Il y a de longues années, David Ben Gourion, alors premier ministre d’Israël, se mit en colère contre les deux principaux journaux du soir. Et d’insulter leurs rédacteurs en chef : « L’un est un serpent, l’autre est un sot » — sans toutefois préciser à qui s’adressaient ces épithètes. Une blague populaire à l’époque prétendit que celui qui était considéré comme un sot s’écria : « Je suis un serpent ! Je suis un serpent ! »
Il en va un peu de même avec M. Benyamin Nétanyahou : un an après avoir mis sur pied son gouvernement, le premier ministre continue de laisser perplexes nombre de ses concitoyens, qui n’arrivent pas à déterminer s’il est un serpent ou un sot, s’il manque de sagesse ou de bonnes intentions. L’énigme reste, à ce jour, sans solution.
En un an, le chef du Likoud a réussi à bloquer complètement les négociations de paix et à relancer le conflit entre Israéliens et Palestiniens. Du même coup, il a gâché la lune de miel diplomatique entre son pays et le reste du monde et même refroidi l’histoire d’amour entre Israël et les Etats-Unis. La plupart des Etats arabes, qui étaient en train de nouer des relations complètes avec l’Etat hébreu, font marche arrière. Des voix haineuses se font entendre jusqu’en Egypte et en Jordanie, pourtant signataires de traités de paix avec Israël. Pour la première fois, un fossé s’est creusé entre Israël et la communauté juive mondiale — notamment à cause des prétentions des alliés ultra-orthodoxes de M. Nétanyahou à imposer une loi totalement inacceptable pour les synagogues « progressistes », dont la majorité des juifs américains sont membres [1].
Sans oublier que le gouvernement lui-même est secoué par une incessante série de crises internes qui font irrésistiblement penser aux épisodes d’un feuilleton de télévision. Certains ministres ont démissionné, d’autres ont été sommés par la police israélienne de comparaître devant la justice à la suite d’enquêtes pour corruption. Un ancien ministre, M. Arye Deri, lui-même mis en examen pour corruption, est soupçonné d’avoir forcé M. Nétanyahou à nommer son protégé — le fameux M. Roni Bar-On — au poste de procureur général, d’autres sont soupçonnés d’entretenir des relations suivies avec les mafias russes.
Presque tous les collègues du premier ministre l’accusent de mentir. Le 24 juin dernier, le chef du Likoud a tout juste survécu à une autre motion de non-confiance : cinq voix seulement l’ont sauvé [2]. Et pour cause : neuf députés du Likoud et du Gesher (dont son chef, M. David Lévy, le ministre des affaires étrangères) avaient choisi de s’absenter en guise de protestation contre la façon de gouverner de M. Nétanyahou. Un autre groupe de la coalition gouvernementale n’a accepté de voter pour lui qu’en échange d’un engagement écrit selon lequel M. Nétanyahou tiendrait les promesses faites... un an plus tôt, également par écrit [3].
La grande fracture « ethnique »
M. Benyamin Nétanyahou a survécu à toutes ces crises de façon magistrale : il règle chaque problème en en créant deux nouveaux. Cette méthode est imputable, selon certains, à son manque total d’expérience et de clairvoyance politique. Il sait gagner, tel un serpent, des élections au sein de son parti ou sur la scène nationale, disent-ils, mais en ce qui concerne tout le reste, c’est un sot. Pour d’autres, en revanche, il est loin d’être idiot. Toutes ses manœuvres seraient calculées afin d’atteindre son véritable but : détruire la logique des négociations de paix et garder le contrôle des territoires occupés (Gaza, Cisjordanie et Jérusalem-Est) tout en évitant d’en porter la responsabilité. Sans doute, il y a du vrai dans ces deux théories qui se complètent bien.
Malgré tout — autre paradoxe israélien — M. Nétanyahou semble bien installé dans son siège de premier ministre jusqu’à l’automne de l’an 2000. La nouvelle loi israélienne, en vertu de laquelle le premier ministre est désormais élu directement au suffrage universel, ne prévoit guère de moyens de l’écarter de son poste. Il faudrait 61 voix à la Knesset (le Parlement) — sur 120 — pour provoquer une nouvelle élection du chef du gouvernement, mais ce vote dissoudrait également le Parlement. Autrement dit, les députés devraient voter leur propre retour devant les électeurs — un scénario très peu probable. Pour renvoyer le premier ministre sans dissoudre la Knesset, 80 voix sont requises : ce scénario ne pourrait être envisagé que dans l’hypothèse d’une catastrophe nationale.
Israël est donc dirigé par un homme à l’autorité quasi dictatoriale, entouré d’un petit groupe d’assistants aux allures de mafiosi — un terme largement employé par l’opposition et les médias. Leur seul but, semble-t-il, est de s’accrocher au pouvoir et d’assurer leur réélection. M. Nétanyahou, quant à lui, aura besoin de tous les suffrages obtenus l’année dernière, lorsqu’il devint premier ministre avec à peine 30 000 voix d’avance sur M. Shimon Pérès, ce qui suppose l’appui de tous les électeurs des partis religieux, de presque tous les juifs orientaux (Marocains notamment) et de tous les mouvements d’extrême droite.
Mais les pessimistes croient que rien — sauf cataclysme — ne modifiera la répartition des voix, car le choix électoral n’est pas principalement dicté par leurs intérêts socio-économiques. En fait, en ce qui concerne ces dossiers, il n’y a pratiquement pas de différence entre les deux grands partis politiques. Les termes de « gauche » et « droite », en Israël, n’ont pas la même signification qu’en Europe. La politique, ici, est déterminée par des solidarités de groupe, des sentiments d’appartenance ethnique et des croyances religieuses.
Voilà la grande fracture — presque une faille sismique — qui divise la société. La « gauche » regroupe la grande majorité des juifs d’ascendance européenne (dits ashkénazes), plus aisés économiquement et mieux formés culturellement, les juifs libéraux séculiers (laïques et athées), ainsi que les citoyens arabes. La « droite » est composée de la majorité des juifs d’ascendance orientale (appelés séfarades), victimes de discriminations économiques et sociales, moins scolarisés, mais aussi de toute la gamme des juifs religieux, des électeurs du Parti national religieux, y compris les colons extrémistes des territoires occupés, aux ultra-orthodoxes.
Ces deux fronts sont relativement immuables. Itzhak Rabin n’aurait pas été élu en 1992 si l’actuel système d’élection directe du premier ministre avait été en vigueur : seule la dispersion des voix de « droite » — des dizaines de milliers d’électeurs avaient jeté leur dévolu sur des partis extrémistes, mais en nombre insuffisant pour leur permettre d’être représentés à la Knesset — avait alors permis à la « gauche » d’arracher une petite majorité de sièges.
Quiconque veut se convaincre du poids du facteur « ethnique » dans la politique doit se rendre à une manifestation pacifiste : il est difficile d’y trouver des juifs d’apparence orientale ou encore des porteurs de kippa, alors que les uns et les autres sont largement majoritaires dans les manifestations de « droite ».
Sans doute est-ce la clé d’une des énigmes de la réalité politique israélienne : pourquoi l’opposition est-elle si faible malgré les nombreux et manifestes échecs du gouvernement Nétanyahou ? Un juif oriental hostile aux Arabes ou un fanatique religieux peut ne pas porter le premier ministre dans son cœur, pour autant il n’ira jamais voter en faveur du Parti travailliste. Lequel ne s’habitue pas à son rôle de parti d’opposition. Par nature, il est habitué au pouvoir : il a dirigé l’Etat durant trente-deux de ses quarante-neuf ans d’existence, sans compter les quinze années qu’il passa, auparavant, à la tête du Yichouv — la communauté juive de Palestine à l’époque du mandat britannique.
La grande majorité des responsables économiques, des juges, des journalistes et des enseignants appartiennent à la partie libérale et laïque de la société, favorable à la paix. Bref, ce n’est pas sans raison que M. Benyamin Nétanyahou et ses partisans vitupèrent les « élites », les « médias hostiles » et les tribunaux. Toutes ces « bonnes âmes » peuvent gémir et ronchonner, écrire de savantes analyses sur la catastrophe à venir, signer des manifestes bien formulés. Jamais elles ne se confronteront avec les voyous de « droite » dans les rues. Une secte hassidique (ultra-orthodoxe) peut, en quelques heures, mobiliser un millier d’étudiants des institutions religieuses — qui ne servent pas dans l’armée, ni ne travaillent — alors que le Parti travailliste et ses alliés de « gauche » ont du mal à mettre sur pied ne serait-ce qu’une seule manifestation bien organisée... par an.
Faute de savoir comment surmonter la « fracture » en question, la « gauche » manque de volonté, voire se résigne. Elle n’a ni véritable ferveur idéologique, ni zèle missionnaire laïque, ni même une stratégie de paix cohérente. Quand il parle des négociations de paix, le Parti travailliste emprunte un ton humble, bégayant à propos d’un éventuel Etat palestinien (« n’excluant pas la possibilité de... »), jurant que jamais il n’abandonnera « l’éternelle et indivisible souveraineté d’Israël » sur l’ensemble de la ville sacrée de Jérusalem, allant jusqu’à soutenir (« en principe, mais... ») la provocatrice construction de la nouvelle colonie juive de Har Homa.
Après s’être finalement débarrassés du malheureux Shimon Pérès, les travaillistes fondent maintenant leurs espoirs sur leur nouveau leader : M. Ehud Barak. Ancien officier de commando, ex-dirigeant des services de renseignement de l’armée et chef d’état-major des forces armées, ce personnage énergique est surnommé « Bibi bis » par ses opposants. Sa stratégie semble consister à dissimuler ses positions — quelles qu’elles soient — pour mieux gruger l’électorat de la « droite », plutôt que de soulever les foules avec un message nouveau et passionné. En fait, il escompte que M. Nétanyahou s’écroulera tôt ou tard sous le poids de ses bévues.
Plus criante encore est l’absence d’un mouvement pacifiste efficace. La Paix maintenant, jadis brillant exemple d’action extraparlementaire, a pratiquement cessé d’exister. Après l’arrivée d’Itzhak Rabin au pouvoir, en 1992, ce mouvement décida que la pression d’en bas n’était plus nécessaire, toute action publique risquant, au contraire, d’affaiblir le gouvernement de « gauche ». Cette paralysie amena un groupe plus radical à créer un nouveau mouvement, Gush Shalom (le Bloc pour la paix) qui n’a pas craint, lui, de manifester contre les hésitations du premier ministre Rabin, et de s’opposer à la « droite » en descendant dans les rues. Mais sa détermination à braver l’impopularité a limité son impact. Il faut également mentionner un certain nombre de petites — mais efficaces — organisations qui, sur la base de solides valeurs morales, rendent d’inestimables services en matière de documentation, d’assistance médicale, de contacts avec les gens, d’organisation des femmes, etc. Reste qu’actuellement le mouvement pacifiste dans son ensemble représente une force politique négligeable.
Pourquoi nul ne paraît s’inquiéter de cet état de fait ? C’est la seconde énigme. Le chef d’état-major des forces armées et les dirigeants de tous les services secrets s’accordent à le prédire publiquement : Israël n’évitera pas une nouvelle flambée de violence avec les Palestiniens si les négociations de paix restent au point mort, tandis que s’accélère la colonisation à Jérusalem-Est et dans les autres territoires occupés. Or telle est bien la politique de la coalition de droite et d’extrême droite de M. Benyamin Nétanyahou, surtout si M. Ariel Sharon, le « héros » de Kibya [4], de Sabra et Chatila [5], est amené à y jouer un rôle de première importance. De telle sorte que les Cassandre évoquent non seulement le risque de confrontation armée avec les Palestiniens, mais aussi l’éventualité d’une guerre avec la Syrie, au cours de laquelle une pluie de missiles contenant des gaz mortels pourrait s’abattre sur les villes israéliennes. Des commentateurs les rejoignent dans ces terribles prophéties, et ce discours est repris par les porte-parole palestiniens et étrangers.
Désorientés par les accords d’Oslo
Ce sombre avenir fait l’objet d’articles quasi quotidiens dans les médias. La réaction du public ? Aucune. Comme s’il s’agissait de prévisions météorologiques. Pour paraphraser la boutade de Mark Twain à propos du temps qu’il fait, tout le monde parle de la prochaine guerre, mais personne ne fait quoi que ce soit.
Certains font confiance aux Américains, censés exercer des pressions pour prévenir un conflit. Mais le président William Clinton est embourbé dans ses propres scandales et la perspective d’affronter le puissant lobby juif américain ne le tente guère. De surcroît, il semble être en mesure d’empêcher l’Europe de profiter d’une crise pour reprendre pied au Proche-Orient — à supposer que le Vieux Continent en ait la volonté, ce qui reste à prouver. Autrement dit, l’essentiel dépend des Israéliens.
On a dit de ces derniers qu’ils ont davantage peur de la paix que de la guerre. Certes, ils ont vécu cinq conflits majeurs [6], depuis la naissance de l’Etat d’Israël en 1948 — en excluant la guerre du Golfe, au cours de laquelle des villes israéliennes ont été touchées par des missiles pour la première fois. Donc tous croient savoir à quoi s’attendre et comment réagir. La paix, en revanche, reste la grande inconnue. Nul n’a vécu un seul jour de paix dans ce pays, et personne ne sait comment y faire face.
Les accords d’Oslo [7] ont créé, pour un temps, l’illusion de la paix. Cette nouvelle atmosphère a remis en question les peurs, anxiétés, haines, préjugés et stéréotypes forgés au cours des cent dix années de conflit et, plus largement, de deux mille ans de persécutions contre les juifs, culminant avec le génocide. Mais, du même coup, elle a désorienté bien des Israéliens, inquiets pour leur avenir. Un pas décisif vers la paix aurait sans doute permis de surmonter ce trouble. Mais Itzhak Rabin était un soldat prudent, manquant d’une grande vision. Il ignorait le fameux dicton de Lloyd George, selon lequel on ne peut sauter un abîme en deux fois. Ainsi, toutes les émotions d’hier ont eu le temps de refaire surface. Peut-être est-ce là la principale raison de la victoire électorale de M. Benyamin Nétanyahou, le 29 mai 1996. Comme M. Jean-Marie Le Pen en France, « Bibi » sait comment faire appel aux passions anti-Arabes, anti-goyim (non-juifs) et xénophobes les plus primitives.
D’où ce curieux spectacle : tout le monde s’excite quotidiennement au sujet de la démission de ministres, de la mise en examen de politiciens, des « sessions mouvementées » du Parlement et des disputes entre dirigeants de partis, le tout accompagné d’un flot de reportages médiatiques, de débats télévisés et d’articles de journaux — mais nul ne s’excite à l’idée d’un possible bain de sang. Comme si l’on n’avait cure des victimes de la prochaine guerre. Le Parti travailliste et ses alliés préfèrent parler d’autres choses, plus populaires. Et les mouvements pacifistes ne parviennent pas à mobiliser les masses.
Récemment, cent cinquante femmes ont défilé dans les rues de Tel-Aviv avec des banderoles proclamant : « Nous ne voulons pas que nos enfants participent à une guerre superflue. » Les passants ont regardé en silence. Nul ne les a injuriées, nul ne les a applaudies.
Uri Avnery