Les fourberies de M. Camdessus
Martine Bulard
En Allemagne, le chantage à la délocalisation a permis à Volkswagen de geler les salaires et de ne payer qu’une partie des heures supplémentaires. Déjà, le directeur des ressources humaines du groupe, M. Peter Hartz, avait concocté un plan de réduction des indemnités-chômage, retenu par le gouvernement de M. Gerhard Schröder pour le 1er janvier. Un programme proche de celui de M. Jean-Pierre Raffarin avec les dispositions sur les 35 heures et sur les licenciements. Nul chef d’orchestre, mais la pression des multinationales et d’institutions internationales. Elles savent pouvoir compter sur la caution d’experts, tel M. Michel Camdessus, dont les échecs répétés n’ont pas entamé la capacité à valoriser des mesures de régression sociale.
Qui a dit : « J’observe avec satisfaction que les Russes ont rempli les critères macroéconomiques en matière de désinflation et de budget » ? M. Michel Camdessus, alors directeur du Fonds monétaire international (FMI). C’était en janvier 2000 (1). Au même moment, les statistiques officielles confirmaient une chute d’un tiers du produit intérieur brut en Russie entre 1989 et 2000, et un recul sans précédent de l’espérance de vie (3,7 ans) (2), sans parler de la naissance d’une mafia...
Qui a dit : « L’Argentine a une histoire à raconter au monde : une histoire sur l’importance de la discipline fiscale, des changements structurels, et une politique monétaire rigoureusement maintenue » ? M. Michel Camdessus. C’était le 1er octobre 1998, au siège du FMI. On connaît la suite : un effondrement industriel et bancaire, une explosion de la misère (3). Autant de déclarations – parmi des dizaines d’autres – largement ignorées lorsque M. Camdessus a présenté son rapport sur la France (4), en octobre dernier. M. Nicolas Sarkozy, ministre de l’économie et des finances à l’époque et récipiendaire de ce pensum, a aussitôt déclaré en faire son « livre de chevet » (lire ci-dessous « Casse sociale sur fond de rapports officiels ») Le gouvernement y puise son inspiration. Le Mouvement des entreprises de France (Medef) s’en sert comme d’une bible. Les médias l’ont encensé : pas un journal télévisé, un débat politique, une émission littéraire (eh oui !) qui ait échappé à la présence de M. Camdessus.
Pourtant cet ex-maître à penser du FMI, nouveau conseiller de Jean Paul II, a pour particularité d’être un expert qui se trompe tout le temps. Là où M. Camdessus est passé, les économies émergentes ont trépassé. Il a même dû démissionner de la direction de l’institution internationale, le 14 février 2000, un an avant la fin de son mandat, en raison des contestations de sa politique ultralibérale.
En treize ans de règne sur le FMI, il a pu appliquer son programme. Résultat : une dizaine de crises financières majeures. A chaque fois, les solutions imposées ont aggravé les crises, quand elles ne les ont pas tout simplement provoquées. Ce fut le cas au Mexique (1994), en Thaïlande (1997), puis dans l’ensemble des économies de l’Asie du Sud-Est (1997-1998), en Russie (1998), au Brésil (1999). L’expert quitta la place avant de constater les dégâts de sa politique en Turquie (2001) et surtout en Argentine (2001-2002). « J’avais l’illusion que je pouvais être architecte, a-t-il expliqué, le 19 juin 2000, devant l’assemblée de la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (Coface), à Paris. Je n’ai été que pompier. » Un pompier pyromane.
A elle seule, la crise indonésienne résume la méthode Camdessus. Partie prenante du « miracle asiatique », l’Indonésie subit, durant l’été 1997, la vague de spéculation qui frappe la Thaïlande, avant de se propager à la Malaisie, à Hongkong, sans épargner le Japon. Les milliards de dollars placés dans l’immobilier et dans la Bourse – ce que les experts du FMI prenaient pour une preuve de la libéralisation réussie des marchés financiers indonésiens – fuient le pays, la roupie perd 80 % de sa valeur, l’immobilier s’effondre, l’Etat s’endette pour essayer de contenir le flot. En vain.
Le gouvernement fait alors appel au FMI et à la Banque mondiale, qui prêtent quelque 25 milliards de dollars, sous réserve d’application d’un « programme d’ajustement structurel » d’apparence technique : « améliorer l’efficacité des marchés (5) », « resserrer la politique monétaire et budgétaire »... Dans la vraie vie, cela se traduit par un arrêt des aides aux produits de première nécessité et une flambée des prix : 200 % pour l’électricité, 50 % pour le lait, 36 % pour le riz, entre août 1997 et janvier 1998 (6). Les taux d’intérêt s’envolent (40 % pour une inflation de 12 %), faisant exploser les dettes, les faillites s’enchaînent, des banques sont fermées, l’emploi et les salaires s’effondrent. Pour réprimer les émeutes de la faim, le gouvernement fait tirer dans la foule : cinq morts. Le chaos est total, les divisions ethniques renaissent. L’Indonésie ne s’en est toujours pas remise.
« Ce qui est grave, écrit Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, ce n’est pas seulement d’avoir exigé des mesures qui ont abouti à la crise ; c’est de les avoir exigées alors qu’il n’y avait pratiquement aucune preuve qu’elles favorisaient la croissance, et de multiples preuves qu’elles faisaient courir aux pays d’énormes risques (7). »
A contrario, pendant la même période (1997-1998), la Malaisie, elle aussi aux prises avec les mouvements spéculatifs, refuse le programme d’ajustement concocté par M. Camdessus et sa bande d’experts. Le gouvernement impose des normes aux banques, maintient le contrôle des changes, ce qui lui permet de garder des taux d’intérêt relativement bas (6,4 % fin 1998). Le patron du FMI vilipende ce pays qui a « l’illusion qu’on peut se tenir à l’abri d’une crise internationale grâce à un contrôle des changes (8) ». Mais la Malaisie sort de la tourmente moins mal-en-point que ses voisins et redémarre plus rapidement.
« Aléa moral » en Argentine
Le choc est tel que même le président de la Banque mondiale, M. James D. Wolfensohn, devra s’expliquer. Devant le conseil des gouverneurs, à Washington, le 6 octobre 1998, il avoue : « Quand nous redressons les équilibres budgétaires, nous devons savoir que des programmes qui permettent aux enfants d’aller à l’école vont peut-être disparaître, que des programmes de santé pour les plus démunis vont peut-être disparaître. » Et d’ajouter : « Nous devons mener un débat où les chiffres n’auront pas plus de poids que les êtres humains. » Dommage que trois ans plus tard la Banque mondiale ait oublié ces bonnes intentions pour imposer à l’Argentine un programme d’austérité qui fera imploser le pays... mais qui contribuera à rembourser les créanciers (9). Un mal nécessaire auquel les experts ont d’ailleurs trouvé un nom : l’« aléa moral » – banques, multinationales et gouvernants corrompus sortant gagnants de chaque crise grâce aux fonds publics et aux prêts du FMI.
M. Camdessus ne semble guère troublé par des problèmes éthiques. En butte aux critiques qui, dès 1998, commencent à monter, il assure que la crise vient « des leaders politiques qui ont des difficultés à accepter les conseils discrets pour réformer leur système financier et corriger les déficiences de la gouvernance publique (10) ». Bref, le remède est le bon, ce sont les gouvernants (et les peuples) qui sont mauvais. Pas un mot de regret pour les victimes indonésiennes de sa politique : « Je n’avais pas prévu que l’armée allait tirer sur la foule (11). » Mais M. Camdessus prend soin de préciser : « La libéralisation financière a mauvaise réputation, mais elle demeure le but final correct. » Depuis, le FMI a un programme de lutte contre la pauvreté. Toutefois, le « but final » demeure. « Plus vite une économie est ouverte, mieux c’est, affirme encore aujourd’hui Mme Anne O. Krueger, première directrice générale adjointe. Pour des raisons économiques (...). Et parce que plus une économie est ouverte plus il est difficile de revenir en arrière et de renverser les réformes (12). » Les peuples ont le droit de voter, pas de changer de politique.
La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) (13) conclut de toutes ces expériences que, si la libéralisation des marchés a « provoqué le chaos en Extrême-Orient et en Russie, neutralisé les progrès accomplis en Amérique latine », l’Inde et la Chine, qui ont « résisté à la tentation de poursuivre une libéralisation prématurée du commerce et une rapide intégration dans le système financier (...), constituent des exceptions remarquables ». Au FMI, un tel diagnostic serait considéré comme une déclaration de guerre (idéologique).
A peine sorti de la finance internationale, M. Camdessus a plongé dans les eaux troubles d’organisations mondiales, conseillères officielles et officieuses de l’ONU. A la tête d’un « panel mondial (14) », il est chargé d’imaginer les financements des infrastructures nécessaires pour réduire de moitié le nombre de personnes qui n’ont pas accès à l’eau (1,4 milliard de personnes) d’ici à 2015. Au cœur même du dispositif avancé par M. Camdessus figure, sans surprise, l’introduction du privé dans un système qui, à l’échelle de la planète, dépend à 90-95 % du secteur public. Elargir la brèche et accaparer 10 % à 15 % du marché (entre 500 millions et 600 millions de consommateurs) ne serait pas pour déplaire aux cinq géants mondiaux – dont trois français, Veolia-Environnement (ex-Vivendi), Suez et Bouygues, via Saur. Mais, comme « les investissements sont lourds et amortis sur une longue période », M. Camdessus propose un « partenariat public-privé ». La formule paraît séduisante, mais, chaque fois que ce partage a été expérimenté, seul le privé en a profité.
En France, cette formule baptisée « concession de service public » a connu un certain succès auprès des municipalités au cours de la décennie 1990. Pour ces dernières, souvent endettées, l’apport du financement privé semblait une solution. Le bilan dressé par la Cour des comptes ou par le Parlement est sans appel : fonds détournés en faveur d’élus ou de partis politiques, infrastructures délaissées, factures opaques, prix en hausse... « Quand le service public de l’eau est confié à une entreprise privée, la facture est de 30 % à 40 % plus chère », note Marc Laimé, qui a mené une longue enquête (15). Du coup, certains élus ont décidé de remettre dans le giron public le service d’eau et/ou d’assainissement de leur ville.
A l’étranger, l’échec est tout aussi flagrant et les conséquences encore plus lourdes. Au Ghana, la Banque mondiale a mis une condition pour débloquer un prêt de 110 millions de dollars : augmenter les prix pour couvrir les coûts opérationnels. En quelques mois, les tarifs ont doublé. A Manille (Philippines), Suez et l’américain Bechtel se sont partagé le marché, chacun étant allié avec une entreprise locale. Entre 1997 et 2002, les tarifs ont été multipliés par six. Actuellement, une facture d’eau absorbe environ 10 % des revenus d’une famille de couche moyenne. Les autres – de loin les plus nombreuses – se débrouillent comme elles peuvent, y compris en achetant, à la sauvette, de l’eau polluée. Pas étonnant de voir certaines maladies infectieuses réapparaître.
Toutefois, à vouloir tout, tout de suite, on se retrouve sans rien : malgré les capitaux publics (on parle d’un renflouement de 120 millions de dollars), Suez s’est finalement retirée de Manille, jugeant l’affaire insuffisamment rentable. Comme le duo Bechtel-Edison a quitté Cochabamba (Bolivie), et Veolia, La Paz...
Ces échecs à répétition n’ébranlent en rien les convictions de M. Camdessus. Simplement, l’ex-patron du FMI milite pour un nouveau partage des eaux. En effet, assure-t-il dans son rapport, « on ne peut pas espérer que les entreprises internationales jouent un rôle significatif dans le secteur rural ou auprès des communautés très isolées, [mais, dans les zones] d’urbanisation galopante, leur rôle peut être décisif ». Moralité : au public les pauvres, au privé les marchés solvables... Et tant pis pour la péréquation, qui est à la base même de l’égalité et de l’accès à l’eau pour tous.
Ce fanatique du marché exige en plus des garanties en béton pour les capitaux, afin que Suez, Veolia et autres Bechtel n’aient plus à déplorer les revers de ces dernières années. « Face au risque lié au taux de change », il propose d’instaurer une garantie collective prise en charge notamment par les bailleurs de fonds internationaux. Face aux « risques de pression politique », il réclame la création d’un « nouveau cadre réglementaire » international qui empêcherait toute remise en cause des contrats passés. Enfin, le rapport insiste sur la nécessaire « indexation des tarifs de l’eau pour protéger (...) du risque lié à la législation environnementale ». Réglementation, protection, indexation : voilà le credo de M. Camdessus. Que dirait-il si on l’appliquait aux salaires et à l’emploi ?
Sa devise est claire : la sécurité pour les capitaux et l’insécurité pour les êtres humains. On la retrouve dans son rapport sur la situation française. Exit la sécurité (relative) donnée par le contrat de travail à durée indéterminée, car elle empêche les entreprises « de se séparer du salarié qui ne leur convient plus » (on connaissait les licenciements pour convenance boursière, voici les licenciements pour convenance tout court). Exit le recours à la justice en cas de licenciements abusifs ou d’absence de plan social, qui fait peser « une insécurité juridique » insupportable sur le patronat. Quant au « coup de pouce au smic » (0,42 euro de l’heure le 1er juillet 2004 !), il est trop onéreux pour être maintenu. Le plus inquiétant est que ces recommandations prennent force de loi.
Ce combat pour le profit se pare d’oripeaux humanistes. C’est au nom de la « valeur travail réhabilitée » que l’on intensifie le travail des uns tout en laissant les autres sur le carreau du chômage. La « valeur capital », elle, est occultée. Pourtant M. Patrick Artus, chef des études à la Caisse des dépôts et consignations – et membre de la commission Camdessus –, s’inquiétait, dans une étude interne, en septembre 2004, de « la baisse de la part des salaires au profit des revenus du capital (...) qui pose une question d’équité entre salariés et actionnaires et une question d’efficacité la baisse des salaires entraîne aussi la baisse de la consommation (16) ». Pas trace de ces remarques pertinentes dans le rapport. Comme quoi il est des vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire.
Notes
(1) Les Echos, Paris, 7 janvier 2000.
(2) Chiffres de la Banque mondiale cités par Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Fayard, Paris, 2002.
(3) Voir notamment le film de Fernando Solanas, Mémoire d’un saccage, Ours d’or à Berlin, 2004.
(4) Michel Camdessus, Le Sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France, La Documentation française, Paris, octobre 2004.
(5) Rapport annuel du FMI 1998. Lire John Evans, « Impact social de la crise asiatique », Le Monde diplomatique, mai 1998.
(6) Amandine Giraud, « La crise indonésienne et le rôle du FMI », étude du Haut Conseil de la coopération internationale, Paris, juin 2001.
(7) La Grande Désillusion, op. cit.
(8) Les Echos, 14 septembre 1998.
(9) Lire Clara Augé, « Rêves en morceaux à Buenos Aires », et Jorge Beinstein, « Le pourquoi d’une économie de pénurie », Le Monde diplomatique, septembre 2002.
(10) Michel Camdessus, « The IMF and its critics », The Washington Post, 10 novembre 1998.
(11) La Tribune, Paris, 26 juin 1998.
(12) Conférence sur l’économie mondiale à l’université de Nottingham (Grande-Bretagne), septembre 2004.
(13) Rubens Ricuperao, secrétaire général de la Cnuced, Rapport sur le commerce et le développement.
(14) On y trouve le directeur général de Suez, celui de la Banque Lazard & et frères, le vice-président de la Citibank... Le rapport « Financer l’eau pour tous » a été publié en mars 2003.
(15) Le Dossier de l’eau. Pénurie, pollution, corruption, Seuil, Paris, 2003.
(16) Cité par Eric Le Boucher, Le Monde, 6 septembre 2004, et par L’Humanité, le 9 septembre 2004.
Casse sociale sur fond de rapports officiels
Serge Halimi
« Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de commencer le démontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci. Et je lançai : “Ça, c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans.” Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge : “C’est tout à fait comme ça que je le voulais.” »
Nul ne va confondre M. Michel Camdessus avec un aviateur poète perdu dans le désert. Et qui peut imaginer M. Nicolas Sarkozy dans l’habit du Petit Prince ? Néanmoins, quand, en octobre, ce dernier a reçu le rapport de l’ancien gouverneur de la Banque de France, c’est tout à fait comme ça qu’il le voulait. Il n’a pas eu besoin de le lire longtemps pour deviner quel mouton y bêlait, et dans quelle caisse.
Dans sa lettre de mission du 17 mai, l’actuel patron de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) expliqua ainsi son choix de M. Camdessus : « Votre compétence économique, votre expérience nationale et internationale me paraissent vous désigner pour diriger les travaux de ce groupe d’experts. » Toutefois, il fallait faire vite : « Je souhaite que votre rapport me soit remis au début du mois de septembre. » Sitôt demandé, sitôt entrepris. Avec un sens du sacrifice que M. Camdessus ne parvint pas à tenir aussi discret qu’une éducation religieuse de qualité l’eût réclamé (un bon Samaritain ne se prévaut pas du bien qu’il fait), « vingt personnes libres et responsables ont sacrifié leurs mois d’été à se demander : “qu’est-ce qui est bon pour la France aujourd’hui ? qu’est-ce qui ne va pas ? qu’est-ce qu’on peut débloquer ? (1)” »
Les réponses, convenues, du texte réclamé par M. Sarkozy conduisent à douter que les « vingt personnes libres et responsables » aient consacré à sa rédaction l’intégralité de leurs congés d’été. Un lecteur des « études » de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), des rapports du Fonds monétaire international (FMI), un auditeur des chroniques économiques de la radio auront le sentiment que M. Camdessus et ses amis entonnent une musique familière. Haro sur le temps de travail (insuffisant et facteur de croissance anémique) ; haro sur le salaire minimum (qui « semble avoir joué contre l’emploi des personnes non qualifiées ») ; haro sur l’« assistance » aux chômeurs (qu’il convient d’assortir de « sanctions crédibles »), haro sur la fonction publique (pas assez « agilisée »), etc. Pendant que nos Samaritains sacrifiaient leurs vacances au bien public, le FMI, dont M. Camdessus fut directeur général de 1987 à 2000 (lire ci-dessus « Les fourberies de M. Camdessus ») fustigeait lui aussi la semaine de 35 heures en France, « les liens pernicieux entre les politiques du marché du travail et le budget », le salaire minimum.
L’une des idées reçues sur les rapports officiels voudrait qu’ils ne soient jamais suivis d’effet. M. Camdessus a ressassé deux des métaphores mobilières habituelles : « Les étagères des administrations croulant sous les rapports sans suite » et « les rapports souvent rangés dans les tiroirs (2) ». Mais « le sursaut » – et à plus forte raison « le salut de tous » –, étant indissociable d’une certaine foi, tant la situation serait grave, les parangons de la « nouvelle croissance pour la France » escomptaient que leurs idées aideraient au moins « le gouvernement et l’opposition à se renouveler (3) ». Depuis, MM. Nicolas Sarkozy et Jean-Pierre Raffarin ont dû combler leurs attentes. Le premier, le 28 novembre dernier, en déclarant dès son premier discours de président de l’UMP : « Ne nous laissons pas impressionner par la pensée unique socialiste. Si nous pensons que les 35 heures ne sont pas la solution aux problèmes de la France, alors n’hésitons pas à en présenter une réforme profonde. » Le second en procédant à ladite « réforme ».
Si l’orientation du rapport Camdessus est sans surprise, le ton, lui, est plus intéressant. Le cyanure social y est en effet enrobé d’un charabia humanitaire, mélange de compassion religieuse et de vocables « altermondialistes ». Aux derniers, on ne concède que le ravaudage du langage et la promesse de « débats », mais, question sémantique, l’ancien chantre du « franc fort » et de la rente n’a pas été économe : « développement durable », « communauté mondiale », « mutuelle dépendance d’hommes obligés à coopérer les uns avec les autres », « cohésion sociale », « économie de la gratuité », « réhabiliter le don », « démocratie participative, et donc démocratie tout court »... On en viendrait presque à regretter que, dans sa vie, M. Camdessus n’ait jamais été directeur général du FMI, car alors l’urbanisation anarchique du tiers-monde, la destruction des cultures vivrières, l’envol des inégalités, la privatisation des services publics et la tyrannie des créanciers n’eussent jamais existé...
Par gros temps de démolition sociale, la cautèle et le sourire constituent un couple idéal, une anesthésie idoine pour thérapie de choc. Passé du service du FMI – c’est-à-dire des banques occidentales – à celui du Vatican, M. Camdessus peut se prévaloir d’un certain savoir-faire. Car l’affirmation cassante et blessante de l’idéologie libérale n’est plus nécessaire, tant cette dernière a trouvé de relais à droite comme à gauche. M. George W. Bush se réclame d’un « conservatisme compassionnel »... et M. Pascal Lamy se déclare socialiste. Et pourquoi pas, dès lors que les recommandations ultralibérales de Friedrich Hayek ont acquis force de loi pour les uns comme pour les autres ?
Dans sa Constitution de la liberté, Hayek proposait, en 1960, de « déréglementer, privatiser, réduire et simplifier les programmes de sécurité sociale, diminuer la protection contre le chômage, supprimer les programmes de subvention au logement et le contrôle des loyers, abolir le contrôle des prix et de la production dans l’agriculture, réduire le pouvoir syndical (4) ». Ce qui paraissait fou il y a quarante-cinq ans est, dorénavant, à ce point acquis que M. Sarkozy peut prétendre : « Je suis avant tout pragmatique. Je ne me réveille pas chaque matin en lisant Adam Smith, Ricardo ou Hayek, mais en cherchant des solutions (5). » Aussi « pragmatiques », par exemple, que la privatisation de France Télécom, l’« ouverture du capital » d’Areva, la transformation d’EDF en société anonyme...
Des idéologues de la vieille école parleraient de faire travailler les vieux ; M. Camdessus préfère évoquer « le retour sur le marché du travail des seniors ». Les premiers voient dans la précarité et la flexibilité le nouveau ticket d’entrée vers l’emploi ; l’ex-directeur général du FMI aime mieux dire qu’« une réflexion sur l’insertion sociale des jeunes ne peut s’affranchir d’une réflexion sur l’autonomie ». Un observateur profane redoute un univers d’hypermarchés imposant leurs oukases aux petits producteurs et aux détaillants ; pour M. Camdessus, il n’y a en réalité que de « nouveaux concurrents », soucieux de développer « l’activité, et partant l’emploi », mais aussi de combattre « des prix plus élevés, et donc une diminution du pouvoir d’achat ». C’est l’unique endroit du rapport où la question du pouvoir d’achat est évoquée.
M. Camdessus se désole : « Pour favoriser l’emploi et l’inclusion sociale, il faut accepter la suppression des emplois lorsqu’elle s’avère indispensable (sic) ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : notre membre du conseil pontifical Justice et Paix sera intraitable pour « refuser la destruction des individus à laquelle conduit l’exclusion de l’emploi ». Un verbiage participatif et charitable qui a pour principal objet d’occulter les rapports de classe. Dans l’univers de M. Camdessus, « tous les gars du monde se donnent la main pour faire une ronde autour du monde ». Mais, ici et maintenant, qui « choisit » vraiment son temps de travail ? Qui est « autonome » ? Qui apprécie le caractère « indispensable » ou non des restructurations ? Et en fonction de quelle utilité sociale ?
Cap sur les services
Bataillant contre le chômage et la croissance molle, les rapporteurs ont eu une illumination : l’Hexagone pourrait compter davantage de chauffeurs de taxi, de coiffeurs, de femmes de ménage, de gardes-malades, d’employés de supermarché. Ces tâches « qui, par nature, échappent à la concurrence internationale et ne sont pas “délocalisables” » constitueraient même « un gisement énorme » : « Si la France affichait les mêmes taux d’emploi dans les secteurs de l’hôtellerie-restauration et du commerce que les Etats-Unis, nous aurions 3,2 millions d’emplois supplémentaires. » Sans percevoir vraiment l’immensité de sa découverte (car le chômage aurait alors disparu en France !), M. Camdessus en fixe le prix : « Cela implique un changement profond de certaines de nos réglementations économiques et sociales. Mais aussi une évolution “culturelle”, tant ces emplois sont parfois considérés comme peu désirables et peu valorisants. »
« Culturelle », « considérés comme » : il ne semble pas venir à l’esprit des rapporteurs que, si ces travaux paraissent effectivement « peu désirables », c’est qu’ils sont souvent harassants et payés au salaire minimum (lequel, aux Etats-Unis justement, vient d’atteindre son niveau, en pouvoir d’achat, le plus bas depuis cinquante ans). M. Camdessus l’aurait mieux compris s’il avait affecté une portion de son sacerdoce estival à la consultation d’un employé de centre d’appels ou d’une caissière d’Auchan, certes moins dotés « culturellement » que lui, mais mieux instruits de ce qu’a déjà signifié dans leur vie le « changement profond de certaines de nos réglementations (6) ». Notamment celles qui protégeaient sa vie de famille du travail en miettes, samedis et dimanches compris. Or « le soutien à la famille fait partie aussi des priorités » des rapporteurs, puisqu’ils l’écrivent. Toutefois, quand ils invoquent la nécessité de « concilier les activités professionnelles et familiales » ou leur « profond respect des exigences éthiques de l’autre, de sa culture, de ses traditions, y compris dans l’organisation de la vie collective », ils ne pensent qu’aux consommateurs désireux de faire leur shopping le dimanche. A supposer qu’ils ne travaillent pas, eux aussi.
La plupart des rapporteurs de la commission Camdessus – au nombre desquels figuraient une demi-douzaine de chefs d’entreprise, des économistes, un inspecteur des finances, le directeur de l’Institut d’études politiques de Paris – étaient parfaitement ajustés à ce qu’ils devaient rapporter. Sans sortir du cadre imparti par M. Sarkozy, ils ont su alimenter l’image attendue d’un conclave d’experts surgis de la « société civile » pour encourager le gouvernement à prendre les mesures... qu’il voulait prendre.
Le rapport a beau s’intituler « Vers une nouvelle croissance pour la France », il n’a donc rien à objecter au pacte de stabilité (« plus indispensable que jamais »), ni à la politique monétaire européenne, qui privilégie le combat contre l’inflation, y compris quand le chômage s’étend et que le dollar faiblit. La fiscalité est hors sujet, même si les rapporteurs laissent échapper que l’impôt sur les grandes fortunes « pénalise l’investissement et la transmission anticipée des patrimoines ». Quant à la mondialisation de l’économie, « nous en sommes à ce jour bénéficiaires ». M. Henri de Castries, le directeur d’Axa, dont la rémunération de 2003 a dépassé 11 millions d’euros, a peut-être inspiré cette phrase-là.
Outre M. de Castries, l’ancien gouverneur de la Banque de France a su attirer dans son groupe M. Christian Larose, représentant de la CGT au Conseil économique et social. Grâce à sa monture, qui va d’un chef syndicaliste harnaché à un patron de société d’assurances, le cocher de l’attelage espère avoir remédié à la « pauvreté du débat social, un des handicaps les plus évidents dont souffre notre pays dans la conduite de la réforme ». Auprès de ses camarades, qui se demandent ce qu’il allait faire dans cette galère, M. Larose pourra de son côté invoquer les quelques propositions « de gauche » du rapport : un renforcement du Bureau international du travail, la mise en quarantaine des paradis fiscaux, la critique des parachutes en or offerts aux patrons qui quittent leur entreprise. Noyées dans un océan libéral d’appel à la flexibilité, ces lignes-là n’engagent à rien, et on ne les retrouve que si on a pris garde de les entourer au feutre rouge. De nos jours, c’est ainsi qu’on mijote le pâté d’alouette du dialogue social.
Il est inutile de préciser que la quasi-totalité des médias ont fait fête à M. Camdessus et à son rapport (7).
Notes
(1) Michel Camdessus, émission « La rumeur du monde », France Culture, 23 octobre 2004.
(2) Respectivement dans un entretien à Capital (décembre 2004) et dans Le Sursaut : vers une nouvelle croissance pour la France (rapport coordonné par Michel Camdessus), La Documentation française, Paris, 2004, 210 pages, 10 euros. Sauf indication contraire, les citations qui suivent sont tirées dudit rapport.
(3) Capital, ibid.
(4) Cf., sur cette bataille idéologique et sociale, Le Grand Bond en arrière, Fayard, Paris, 2004.
(5) Entretien au Figaro, 15 novembre 2004.
(6) Cf. « Caissières : leur vie, la vraie », Fakir, Amiens, décembre 2004.
(7) Lire, à ce propos, « Démontage d’édito », PLPL, Marseille, décembre 2004.
Tous dans la même galère !
Serge Halimi
Les Etats-Unis comptent 2 millions de millionnaires (en dollars), et 1 300 000 ménages disposent de plus de 5 millions de dollars (1). Comment se distinguer quand l’exhibition de l’opulence devient un phénomène de « masse » ? les 288 millions d’Américains non millionnaires (en dollars) ont d’autres problèmes. Ce n’est pas faux.
Il n’empêche. Du temps de Louis XIV, pour se faire remarquer, l’aristocrate devait acheter des habits plus chamarrés, des colliers plus luxueux, donner des bals plus somptueux, maintenir davantage de résidences que ses rivaux, et avec un nombre plus impressionnant de cochers et de laquais (des « services à la personne », dirait peut-être M. Camdessus).
Dans l’Amérique « républicaine », la taille du yacht a remplacé la circonférence des fontaines. L’homme d’affaires qui ne dispose que d’un bateau de 30 mètres se sent humilié par son voisin, dont le navire, un peu plus long, est par surcroît équipé d’un jacuzzi king size. Mais ledit voisin est à son tour penaud quand il découvre, amarré près du sien, un yacht de 50 mètres avec piscine, salle de gymnastique et aire d’atterrissage pour hélicoptère. Que ce dernier ne triomphe pas trop tôt : le navire du milliardaire Paul Allen fait 120 mètres, dispose d’un terrain de basket-ball, d’un studio de musique et d’un sous-marin.
Depuis 1997, le chiffre d’affaires du marché de la navigation de plaisance très haut de gamme a triplé, la taille moyenne du yacht augmentant chaque année. Même évolution dans d’autres secteurs : il y a peu, la Mercedes la plus chère, la CL 600, coûtait 100 000 dollars. Là, c’est 450 000 dollars que le client de la SLR devra régler s’il est trop pauvre pour s’offrir le modèle de Bugatti sport que va lancer Volkswagen, dont le directeur général, M. Peter Hartz, a commis ce rapport grâce auquel les chômeurs allemands cesseront, eux, de rivaliser entre eux, puisque leur allocation sera plafonnée à 345 euros par mois.
Il n’est plus exact de dire que les super-riches seraient si peu nombreux que des mesures prises contre eux n’auraient, comme au temps de Gatsby le Magnifique – et du Titanic –, aucun effet sur la masse des autres. D’après une étude que cite le même article du Wall Street Journal, la fortune des millionnaires (en dollars) a atteint, fin 2003, 28 800 milliards de dollars, soit davantage que le PNB annuel des Etats-Unis, du Japon, de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni. Et comme ils sont un peu plus jeunes et joyeux qu’avant, ils dépensent. Entretenir un yacht n’est pas meilleur marché que de l’acquérir : le plein d’essence du bateau de 43 mètres de M. Don Davis, homme d’affaires texan, coûte plus de 12 000 dollars. Il va d’ailleurs le vendre. Mais pour acheter un autre yacht. Plus grand.
Note
(1) Robert Frank, « New luxury goods set super-wealthy apart from pack : an echo of Louis XIV’s court », The Wall Street Journal, 14 décembre 2004.