Mais tous les efforts pour établir une telle réglementation contraignante ont jusqu’à présent échoué, étant bloqués par les acteurs privés et, depuis les années 1990, par Kofi Annan lui-même, alors secrétaire général de l’ONU, qui a, au contraire, brossé les multinationales dans le sens du poil en leur offrant une place d’interlocuteurs privilégiés à l’ONU avec son projet Global Compact.
Les firmes multinationales, actuellement au nombre de plus de 82.000, dont la valeur économique pour certaines dépasse le PIB de plusieurs États, sont devenues des acteurs majeurs de l’économie mondiale. Elles sont depuis longtemps critiquées par les ONG et les syndicats pour leurs atteintes aux peuples et à l’environnement. Citons par exemple les agissements de Michelin en Inde, de Bolloré au Cameroun ou encore d’Areva au Niger. Sans parler des conditions de travail des travailleurs en Asie, dont le drame de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013, bâtiment qui n’était pas aux normes de sécurité, en est un exemple, drame qui a provoqué plus de 1.100 morts, employés de sous-traitants de firmes textiles occidentales.
Autre exemple, les dégâts causés par l’entreprise américaine Chevron Texaco en Équateur : cette firme a, de 1964 à 1990, extrait du pétrole et pollué sciemment, et très gravement, ce pays, par des rejets de pétrole à même le sol en Amazonie, causant d’énormes problèmes de santé pour les populations indigènes amazoniennes. Chevron a refusé d’indemniser les victimes.
Ainsi, « le plus grand abus contre les droits humains en Équateur n’a pas été commis par l’État mais par une entreprise », explique Guillaume Long, ancien ministre équatorien, ce qui, dans l’imaginaire national, est très fort, et rend la société équatorienne très sensible à la question des sanctions à prendre contre les multinationales.
Les autres exemples sont légion : « Alstom est accusé de corruption au Brésil et est engagé dans la construction, avec EDF et GDF, de grands barrages en Amazonie qui dévastent des régions entières et bafouent les droits des populations. En Inde, c’est Veolia qui est accusée de profiter de contrats de gestion de l’eau très défavorables pour les populations, tandis que les projets d’Areva sont violemment contestés par les populations locales. Du côté de Carrefour, (…) des sous-traitants sont accusés de recourir au travail esclave en Thaïlande », détaille une note de l’association ATTAC.
Une résolution capitale au Conseil des droits de l’homme de l’ONU
En juin 2014, à l’initiative de l’Équateur, alors sous le gouvernement progressiste de Rafael Correa, et de l’Afrique du Sud, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté une résolution, par 20 voix contre 14 : cette résolution a créé un groupe intergouvernemental de travail (GIGT) visant à créer un cadre juridiquement contraignant pour réglementer les activités des multinationales.
« Ce groupe a une portée historique », estime Marthe Corpet, conseillère confédérale à la CGT, en charge des multinationales. En effet, c’est la première fois qu’un tel groupe est mis en place. L’Équateur a été élu à la présidence de ce groupe, précise Guillaume Long. Celui-ci, qui durant les deux premières sessions de ce groupe en 2015 et 2016 était ministre des Affaires étrangères d’Équateur et en 2017 ambassadeur de l’Équateur à l’ONU, l’a présidé, et confie que « c’était extrêmement difficile au début, car il y avait des pays qui avaient voté contre la résolution, comme les États-Unis, l’Union européenne, le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie. Ils étaient très opposés au projet, qu’ils percevaient comme une cause des pays du Sud contre les pays du Nord. On a alors essayé d’élargir le soutien au projet, car il nous fallait le soutien de pays où se trouvaient des sièges de multinationales, pour que le traité soit efficace. En 2016, cela s’est mieux passé et, en 2017, on a réussi à avoir une vraie négociation, notamment avec l’Union européenne et l’Australie (alors que les Etats-Unis et le Canada restent toujours fortement opposés) ».
À la session de négociations de 2017, près de 110 pays étaient représentés à Genève, ce qui montre l’intérêt international pour le projet de traité, qui est un projet comportant « beaucoup d’enjeux financiers », comme le souligne Guillaume Long. Ce sont les pays riches, où plus de 85 % des transnationales ont leur siège, qui sont les plus opposés au projet de traité. Le traité en préparation à l’ONU entend réglementer l’action des multinationales et leur imposer des sanctions concrètes en cas de manquement aux droits humains ou en cas d’atteintes à l’environnement ou aux droits des peuples. Ce traité, une fois élaboré par le groupe, sera soumis au vote à l’Assemblée générale de l’ONU.
La France en pointe, bataille en cours à l’ONU
La France est en pointe dans ce projet, car elle a adopté en mars 2017 une loi sur le devoir de vigilance des multinationales, loi portée par une coalition de gauche. « Cette loi française est le premier acte régulateur des multinationales vis-à-vis des droits humains au niveau mondial », nous précise Marthe Corpet. En effet, cette loi, une des dernières lois du quinquennat de François Hollande, est la première loi au monde à écrire dans le droit dur (hard law) une réglementation des multinationales. Plusieurs associations et ONG, qui ont poussé pour l’adoption de cette loi, comme le CCFD ou Sherpa, ainsi que des syndicats et des experts, ont créé un Forum citoyen pour la RSE [responsabilité sociale des entreprises]. Puis, comme nous l’explique Carole Peychaud, militante à ATTAC qui était jusqu’à récemment chargée du plaidoyer Régulation des Entreprises Multinationales au CCFD-Terre Solidaire : elles ont créé une « coalition française pour un traité à l’ONU », qui organise des réunions fréquentes, auxquelles participent des groupes comme ATTAC, la FIDH, le CCFD ou France-Amérique latine.
« La France est un cas particulier », observe Carole Peychaud, « car c’est le seul pays au monde à avoir une loi encadrant les multinationales ». Cette loi impose aux grands groupes de publier et de mettre en œuvre un plan de vigilance pour identifier et prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement.
« Tout manquement à la mise en œuvre de ce plan constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité de la société-mère devant une juridiction française » précise ATTAC.
À présent, comme l’estime Carole Peychaud, « la France a tout intérêt à internationaliser cette loi française. Les organisations de la société civile qui sont pour le projet exercent beaucoup de pressions sur l’Union européenne pour qu’elle soutienne le projet. »
À l’échelle mondiale, les deux autres pays moteurs dans le processus, l’Équateur et l’Afrique du Sud, ont respectivement entraîné la plupart des pays de gauche du cône sud de l’Amérique latine et des pays d’Afrique. Cependant, comme le précise Guillaume Long à Equal Times, le changement de gouvernement en Équateur depuis 2017, avec une nette droitisation, fait que ce pays soutiendra sans doute moins fortement le projet. Quant aux États-Unis, au Japon, à la Russie et à l’Union européenne, ils restent fermement contre le projet.
Ainsi, ce traité, s’il réussit à être voté par l’Assemblée générale de l’ONU, sera signé, on l’espère, par l’Union européenne (la France pousse en ce sens), et par les pays du G77, c’est-à-dire les pays du Sud. Une véritable bataille se mène en ce moment à l’ONU au sujet de ce traité en préparation. L’Organisation internationale des employeurs (OIE) « est vent debout contre ce projet », comme l’observe Marthe Corpet. Or, les représentants des employeurs, et notamment les représentants des grandes firmes multinationales, sont de plus en plus influents à l’ONU ; on parle de « corporate capture » de l’ONU, c’est-à-dire qu’il y a un poids croissant des grandes entreprises sur l’ONU. Les firmes multinationales et l’OIE s’efforcent de bloquer le processus de négociation de ce projet de traité.
Un fort engagement de la société civile
Pourtant, ce qui est positif, c’est le fort engagement de la société civile pour ce projet : aujourd’hui, plus de 700 mouvements (ONG, associations, syndicats) soutiennent ce projet de traité. Ces mouvements jouent « un rôle fondamental » d’après Guillaume Long. Et pour les fédérer, depuis les années 2000 a été mise en place la Global Campaign to Dismantle Corporate Power (« La campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des multinationales »), fortement portée par des mouvements latino-américains, et d’esprit altermondialiste et écologique. Cette structure, très active, a recensé toutes les violations des multinationales concernant les droits humains depuis les années 2000 et dénonce « une architecture de l’impunité ».
En effet, il y a une asymétrie injuste : une victime d’une multinationale ne peut saisir aucune instance, tandis qu’une multinationale peut se retourner contre des États via des tribunaux d’arbitrage privés !
La Coalition française pour un traité à l’ONU, à laquelle appartient Carole Peychaud, est une déclinaison, pour la France, de la Global Campaign. Une autre structure, plus mainstream, a été mise en place pour fédérer plusieurs de ces mouvements, la Treaty Alliance. Tous ces mouvements font pression sur l’Union européenne pour qu’elle bascule en faveur du traité. Ces mouvements sont très actifs et ont acquis, comme le dit Guillaume Long, beaucoup d’expertise et de technicité, « ils ont élaboré un projet de traité, sur une base maximaliste, à l’aide d’avocats et d’experts ».
Ce projet de traité à l’ONU a créé une synergie entre associations, ONG, syndicats et groupes militants du monde entier qui se sont organisés et liés entre eux, en vue de faire pression pour que ce traité soit élaboré et adopté. Guillaume Long estime qu’« il y a un débat politique important qui doit se faire à l’ONU sur la primauté de l’être humain sur le capital ; jusqu’à présent, seuls les États sont justiciables devant des tribunaux, pas les multinationales. Il faut que les multinationales le soient aussi ! » Il est essentiel que ce groupe de négociation puisse aboutir à l’élaboration de ce traité, pour mettre fin à l’impunité dont bénéficient les multinationales et sanctionner leurs violations des droits civils, politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux.
Chloé Maurel
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