.
Aujourd’hui, en Équateur, ce sont les mêmes nervis, barbouzes, juges corrompus et délinquants sans foi ni loi dont Correa avait truffé son appareil de sécurité et de propagande pour espionner et harceler les opposants qui, sentant le vent tourner et cherchant des réductions de peine pour leurs crimes (ou bien visant à se refaire une virginité pour ce qui est des juges), mettent sur la sellette le commanditaire suprême des basses œuvres du régime : l’ancien président en personne. Pourquoi fallait-il croire hier les sbires du régime quand ils calomniaient, intimidaient, traînaient en justice et emprisonnaient au nom de Correa les activistes sociaux et les journalistes indépendants, et ne pas les croire aujourd’hui quand ils révèlent toute la noirceur des mécanismes de contrôle et de répression mis en œuvre par leur ancien maître ?
Jean-Luc Mélenchon n’a évidemment pas de réponse à cette question. Il joue les justiciers pour voler au secours de son « ami » Correa, mais pendant des années, il n’a pas levé le petit doigt lorsque des dizaines d’étudiants, de militants indigènes, d’écologistes, étaient traînés devant les tribunaux aux ordres du régime et condamnés à des peines iniques. [18] La plupart de ces sentences arbitraires vont heureusement désormais pouvoir être soumises à des procédures de révision et de réparation qui mettent à nu les pratiques obscènes de la magistrature corréiste.
Outre leur caractère tout simplement délirant, les mensonges de Jean-Luc Mélenchon constituent une énorme imprudence de sa part et une véritable menace pour sa crédibilité et son avenir politique. On se demande d’ailleurs bien en quoi ils servent les objectifs souvent louables qu’il prétend défendre en France et en Europe.
Entouré de sycophantes qui alimentent ses fantasmagories latino-américaines, convaincu sans la moindre preuve de l’innocence de ses « amis » d’outre-Atlantique, Mélenchon semble totalement incapable d’appréhender le niveau de misère et de « barbarie » – selon la pertinente caractérisation de César Romero – dans lequel menace de s’enfoncer encore plus profondément le régime de Maduro. Il n’arrive pas non plus à comprendre que le nombre de squelettes enfermés dans les placards de la « Révolution citoyenne » en Équateur – placards aujourd’hui enfin entrouverts par une justice qui a cessé d’être à genoux – va lui réserver de très mauvaises surprises. S’il voulait en savoir plus, il lui suffirait de consulter par exemple les électeurs de La France Insoumise dans ce pays andin (ils sont plusieurs centaines parmi les expatriés locaux) : il en apprendrait alors assurément des vertes et des pas mûres sur le compte de son « ami » Correa. [19]
Mais Jean-Luc Mélenchon ne le fera pas, Jean-Luc Mélenchon ne s’abaisse pas à parler avec des gens de terrain – qu’il soient militants ou chercheurs –, Jean-Luc Mélenchon a la science infuse, Jean-Luc Mélenchon sait que le Venezuela de Maduro est une démocratie progressiste exemplaire et que Rafael Correa est un héros innocent, parce que Jean-Luc Mélenchon est en communication directe avec la musique sublime des sphères intergalactiques où évolue le vaisseau-mère de son épopée messianique. Il n’a donc que faire de la vulgarité des faits empiriques ou de la souffrance des millions d’individus réels sacrifiés sur l’autel du caudillisme autoritaire et de la gestion mafieuse de ses « amis » latino-américains.
Reste une dernière question : si Jean-Luc Mélenchon nous ment aussi effrontément sur ces réalités lointaines, sur quoi est-il capable de nous mentir lorsqu’il parle de l’Europe, de la France, ou de son propre mouvement ?
Marc Saint-Upéry