Impossible de parler de referendum sans faire un détour par son usage au plan politique ; là aussi, force est de reconnaître que, bien que souvent présenté comme l’émanation directe de la souveraineté du peuple [1], son usage comme sa force se sont distendus avec le temps : on est loin de De Gaulle qui, aussitôt son référendum sur la décentralisation perdu, démissionne. Le « non » au traité constitutionnel européen de 2005 a été contourné deux ans plus tard ; autre exemple, les 61 % recueillis par le « oxi [2] » grec de 2015, métamorphosé en un « oui » à un mémorandum encore plus amer pour la population.
À l’origine
Ce type de consultation du personnel, alors dénuée de force légale, s’est d’abord répandue dans l’industrie où le maintien de la « compétitivité » au regard de la concurrence internationale est souvent mis en avant ; la plupart du temps, au sein de groupes, eux-mêmes internationalisés, qui brandissent allégrement le spectre de la délocalisation pour ce faire. Dès lors, allongement du temps de travail et baisse des salaires, voire les deux à la fois, deviennent la panacée pour nombre de travailleurs et travailleuses de ce secteur d’activité.
Après un précédent à l’usine Bosch de Vénissieux en 2004, plusieurs scrutins référendaires ont fait parler d’eux, suite à leur résultat puis au devenir des entreprises en question. Ainsi, à Continental en 2007, où le « oui » à l’accord de retour aux 40 heures n’a pas empêché l’usine de pneus de Clairoix de fermer ses portes, avec perte et fracas trois ans plus tard ; la direction s’était pourtant engagée à maintenir le site pendant cinq ans. En 2015, chez Smart en Moselle, l’augmentation du temps de travail est soumise au vote, là aussi « pour maintenir la compétitivité du site » : le oui ne recueille que 39 % dans le collège ouvriers, mais 74 % parmi les cadres, qui jouissaient d’un statut de départ plus enviable et avaient donc moins à perdre du coup de rabot que l’employeur souhaitait imposer. Le droit d’opposition des syndicats CFDT et CGT, largement majoritaires parmi le personnel d’exécution, a invalidé l’accord approuvé par 56% du personnel. S’en est suivi un chantage individuel à l’emploi qui a permis à la direction d’arriver à ses fins : 90 % du personnel, syndiqués compris, a signé un avenant au contrat de travail entérinant le recul.
Le chantage à l’emploi est récurent à l’appui de tous ces votes ; il n’est pas surprenant que, le pistolet sur la tempe, les salariés optent le plus souvent pour le « oui » qui est en réalité la réponse contrainte et forcée. Et il est dur pour les syndicats, fussent-ils majoritaires, de résister ensuite à la pression déployée par le personnel lui-même, plus encore lorsque celui-ci a opté majoritairement pour le « oui ». Ces referendums abdicatifs se révèlent être des marchés de dupes, comme les efforts consentis par le personnel qui n’empêchent pas, quelques années plus tard, la fermeture ou la reprise au rabais de l’entreprise.
Après l’industrie, c’est au tour du secteur du commerce d’être concerné. Pour imposer l’extension du travail dominical et nocturne issue de la loi Macron de 2015, face aux résistances syndicales, les patrons ont besoin de mettre en scène l’adhésion supposée des salariés à ces reculs. Ils cherchent à donner un caractère plébiscitaire à ces consultations, alors même que le personnel travaille déjà le plus souvent le samedi, voire six jours sur sept… Ainsi, bien que perdant sur toute la ligne au niveau juridique, Bernard Arnault, propriétaire de l’enseigne de parfumerie Sephora, n’a cessé d’œuvrer, y compris à travers les médias qu’il possède, à modifier la loi en sa faveur, par la création d’une catégorie ad hoc : le travail en soirée (tellement plus chic !). Le « oui » à l’accord sur le travail de nuit au magasin des Champs Elysées [3], qui fait suite à cette évolution législative, recueillera, suite au referendum organisé en octobre 2015 [4], le score a priori sans appel de 96,6 %. Mais il faut y regarder de plus près :
La question posée revenait à demander l’aval de celles et ceux qui ne voyaient pas d’inconvénient à ce que … d’autres acceptent les tâches qu’eux-mêmes ne voulaient pas assumer.
Les organisations syndicales hostiles au recul social formalisé dans cet accord ont été mises à l’écart.
La participation s’est élevée à 85 % mais seuls les salariés sous contrat avec l’entreprise depuis plus de trois mois pouvaient y participer. Interdiction donc de s’exprimer pour ceux en contrats à durée déterminée (CDD) ou récemment embauchés (le turn-over frise pourtant les 30 %) ainsi que pour les nombreux employés mis à disposition par les marques … ce qui n’empêchera pas tous ces travailleurs et travailleuses de se retrouver « volontaires » pour travailler après 21 heures !
Au BHV Rivoli, une consultation du personnel s’est tenue en novembre 2015 à l’initiative du syndicat SUD de l’entreprise, divisé sur cette question. C’était un préalable à l’application d’un accord sur le travail dominical, alors qu’une négociation sur ce point [5], qui a échoué entretemps, battait son plein au sein de la branche des grands magasins à laquelle l’entreprise appartient. CGT et CFTC, respectivement première et troisième organisation, ont fait campagne pour le « non » ; SUD et CGC, seconde et quatrième organisation, pour le « oui ». Sur fond de participation massive, le « non » l’a emporté par 640 voix contre 627 [6], principalement du fait de la participation des démonstrateurs et démonstratrices qui, bien que non couverts par l’accord, étaient concernés par l’ouverture dominicale. SUD annoncera à l’issue du scrutin ne pas signer l’accord mais le fera en mai 2016, sans nouvelle consultation, au motif que les points les plus litigieux auraient été levés.
« Pour que les hommes, tant qu’ils sont des hommes, se laissent assujettir,
Il faut de deux choses l’une : ou qu’ils y soient contraints, ou qu’ils soient trompés ».
Etienne de La Boétie [7].
Le temps de la loi Travail
Nommée ministre du travail en septembre 2015, Myrian El Khomri affirmait un mois plus tard « lereferendumd’entreprise, je n’y crois pas ».Mais suite à l’opposition majoritaire (CGT, FO et SUD) à l’accord sur le travail dominical et en soirée signé à la FNAC en janvier 2016, rendant ce dernier caduc, elle renie bien vite cette déclaration. De plus, le gouvernement ne supportait pas d’être en échec sur l’ouverture dominicale des grands magasins plus de six mois après l’entrée en vigueur de la loi Macron. Plus largement, comme l’indiquait un article du journal Le Monde [8] en février 2016 il faut que « les syndicats, désormais instrumentalisés et transformés en partenaires sociaux, sont ainsi ravalés au simple rang de rouages de transmission ». Ils conservent cependant le monopole de la négociation collective, en application de la convention N° 135 de l’OIT. Mais c’est pour faire avaler une potion encore plus amère, telle celle du projet de loi Travail de ce même mois de février 2016, qui permet, par voie d’accord, d’imposer allongement du temps de travail et baisse de salaire. Sous l’impulsion de la Commission européenne, il s’agit là de la déclinaison française du Jobs’ Actitalien et de la loi Peeters en Belgique [9]. La pratique du referendum est répandue du côté transalpin [10] : ô ironie, c’est un autre referendum, institutionnel celui-là, dont le résultat aura pris un air de revanche, qui contraindra à la démission Mateo Renzi, Président du Conseil italien à l’origine de la dite réforme.
Légalement, depuis le 1er janvier 2017, sur les questions relatives au temps de travail [11], la force obligatoire du contrat individuel de travail s’efface devant celle de l’accord collectif ; c’est, pour les salariés qui refusent de se plier à une telle décision, la porte ouverte vers leur licenciement sui generis, à l’instar de ce qui existe déjà dans le cadre des accords dits « de préservation, de maintien et de développement de l’emploi ». Depuis, quelques referendums ont été organisés : à RTE, filiale d’EDF, le « non », soutenu notamment par la CGT qui pèse 58 % aux élections professionnelles, l’a aisément emporté (plus de 70 %). A Novo Nordisk tout comme à Webhelp Caen, c’est le « oui » qui a été majoritaire, respectivement avec 65 % et 60 % des voix, avec une intervention avérée de l’employeur dans le second cas.
Un des enjeux qui se dessine est le périmètre de la consultation : faut-il la limiter aux seuls salariés directement concernés par l’application de l’accord soumis à ratification, ou bien l’étendre à tous ceux de l’entreprise, appréhendée comme une communauté de destin ? Cette dernière solution revient, par analogie avec les scrutins politiques, à faire voter aux municipales les électeurs situés dans le même département. Pour le moment, le Tribunal d’instance de Chartres, saisi par FO suite au scrutin à Novo Nordisk, a considéré, le 9 mars 2017 « pas possible d’ajouter aux dispositions légales et réglementaires une condition restrictive de mise en œuvre de la consultation des salariés, sachant en outre, que tous les salariés de l’entreprise pourraient potentiellement se voir appliquer ces dispositions en cas de mobilité interne. De plus, le temps de travail dans l’entreprise a nécessairement une incidence sur sa compétitivité et concerne dès lors l’ensemble des salariés. »
L’histoire du referendum ne se confond pas avec celle de la démocratie
L’avant-projet de loi El Khomri [12]
C’est à la suite d’une visite précipitée d’Alexandre Bompard, président de la FNAC, que la ministre du travail a annoncé l’inscription du referendum dans son projet de loi. Il s’agit de permettre qu’un accord signé par des syndicats dont l’audience est comprise entre 30 et 50 % des voix soit soumis à un referendum, l’approbation des salariés validant le texte. Ce faisant, on nie à la fois la représentativité des syndicats majoritaires, tout en reconnaissant celle des minoritaires et l’on fait croire à un système plus démocratique que celui né des lois de mai 2004 et d’août 2008.
L’attribution d’un pouvoir exorbitant aux syndicats minoritaires ne doit pas masquer une rupture de fond. Car justifier le recours au referendum par l’absence de légitimité des syndicats éclabousse tout le monde, les majoritaires et les minoritaires. Cela préfigure, sans doute, un virage politique du MEDEF et du Gouvernement qui semblent estimer qu’ils pourront, désormais, se passer des syndicats, même les plus complaisants, pour achever de détruire les droits des salariés.
La première illusion, est celle de « l’initiative » syndicale. En réalité, le véritable initiateur est l’employeur dont la signature au bas d’un accord est la condition nécessaire pour que le referendum puisse exister. Curieusement, Myriam El Khomri n’est pas suffisamment éprise de démocratie pour proposer un referendum à l’initiative des salariés, dont les résultats seraient obligatoires pour l’employeur !
La seconde, c’est de faire semblant d’oublier que l’employeur est le maître d’œuvre de tout le processus consultatif, comme l’avons constaté dans tous les referendums d’entreprise anciens ou récents. Il est maître de la question posée : or, une même question, formulée différemment, peut emporter des réponses très différentes. Demander à des salariés « êtes-vous d’accord pour travailler plus sans gagner plus » ne donnera pas le même résultat que « êtes-vous d’accord pour travailler plus sans gagner plus pour ne pas être licencié » ; ou bien encore « êtes-vous d’accord pour travailler de nuit » et « êtes-vous d’accord pour que votre magasin soit ouvert la nuit »…
S’il maîtrise la question, l’employeur a également la mainmise sur le scrutin : le calendrier, les règles de propagande électorale, le corps électoral… Et, notamment lorsque le referendum touche des établissements distincts, l’employeur est le seul à pouvoir mener campagne et toucher 100 % des salariés, les organisations opposées aux accords n’intervenant efficacement que là où elles sont physiquement présentes. L’histoire des referendums d’entreprise le montre : il est rarissime qu’un employeur soit mis en minorité, en raison de l’immense avantage qu’il détient sur ceux qui combattent ses projets.
Les voix outragées sont déjà prêtes à s’élever pour expliquer que les syndicats ne représentent pas grand-chose et s’opposent à cette mesure démocratique parce qu’ils ne veulent pas entendre les salariés. Il est un peu consternant que les porte-voix de certains partis politiques s’en prennent aux organisations syndicales sur ce terrain-là. Bien sûr, la France est un pays où le taux de syndicalisation est faible au contraire d’une grande capacité de mobilisation. Mais, peut-on sérieusement soutenir qu’un syndicat « bloque » de manière illégitime un accord collectif, alors que la loi ne donne d’effet au droit d’opposition que s’il est formé par un ou des syndicats qui représentent la majorité des voix aux élections professionnelles ? Et lorsque les Républicains ou le PS revendiquent respectivement 200.000 et 180.000 adhérents, peuvent-ils, par exemple, se gausser des 700.000 syndiqués de la CGT ?
Peut-on, par ailleurs, justifier le recours au referendum en expliquant que les syndicats qui représentent plus de 50 % des voix ne sont pas représentatifs et donner la maîtrise de l’agenda social de l’entreprise à ceux qui n’en représentent que 30 % ? C’est encore l’un de ces paradoxes à la mode que l’on veut nous présenter comme des évidences (comme de dire que le pouvoir de licencier librement crée des emplois et que de faire travailler plus ceux qui travaillent déjà va résorber le chômage…).
Le referendum d’entreprise n’est pas différent du referendum politique, introduit en France par les Napoléons (le 1eret le 3e) pour asseoir le césarisme. Le Coup d’Etat permanentque François Mitterrand reprochait au Général De Gaulle est étendu par ses successeurs au monde de l’entreprise et veut sceller le retour à la toute-puissance du chef d’entreprise : celle qui existait avant la naissance du Code du travail. Cela n’a rien à voir avec la démocratie.
Plus haut, plus fort !
Seule la CFDT soutient inconditionnellement la mesure et pour cause : elle lui permet d’asseoir sa place de première organisation syndicale dans le privé décrochée en mars 2017, y compris là où elle est minoritaire. Ce n’est pas une consultation à la main des syndicats car c’est la signature de la direction en bas d’un accord qui ouvre droit à l’option référendaire et fixe dès lors l’enjeu du scrutin, … dont les termes de la question posée. Plus encore, la campagne ne peut se faire à armes égales, surtout quand les organisations partisanes du « non », fussent-elles majoritaires, sont écartées de l’élaboration même du scrutin !
Le projet de loi Travail XXL, qui fait suite à l’élection d’Emmanuel Macron, prévoit même de permettre que le referendum soit d’initiative patronale, réduisant ainsi la négociation d’entreprise à la seule acceptation des pouvoirs de gestion des patrons ; encore une illustration du peu de considération envers la démocratie sociale qu’ont les représentants et représentantes du pouvoir, politique comme patronal : les corps intermédiaires s’effacent face à la vox populi, aucun obstacle ne doit demeurer entre le chef d’entreprise et ses salariés. La confédération FO a saisi le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les modalités d’organisation du referendum d’entreprise. La CGT et Solidaires ont aussi fait connaître leur arguments, en se référant, entre autres, à l’article 8 du préambule de la Constitution de 1946, très progressiste au regard de notre époque et fruit du rapport de forces entre classes dans la société française à la Libération, qui stipule que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. »
Las, le Conseil constitutionnel, saisi par des députés de gauche suite à l’adoption de la loi « d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social » (sic) a, non seulement validé la procédure parlementaire, mais aussi entériné les dispositions qui lui étaient déférées dont celle relative au referendum [13], voire avec un élu du personnel qu’il aura lui-même mis ne place dans celles de moins de 50, soit retoqué ; en attendant, qui sait, de changer de Constitution, ce qui dans notre pays, a toujours été le résultat ˗ et l’issue ˗ de crises majeures.
Leur démocratie et la nôtre
L’entreprise reste le lieu d’expropriation de la plus-value et la logique binaire à laquelle se résume la démarche référendaire ne peut nous convenir. Notre syndicalisme de transformation sociale ne peut s’exonérer de la question centrale du pouvoir d’intervention et de choix des travailleurs et travailleuses dans l’entreprise et donc, à long terme, de la remise en cause de la propriété privée des moyens de production. Ainsi, selon nous, un referendum un tant soit peu démocratique ne peut partir que des besoins de celles et ceux qui travaillent dans l’entreprise et serait proposé par les seuls syndicats, son résultat s’imposant à la direction. La possibilité de faire vivre au mieux une démocratie ouvrière passe aussi par des moyens d’informations nouveaux (dont l’extension de l’heure mensuelle d’information syndicale), de communication (par l’utilisation libre des NTIC [14]sans être soumis à l’accord préalable de l’employeur) et de choix (avec l’instauration d’un droit de veto des instances représentatives du personnel) mais ces droits nouveaux, c’est dans la rue qu’ils se gagnent !
« La grande Révolution a rendu les Français rois dans la cité
Et les a laissés serfs dans l’entreprise ».
Jean Jaurès.
Laurent Degoussée