« Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé. Les femmes de la maison le savaient et les enfants aussi. » Le lecteur qui arrive dans le dernier roman de Toni Morrison, Beloved – et qui, lui, ne sait rien –, se trouve comme hypnotisé, dès la première ligne, par une narration qui l’emporte comme dépossédé de lui-même vers un monde, si proche encore, de l’esclavage, si proche de la réalité et de l’horreur de la vie des Noirs.
« C’est vrai, reconnaît-elle, je voulais que le lecteur se sente kidnappé, sans préparation, sans explication, sans itinéraire préétabli. Exactement comme le furent les esclaves. Je ne cherche pas à séduire, ou à convaincre le lecteur, je veux qu’il se sente emporté là de gré ou de force. » Comme le furent ces « soixante millions et davantage » évoqués en épigraphe, mais auxquels l’auteur ne dédie pas son livre ; parce qu’ils furent trop nombreux, trop maltraités, trop mal connus aussi. Parce qu’il n’existe ni statue ni monument pour honorer la mémoire de ceux qui n’ont pas survécu aux quatre siècles que dura le passage vers l’Amérique.
Est-ce à cause de cette véritable plongée dans le monde des esclaves, un univers frappé par la malédiction, que Beloved, le cinquième roman de Toni Morrison, a quelque chose de vraiment insoutenable ? Elle le qualifie elle-même de « pornographique » – parce que là réside la réelle obscénité d’une brutalité qui ne pourra jamais être exorcisée.
Tuer par compassion
Contrairement à ce qu’elle faisait dans ses livres précédents – L’Œil le plus bleu (Laffont, 1971, épuisé), La Chanson de Salomon (Acropole, 1985), Tar Baby (Acropole, 1986), Sula (à paraître chez Christian Bourgois) –, la romancière, pour la première fois, ne traite pas du présent, mais retourne dans le temps d’avant sa naissance, quand les Noirs, libérés, mais marqués dans leur chair, sont soudain précipités dans l’émancipation et cherchent à trouver leur place sur la terre.
Une mère peut-elle choisir d’ôter la vie à ses enfants sans être qualifiée de monstrueuse ?
Et s’il n’y avait pas de place pour eux ? Vaut-il mieux supprimer délibérément les surgeons de sa race plutôt que de les livrer à l’humiliation et à l’impossibilité de vivre comme des êtres humains ? Une mère peut-elle choisir d’ôter la vie à ses enfants sans être qualifiée de monstrueuse ? Confrontée à cette question, Sethe, l’habitante du « 124 », a décidé… Elle a tué par compassion. Par amour maternel. Tranché la gorge à son bébé. Voulu supprimer aussi ses trois autres enfants : les deux fils qui se sont sauvés de la maison, la fille aînée, Denver, restée seule avec sa mère.
Elle n’est pas Médée qui se venge comme elle peut d’avoir perdu l’amour d’un homme, mais une mère déchirée : « Grande ne veut rien dire pour une mère, dit-elle à propos de Denver. Un enfant est un enfant. Ils poussent, vieillissent, mais être grands ? Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? » Amour, lucidité qui effraient : « Dangereux, très dangereux, se dit un des proches de Sethe. Pour une ancienne esclave, aimer aussi fort était risqué : surtout si c’étaient ses enfants qu’elle avait décidé d’aimer. Le mieux, il le savait, c’était d’aimer un petit peu, juste un petit peu chaque chose, pour que, le jour où on casserait les reins à quelque chose, ou qu’on la fourrerait dans un sac de jute lesté d’une pierre, eh bien, il vous reste peut-être un peu d’amour pour ce qui vient après. »
Hantée par le drame
L’esclave Sethe s’est sauvée de la plantation du Kentucky où elle vivait – Bel Abri, sweet home – (« Ce n’était guère beau et vraiment pas à l’abri ! On y était tous ensemble »), pour retrouver dans un faubourg de Cincinnati sa belle-mère, Baby Suggs, qui avait été libérée par ses maîtres après soixante années d’esclavage, lorsqu’elle avait été trop vieille pour travailler. Baby Suggs, dont « le passé avait été semblable à son présent – intolérable ».
L’homme de Sethe, un esclave de la même plantation, a disparu, évanoui dans la nature. Enceinte, elle va accoucher en route, dans les champs, d’une fillette, Denver, tandis qu’elle a mis dans un train qui va vers l’Ohio ses deux fils. C’était avant la guerre civile, il y a près de vingt ans. Et puis, Baby Suggs est morte, Sethe aux yeux d’acier, qui travaille dans un restaurant, est restée seule avec Denver, la renfermée, la silencieuse, hantée par le drame, par quelque chose de terrible qui est arrivé dans la maison, cette maison hantée qu’elle considère comme une personne plus que comme une construction, « une personne qui pleurait, soupirait, tremblait et piquait des crises ».
Il y a longtemps, une fillette de 2 ans est morte là : Beloved la bien-aimée, la gorge tranchée. Dix-huit ans plus tard, Paul D., un ancien esclave de la plantation du Kentucky, va oser entrer dans la maison, vivre là, aimer Sethe, exorciser son secret, quand va survenir, mystérieusement, presque au même moment, une inconnue de 20 ans qui dit s’appeler Beloved et qui est peut-être le fantôme de la fille morte. Elle sera la sœur de Denver, la fille de Sethe, la maîtresse de Paul D. La faute et la rédemption.
Comme une litanie
C’est toute la mémoire de la plantation, ses bons maîtres et ses mauvais – mais y avait-il une différence ? – c’est tout l’esclavage que Toni Morrison va faire remonter dans ce livre de mémoire où les personnages n’ont encore que le nom que leur avait donné le maître – Paul D., Payé-Acquitté, Numéro Six – et où les souvenirs affleurent comme des contes, même si ce sont ceux d’un infanticide. C’est la voix des esclaves qu’on entend comme une litanie qu’on se raconte, en un style parlé d’une souplesse, d’une richesse tout à fait obsédantes.
Une chair vivante, saignante, montrée avec une brutalité, un acharnement qui vous font entrer dans la souffrance, dans la violence, dans la torture, dans l’humiliation d’hommes enchaînés, encagés, le mors dans la bouche, grappes d’humanité errant sur les routes, familles dont tous les hommes – frères, oncles, pères, fils – avaient été abattus. Et quand la guerre civile prit fin, quand on leur eut dit qu’ils étaient libres, la montée vers le rêve d’un Nord libre, magique, accueillant, bienveillant. Autre leurre. Car la blessure ne s’oublie pas.
Beloved (le titre n’a pas été traduit en français. On aurait aimé retrouver le titre italien : Amatissima), prix Pulitzer 1988, a enfin consacré, aux Etats-Unis, Toni Morrison comme un des grands écrivains américains, et pas seulement noire. Avec le fantôme d’une petite fille sacrifiée, elle a créé un roman-poème tout à fait inoubliable.
Nicole Zand
Beloved, de Toni Morrison (1987). Première parution en français : Christian Bourgois, traduit de l’américain par Hortense Chabrier et Sylviane Rué (1989). Rééd. 10/18 (2008, 384 p., 8,10 €).