Samir Amin nous a quitté ; nous sommes en deuil. Je le salue au nom de cinquante années de luttes communes et d’amitié fraternelle.
Samir Amin a été un des penseurs majeurs de la décolonisation, de cette alliance entre les luttes d’émancipation sociale et culturelle et les libérations nationales qui a été la révolution majeure des deux derniers siècles. La décolonisation n’est pas terminée ; sa première phase est achevée avec l’indépendance des Etats, sa deuxième phase commence avec la libération des peuples, fondée sur l’émancipation individuelle et collective, et avec la difficile construction d’une humanité commune.
Samir Amin a été un penseur, en mouvement et en engagement, qui a choisi de se définir en tant que marxiste du Sud. Un point de vue du Sud, ce n’est pas seulement un changement de perspective, c’est un autre point de vue du monde ; c’est partir du coin aveugle pour éclairer et rendre visible l’ensemble.
Samir Amin a mêlé dans son œuvre une « économie politique de la décolonisation » avec une « critique de l’économie politique de la mondialisation ». Dès le début des années soixante, il inscrit ses travaux sur le développement dans la perspective de la mondialisation, d’une part, et de l’autre dans le débat sur la transition, sur le passage du capitalisme au socialisme. Son approche du capitalisme périphérique et dépendant prend toute sa profondeur quand on l’inscrit dans l’analyse de l’accumulation mondiale du capital et dans la recherche du dépassement du capitalisme.
A partir des années quatre-vingt, la perspective a changé. La reprise en main par les puissances dominantes, à travers l’ajustement structurel, la crise de la dette et les guerres, la dérive du soviétisme et l’échec des régimes issus des luttes de libération va ouvrir la crise de la décolonisation. Samir Amin n’abandonnera pas pour autant sa réflexion sur le socialisme, mais il mettra désormais plus l’accent sur la critique du système dominant, sur l’économie politique du capitalisme mondialisé
Cet apport théorique et stratégique de Samir Amin lui a donné une stature particulière ; il n’est pas compréhensible si on le coupe de son engagement politique. Cet engagement, il l’a concrétisé à tous les niveaux. Certes, il a été particulièrement concerné par la situation en Egypte et sa sensibilité était à vif sur la douloureuse question palestinienne. Son ancrage permanent dans cette réalité lui a permis d’élargir ses préoccupations à l’évolution de l’unité arabe, de la situation de l’Afrique, de l’impact stratégique de l’afro-asiatisme, de la place spécifique des pays décolonisés, du nécessaire renouvellement de l’internationalisme. Il a été présent dans toutes les grandes mobilisations mondiales et y a démontré que sa capacité d’indignation, toujours intacte, n’affaiblissait pas l’acuité de ses analyses et la pertinence de ses propositions. Ses analyses radicales s’attachaient toujours à mettre en lumière les racines des problèmes posés. Ses propositions étaient tranchantes parce qu’elles ne cherchaient pas des aménagements de façade, souvent illusoires, mais parce qu’elles s’inscrivaient dans la volonté de réformes structurelles de long terme et mettaient en évidence l’importance des ruptures et des bouleversements nécessaires si on voulait vraiment changer le cours des choses.
Samir Amin aurait pu être un intellectuel choyé par ceux qui détiennent les pouvoirs ; il avait choisi de ne pas l’être et a préféré dénoncer de manière opiniâtre l’occidentalo-centrisme. Il aurait pu être la référence et l’alibi des bourgeoisies d’Etat ; il avait choisi de ne pas l’être et a préféré critiquer sans concessions les impasses des régimes construits sur l’héritage confisqué des libérations nationales. Sa profonde et vivace culture égyptienne lui permettait de combiner la colère contenue devant l’injustice, la patience séculaire des peuples du Nil et un humour ravageur à fleur de peau. Samir Amin a donné l’exemple d’un esprit vigoureux et créateur, d’un homme libre et engagé.
16 août 2018
Gustave Massiah