Millionnaire, play-boy, champion de cricket et maintenant premier ministre d’un pays de plus de 200 millions d’habitants possédant la bombe nucléaire. Beaucoup d’hommes politiques se damneraient pour posséder un tel CV, digne d’un second rôle dans un film de James Bond. Pourtant, Imran Khan a mis 22 ans à parvenir à ses fins, et la victoire de son parti aux élections législatives qui se sont tenues le 25 juillet 2018 lui garantit surtout un lot d’ennuis considérables à la tête du gouvernement du Pakistan, un pays dysfonctionnel depuis sa création en 1947, lors de la partition de l’Inde.
En 70 ans, aucun premier ministre pakistanais – il y en a eu 18 – n’est parvenu au terme de son mandat : ils ont été alternativement assassinés, renversés, démis, traduits en justice, ou remplacés par des militaires. Autant dire que les chances d’Imran Khan d’être encore à son poste en 2023 sont minces. Néanmoins, il représente une figure neuve dans la politique pakistanaise qui, depuis trois décennies, partage le poste de premier ministre entre deux familles : les Bhutto et les Sharif. Reste maintenant à découvrir si Khan remplira ses promesses de lutter contre la corruption et saura rester indépendant de ses puissants parrains au sein de l’armée.
Imran Khan a émergé en politique en 1996, en créant son propre parti, le Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI, Mouvement du Pakistan pour la justice), et en organisant de vastes meetings populaires où, contrairement à ceux des autres leaders politiques, les gens se rendent sans avoir besoin d’être payés pour ce faire. Il faut dire que Khan était déjà une star : brillant joueur de cricket, sport qui est au Pakistan ce que le football est au Brésil ou le hockey au Canada, il avait mené l’équipe nationale à la victoire lors des championnats du monde de 1992 contre les Anglais, c’est-à-dire les anciens colons.
Célèbre dans les tabloïds du monde entier grâce à son mariage avec Jemima, la fille du financier britannique Jimmy Goldsmith, cette alliance ne lui avait pas apporté que des accolades dans la République islamique du Pakistan (nom officiel du pays), au regard de l’ascendance juive de son épouse (il a divorcé depuis et s’est remarié deux fois).
Mais son attachement à l’islam, dans sa version soufie, principalement spirituelle, et son insistance sur la bonne gouvernance, dans un pays qui en est essentiellement dénué, en ont fait une sorte de héros populaire bataillant contre les deux grands partis : la Pakistan Muslim League de Nawaz Sharif (PML-N), populaire chez les Penjabis qui représentent la moitié de la population, et le Pakistan People’s Party (PPP), implanté dans le Sud, emmené par Bilawal Bhutto Zardari, fils de l’ex-première ministre assassinée Benazir Bhutto.
Dans son discours de victoire prononcé jeudi soir, avant que les résultats officiels ne soient proclamés, Imran Khan a promis : « Nous allons gouverner le pays comme il ne l’a jamais été ! » Il a repris les points essentiels de son programme : lutte contre la corruption au plus haut niveau, amélioration des relations avec la Chine, « partenariat équilibré » avec les États-Unis et, surtout, instauration d’un « État providence islamique » tel que le prophète Mahomet l’avait envisagé.
Cette dernière réforme, la création d’un système d’assurances retraite et santé, serait en effet une réussite de taille dans un pays qui, bien que détenant le sixième arsenal nucléaire au monde, affiche l’un des plus hauts taux de mortalité infantile de la planète et dont un tiers de la population vit en deçà du seuil de pauvreté. Ce genre de proposition, de même que sa dénonciation permanente de la corruption, l’ont conduit à être régulièrement classé dans le camp « populiste » par la plupart des médias locaux et internationaux, même si cette définition n’est pas vraiment pertinente au Pakistan, où tous les dirigeants politiques pourraient mériter cette appellation.
La vérité au sujet d’Imran Khan est qu’à 65 ans, malgré quatre décennies sous les spotlights des stades, des paparazzi et des meetings, il demeure une entité politique inconnue. Il n’a lui-même jamais dirigé aucune institution et son parti n’a gouverné qu’une petite région pendant quelques années.
Au Parlement, il ne devrait pas obtenir la majorité absolue, ce qui le contraindra à une alliance avec de petits partis, fragilisant son maintien au pouvoir. Beaucoup dénoncent également son double discours : il critique sans cesse ses deux adversaires, la PML-N et le PPP, mais nombre des candidats de sa propre formation en sont des transfuges.
Surtout, comme c’est fréquemment le cas au Pakistan, tout le monde voit derrière la victoire de Khan (après trois tentatives infructueuses) la main de l’armée. Dans un pays de rumeurs où les militaires sont considérés comme les dei ex machina derrière toutes choses, sans que l’on ne sache vraiment si c’est vrai ou surinterprété, il se dit ces derniers mois que l’establishment militaire souhaitait se débarrasser du duopole Sharif-Bhutto, jugé à la fois trop indépendant et trop corrompu, pour le remplacer par une nouvelle figure plus docile : Imran Khan.
« L’armée pakistanaise est attachée à une façade civile, sous la forme d’un gouvernement qui applique ses politiques concernant les relations avec l’Inde, l’Afghanistan, la Chine, les États-Unis et la gestion du terrorisme, qui sont ses priorités, explique Husain Haqqani, ancien ambassadeur du Pakistan à Washington. Elle ne veut pas d’un politicien véritablement populaire et disposant d’un vrai mandat qui lui permettrait de réorienter la politique du pays. »
La vision de l’armée pakistanaise est en effet depuis des années le socle politique incontournable : maintenir une confrontation armée avec l’Inde pour des questions de prestige ; contrôler l’Afghanistan pour se donner une « profondeur stratégique » face aux voisins chinois et indien, tout en ayant plusieurs fers au feu (collaboration avec les Américains, les talibans, Al-Qaïda et le gouvernement de Kaboul) ; solliciter des investissement chinois ; continuer à se faire financer par Washington. Dans cette configuration, tout le reste (entretien des infrastructures croulantes, politiques sociales, développement de l’économie) passe au second plan.
Imran Khan a beau n’être atteint par aucune affaire de corruption (une rareté pour une personnalité politique au Pakistan) et être relativement populaire dans les régions et quartiers déshérités, il ne représente pas une force politique majeure. Depuis plusieurs mois, des organisations de défense des droits humains dénoncent les manœuvres d’intimidation contre les représentants du PPP et de la PML-N, de la part des services secrets (qui dépendent de l’armée). Et les élections ont été entachées de multiples irrégularités, qui laissent penser que le PTI de Khan a bénéficié d’un certain degré de fraude en sa faveur.
La mission d’observation de l’Union européenne, dans un rapport préliminaire, a fait état d’un « manque d’égalité » lors de la campagne entre les différents partis politiques. « Bien qu’il y ait eu des dispositions légales visant à assurer des règles du jeu équitables, nous avons conclu qu’il y avait eu un manque d’égalité et d’opportunité », a dit l’observateur en chef de l’UE, Michael Gahler. Les États-Unis ont exprimé des « inquiétudes au sujet d’irrégularités » ayant émaillé la campagne électorale, selon le département d’État.
Vendredi, plusieurs partis ont contesté la victoire de Khan, avant d’en rabattre pour certains.
« La victoire de Khan risque d’être marginale car il ne bénéficiera pas d’une majorité absolue au Parlement et il sera dépendant de petites entités politiques, estime Husain Haqqani. Le vrai pouvoir restera entre les mains des généraux. » Cependant, Imran Khan n’a pas toujours été révérencieux à l’égard des militaires. Il estime que le général Pervez Musharraf, qui s’était rangé derrière George W. Bush et sa « guerre contre la terreur », dans les années 2000, a entraîné le pays dans « une bataille stupide ». Il critique avec constance les frappes de drones américaines, et s’est rendu à plusieurs reprises à la rencontre de « victimes collatérales » sur les lieux de ces attaques.
Enfin, il a promis que le Pakistan ne serait plus le « mercenaire » des États-Unis, rôle que l’armée pakistanaise a souvent joué, quoique avec ambiguïté et/ou incompétence (comme lorsqu’il s’est avéré qu’Oussama Ben Laden avait passé ses dernières années à moins d’un kilomètre de la plus grande académie militaire du pays).
Souci supplémentaire pour le nouveau premier ministre : la croissance du pays s’est ralentie cette année et, avec la hausse des cours du pétrole, la dette s’est accrue. Au point que la plupart des économistes estiment que le Pakistan devra solliciter un nouvel emprunt auprès du FMI (le 13e depuis 1980), avec toutes les conditions qui y sont attachées : austérité, coupes dans la fonction publique, hausse des impôts…
Du fait de cette situation, malgré la contestation du résultat de l’élection par le PPP et la PML-N, les éditorialistes pakistanais estiment que les autres dirigeants politiques ne seront que trop heureux de confier les rênes à Imran Khan (et à l’armée) et de lui laisser la tâche ingrate de prendre des décisions impopulaires. L’ancien jet-setteur va donc devoir mettre les mains dans le cambouis. S’il s’en sort, il pourrait bien changer le Pakistan. S’il échoue, le pays continuera sur la même voie bancale.
THOMAS CANTALOUBE