Dans les prairies fertiles du centre du Nigeria, le vrombissement d’une moto suffit à terroriser les éleveurs de bétail chrétiens, victimes d’un conflit chaque jour plus sanglant. Car la pétarade est le premier signe que des gangs de kidnappeurs viennent de quitter la forêt pour lancer un nouveau raid, alors que les communautés s’affrontent pour des terres arables de plus en plus réduites.
Partout, dans le pays le plus peuplé d’Afrique [186 millions d’habitants], une guerre non déclarée fait rage, déclenchée en partie par le changement climatique et une lutte pour le bétail. Dressant les musulmans contre les chrétiens, le conflit est si violent qu’il menace la cohésion même du Nigeria.
Dans certaines régions d’Afrique, les affrontements pour le bétail sont aussi vieux que l’humanité elle-même. Mais de mémoire d’homme, jamais ces conflits n’ont été aussi brutaux, et pas uniquement au Nigeria. Ils ont causé la mort de milliers de personnes dans le Soudan du Sud et en République centrafricaine, aggravant encore les crises humanitaires que connaissent ces deux États dévastés par la guerre civile. L’anarchie règne aussi dans le nord du Kenya, où des milices d’éleveurs armés assassinent les agriculteurs, noirs et blancs.
Le désert a englouti 75 % des pâtures
C’est cependant au Nigeria, le pays le plus riche du continent, et, peut-on affirmer, le plus important, que les conséquences sont potentiellement les plus dangereuses. Des centaines de milliers de gens ont fui leurs foyers. Dans de nombreux États [fédérés] nigérians, fermes et villages ont été abandonnés, invoquant le spectre de la famine, de l’effondrement économique et d’épidémies dans les camps de déplacés.
Les agresseurs présumés sont principalement des Peuls, un peuple d’environ 20 millions de personnes, dont le territoire s’étend sur l’ouest et le centre de l’Afrique. Pour l’essentiel des éleveurs de bétail semi-nomades musulmans. Ils faisaient traditionnellement paître leurs troupeaux dans le nord du pays.
Mais l’eau et les prairies se raréfient à cause du changement climatique. Dans certains États du Nord, le désert a englouti jusqu’à 75 % des pâtures. La multiplication des sécheresses, la disparition des sources d’eau et les attaques [du groupe terroriste islamiste] Boko Haram ont toutes contribué à repousser les Peuls et leurs troupeaux vers les prairies fertiles du centre du pays, ce que l’on appelle la “Middle Belt” [“ceinture du milieu”] — où la population est en grande partie chrétienne.
Les chrétiens visés, mais aussi des musulmans
Dans cette région, les responsables locaux et les agriculteurs ont tenté de protéger leurs récoltes et leurs élevages, ce qui a entraîné des représailles sans merci [plus de 2 500 personnes ont été tuées en 2016, sans doute plus en 2017 et 2018]. Ces derniers mois, on a vu des fermiers revenir de leurs champs, leurs mains tranchées enfoncées dans leurs poches. Des attaques qui ont pour objectif de terroriser le reste des habitants afin qu’ils abandonnent leurs champs aux éleveurs venant du nord.
Les villages eux-mêmes sont pris pour cibles par ce que l’on pense être des bandes de Peuls à moto. En mai, 71 personnes ont été tuées dans un village de l’État de Kaduna, quand des hommes ont surgi à moto, ont ouvert le feu sur les habitants qui fuyaient, avant d’incendier les maisons et de massacrer les enfants à coups de machettes.
Les chrétiens ne sont pas les seuls à être visés, et il arrive que les assaillants s’en prennent à d’autres Peuls. Vingt personnes ont ainsi été assassinées lors d’une attaque du même style contre un village dans l’État majoritairement musulman de Zamfara.
Vague de kidnappings
Du reste, toutes les attaques ne sont pas le fait des seuls éleveurs. Preuve de l’anarchie qui règne dans le nord du Nigeria, des jeunes peuls qui auraient perdu leurs troupeaux ont dressé des camps dans l’immense forêt de Rugu, d’où ils sortent, sur leurs motos, pour s’attaquer aux piétons sur les routes isolées. Selon des représentants des autorités locales, près d’une centaine de personnes auraient été enlevées en deux jours lors d’une véritable orgie de kidnappings, le mois dernier dans l’État de Kaduna.
Mais quelles qu’en soient les causes, le conflit est de plus en plus perçu comme étant un affrontement entre musulmans et chrétiens, ce que semble confirmer une attaque contre une église dans l’État de Benue, en avril, quand deux prêtres et 17 de leurs paroissiens ont été exécutés en pleine messe.
Cette attaque a eu un impact terrible sur les chrétiens du Nigeria, les convainquant, à tort ou à raison, que les Peuls ont en réalité l’intention de les déposséder de leurs terres tout en répandant l’islam — le tout par le biais de la purification ethnique contre les chrétiens.
“Les prêtres [attaqués] n’étaient pas des agriculteurs, explique Samuel Ortom, gouverneur chrétien de l’État de Benue.
Ils n’étaient pas dans les champs. Il n’y avait pas d’herbe autour de l’église où ils disaient la messe. Les éleveurs armés sont clairement passés à autre chose que la recherche de pâtures.”
La colère montant, les chrétiens ont formé des groupes de défense pour riposter aux attaques des éleveurs, allant jusqu’à lancer des raids de représailles. Les Peuls assurent que 50 des leurs, dont des enfants, auraient ainsi été massacrés par vengeance. De hauts responsables chrétiens ont jeté de l’huile sur le feu en accusant Muhammadu Buhari, le président du pays, de fermer les yeux sur les attaques parce qu’il est lui-même peul et musulman.
Fractures ethniques et religieuses
“Plus que jamais, la nation est divisée par des fractures ethniques et religieuses, commente Emmanuel Onwukibo, coordinateur de l’Association des écrivains pour les droits humains du Nigeria, dominée par les chrétiens. Des Nigérians ont été atrocement expédiés dans l’au-delà, par milliers, par des éleveurs peuls qui sont protégés par les pouvoirs en place.”
Si, de source diplomatique, on concède que le président Buhari a tardé à réagir, rien ne prouve qu’il soutiendrait les éleveurs, dont les représentants affirment que leur rôle dans le conflit est grossièrement déformé et qu’ils sont tout autant des victimes que les agriculteurs chrétiens.
Le président a ordonné à l’armée d’intervenir pour rétablir l’ordre, mais les forces armées sont déjà très sollicitées, et leurs adversaires sont si bien armés — grâce aux grandes quantités d’armes qui affluent dans le pays depuis le début de la guerre civile en Libye [en 2014] — qu’il est peu probable qu’une opération militaire soit efficace. Les spécialistes estiment que la seule solution passerait par un règlement pacifique du conflit.
Le président Buhari sous pression
Du temps du pouvoir colonial britannique [jusqu’en 1960], des routes migratoires et des zones de pâtures étaient réservées aux troupeaux des Peuls, mais tout cela a disparu à la fois du fait de la corruption qui a présidé à la répartition des terres, et de l’augmentation de la population des agriculteurs sédentaires dans la Middle Belt. Or, il est essentiel de rouvrir ces voies et ces pâtures, insistent les analystes.
Il est cependant à craindre que de pareilles mesures ne suffisent pas à apaiser les responsables et les militants chrétiens, de plus en plus furieux. Le prix Nobel de littérature [de 1986], le Nigérian Wole Soyinka, a averti que si l’on ne maîtrisait pas les assaillants peuls, le pays risquait de sombrer dans un bain de sang intercommunataire comparable à l’ex-Yougoslavie.
Il ne reste pas beaucoup de temps au président Buhari [candidat à sa réélection en février 2019] pour agir afin de convaincre les chrétiens qu’ils ne sont pas les victimes d’un “complot malfaisant visant à la conquête, au nettoyage ethnique et à la domination religieuse” par les Peuls, prévient John Onaiyekan, archevêque catholique d’Abuja, la capitale du Nigeria. “C’est la survie même de notre nation qui est aujourd’hui en jeu”, dit-il.
Adrian Blomfield
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