Ce n’est pas un virage à 180 degrés. Mais le fond de l’air n’est plus le même. À l’aube de cette rentrée, la France insoumise (FI) aborde une nouvelle phase de son existence. Ce week-end, au parc Chanot, le palais des congrès de Marseille où était organisée l’université d’été de la FI, Jean-Luc Mélenchon a donné le ton. Lors d’un discours à destination des militants et du grand public, il a abandonné l’hypothèse, très controversée à gauche, d’un plan B, équivalent d’une sortie de la France de l’Union européenne. Ouvrant ainsi la porte à un rassemblement large derrière lui.
Dimanche, en présence de quelques journalistes rassemblés devant la basilique Notre-Dame-de-la-Garde, le député de Marseille a ensuite officiellement entériné ce changement de cap qui couvait depuis des mois. Il faut sortir d’une « attitude de renfermement » pour « ramener la gauche au peuple », a expliqué celui qui, depuis toujours, voue une admiration sans bornes à François Mitterrand, qui avait porté le « programme commun », avec le parti communiste, en 1981.
« C’est une nouvelle étape, oui, a-t-il confirmé. On ne peut pas se comporter de la même manière quand on est dans cette situation [de centralité – ndlr] que quand on est un petit groupe qui essaie de gagner son droit à la survie. On est dans un autre rapport à la société donc il faut assumer. On est rugueux dans la polémique, dans les mots, mais on a intérêt à ce que les choses n’aillent pas plus loin. »
Pas question, pour l’instant, de revenir aux alliances à l’ancienne. Mais, chez les cadres de la FI, on n’entend plus vilipender haut et fort et la « soupe aux sigles » et autres « tambouilles » électorales. Le mot « gauche » est réapparu dans les discours. À neuf mois des élections européennes, c’est une séquence plus pacifiée qui s’ouvre pour le mouvement. Les piques à l’encontre des communistes et des socialistes ont été mises en veilleuse. Le temps de la construction de digues infranchissables entre la FI et le reste de la « gôche » (sic) paraît révolu.
Invité par le PCF à la fête de l’Humanité, qui aura lieu du 14 au 16 septembre, Jean-Luc Mélenchon, qui avait refusé de s’y rendre l’an dernier, n’a pas décliné : « Il faut que j’y réfléchisse », dit-il d’un air qui laisse penser qu’il ira.
En introduction de son discours aux « Amfis d’été », samedi, Jean-Luc Mélenchon a eu un mot pour tous les responsables politiques (des communistes aux socialistes en passant par les hamonistes et les écologistes) qui s’étaient rendus au parc Chanot. Sans oublier un « salut de la fraternité » pour l’université d’Attac, organisée le même week-end à Grenoble. « Ici, il n’y a pas de dogme. Chacun d’entre nous construit sa conscience politique. Il n’y aura jamais de police de la pensée », a-t-il lancé à la tribune.
Même la députée Clémentine Autain n’en revient pas de ce changement de ton. Il y a encore quelques mois, elle avait subi les foudres du leader de la FI après avoir plaidé, dans l’hebdomadaire Politis, pour une dynamique plus unitaire. Aujourd’hui, l’ancien défenseur d’un populisme à la Chavez la prend affectueusement, et ostensiblement, par les épaules. Elle ne peut que se féliciter de ce « bougé » : « Jean-Luc tient à ce qu’il y ait une homogénéité en interne, mais il y a désormais cette idée de rassembler des profils plus variés et que la conflictualité peut s’exprimer en interne. »
« C’est sûr que quand tu es fort, tu peux être plus iconoclaste (sic) que quand tu es un groupuscule », ajoute son camarade du Palais-Bourbon, Alexis Corbière.
L’approche des européennes, l’an prochain, n’est pas pour rien dans ce renouveau. L’élection, qui est censée achever la recomposition du champ politique, est risquée pour la FI. Si le mouvement s’était adressé, avec sa stratégie populiste mise en œuvre pendant la présidentielle, aux classes populaires, elles sont traditionnellement très abstentionnistes aux européennes. Il faut désormais convaincre un électorat plus « gauche traditionnelle » : « Nous [ne devons] pas oublier ou repousser les classes moyennes supérieures “sachantes” », expliquait ainsi, Jean-Luc Mélenchon, à Mediapart, en juillet.
L’arrivée du socialiste de l’aile gauche, Emmanuel Maurel, qui pourrait figurer sur la liste de la France insoumise pour les élections européennes, semble, du reste, de plus en plus probable. Jean-Luc Mélenchon ne tarit pas d’éloges sur son ancien camarade de la rue de Solférino. Et, chez les cadres de la FI qui, il n’y a pas si longtemps voyaient en horreur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un « solférinien », on argue que « Maurel, ce n’est pas le PS ».
De quoi d’énerver très fort Olivier Faure, le premier secrétaire du parti, qui redoute de voir décrocher les 20 % de socialistes qui avaient voté pour Emmanuel Maurel lors du congrès d’avril dernier. « On veut arracher un bout de socialos, mais en le faisant à la loyale, car pour le coup, on est vraiment d’accord sur le fond des idées », souligne Alexis Corbière.
C’est aussi pour cette raison que le fameux plan B, pomme de discorde à gauche durant la présidentielle, est en train d’être définitivement vidé de sa substance. Plus question du fameux « l’Europe, on la change ou on la quitte » qui avait fait scandale, au PCF ou chez les partisans de Benoît Hamon. « La proposition du plan A, [c’est] on change les règles […], a expliqué Jean-Luc Mélenchon à ses militants, à Marseille, le plan B [c’est] on le fera quand même, avec l’appui de ceux qui pensent comme nous. » Ou comment le plan B est devenu... le plan A.
Puisqu’il faut cocher toutes les cases pour attirer les électeurs de la « gauche morale », le discours se fait aussi de moins en moins ambigu sur les migrants. Dès qu’il le peut, Mélenchon cite l’Aquarius et félicite SOS Méditerranée, loin du silence prudent qu’il avait observé, en juin dernier [1]. Quant aux thèmes classiques de la gauche social-démocrate, ils sont aussi revenus sur le devant de la scène : la baisse du temps de travail ou les retraites.
Reste à savoir comment ce « bougé » sera perçu en interne. Avant les grandes vacances déjà, François Cocq [2], membre du Parti de gauche, ainsi que quelques autres figures de la France insoumise, avait qualifié de « grand bond en arrière » le changement stratégique qu’il voyait poindre à l’horizon. Aux « Amfis », la tête de liste pour les européennes, Charlotte Girard, a aussi reconnu que tous les militants étaient loin de partager les mêmes convictions sur les migrants. Francis Parny, cadre du mouvement, a souligné, devant les militants rassemblés dans un atelier, comme pour leur mettre la puce à l’oreille : « Notre stratégie n’est pas forcément figée, ni dans un sens ni dans l’autre. »
Autrement dit, si l’évolution se fait lentement mais sûrement, rien n’interdit quelques retours en arrière pour n’oublier personne sur le chemin du changement.
PAULINE GRAULLE
• MEDIAPART. 26 AOÛT 2018 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/260818/la-france-insoumise-change-de-cap-et-ouvre-la-porte-un-rassemblement-gauche
A Marseille, la France insoumise vit des hauts et des débats
Réunis dans la cité phocéenne pour le week-end de leur université d’été, les militants insoumis abordent la rentrée avec combativité. Mais entre la campagne des européennes, la crise au Média et le fonctionnement interne, le mouvement affronte une période délicate.
À vrai dire, la grande nouveauté de la rentrée ne semble pas intéresser grand monde. Ce vendredi matin, ils sont une vingtaine de militants sagement assis autour d’une grande table du parc Chanot, le palais des congrès de Marseille. L’invitation, sur feuille volante, a été insérée dans la pochette de bienvenue remise aux trois mille participants de l’université de rentrée de la France insoumise (FI), organisée jusqu’à dimanche dans la cité phocéenne. But de la réunion, orchestrée par Francis Parny, « communiste insoumis » et cadre du mouvement : présenter aux intéressés ce que sera le « forum ».
Le forum ? C’est un espace d’échanges comme il n’en existait pas encore dans la formation de Jean-Luc Mélenchon. Un petit pas démocratique. Il s’agit d’organiser des réunions, en présence d’intellectuels et de personnes issues de la société civile, pour débattre de la stratégie portée par la FI.
Le premier rendez-vous, dont on ne sait ni où ni quand,il aura lieu, rassemblera Francis Parny, Annick Coupé d’Attac et le sociologue et philosophe Frédéric Lebaron. Tous trois discuteront, devant des centaines de spectateurs insoumis – c’est en tout cas ce qu’espère Francis Parny –, de ce que signifie « fédérer le peuple ». Puis, si tout se passe bien, d’autres réunions auront lieu tout au long de l’année, sur la révolution citoyenne, le populisme, etc.
L’idée, lancée par « des cadres de la FI » avant les grandes vacances, est de clarifier ces grands concepts souvent perçus comme tortueux pour la base militante. Il faut dire que depuis la fin de la séquence présidentielle et législative, bon nombre de militants ont exprimé leur désir d’avoir davantage voix au chapitre dans un mouvement où la plupart des grandes orientations stratégiques et programmatiques sont décidées par Jean-Luc Mélenchon et son proche entourage.
D’aucuns glissent que la création du forum a aussi été pensée pour attirer des membres d’autres formations politiques. Au premier chef, le socialiste Emmanuel Maurel pressenti pour figurer en bonne place sur la liste FI aux européennes, et qui a maintes fois fait part de ses doutes quant à ce mouvement jugé trop vertical. « Avec le forum, on doit montrer que la France insoumise, ce n’est pas un organisme qui se replie sur lui même », souligne Francis Parny, comme s’il voulait en faire la vitrine du mouvement.
Vitrine ou pas, l’idée est plutôt bien accueillie par la base. « Ce forum correspond à un réel besoin de discussions, juge un militant présent à la réunion. L’an dernier, Jean-Luc Mélenchon nous expliquait que la stratégie, c’était le programme, mais on a changé d’époque. Il faut qu’on puisse discuter entre nous. »
Et, en ce week-end d’août, au sein des trois mille militants réunis pour ces « Amfis 2018 », les sujets de débat ne manquent pas. Jeudi soir, lors d’un discours de deux heures où la presse n’était pas conviée, Jean-Luc Mélenchon a d’ailleurs pris soin de souligner que la FI était ouverte à des sensibilités différentes. Qu’il n’y avait aucune obligation d’être en phase avec la totalité de la stratégie portée par la direction pour appartenir au mouvement. Que L’Ère du peuple, son livre politique fondateur publié en 2014, n’avait rien d’un Petit Livre rouge…
Manière de dire aux mécontents que la FI accepte la pluralité interne. Manière aussi, peut-être, de préparer les troupes à ce qui ressemble à une inflexion stratégique : depuis quelque temps, la FI porte un discours plus rassembleur, moins clivant. Jean-Luc Mélenchon a repris langue avec Le Monde, Libération ou Mediapart. Il s’est fait plus rond dans ses interventions.
À la FI, on dit désormais sur tous les tons qu’Emmanuel Maurel, qui a été candidat à la tête du PS en avril dernier, n’a absolument rien à voir avec la rue de Solférino – la preuve, « il a perdu le congrès », dit Manuel Bompard, numéro deux de la FI. À Marseille, où Mélenchon a été élu député en 2017, flotte dans l’air un parfum de gauche plurielle. Sont attendus, tout le week-end, des hamonistes (Régis Juanico et Aurore Lalucq), des parlementaires socialistes (Boris Vallaud et Dominique Potier), des membres d’EELV (Karima Delli, et Annie Lahmer), un communiste (Stéphane Peu). Et même, deux députés Les Républicains (Marianne Dubois et Olivier Marleix) !
Quoi qu’en disent les porte-parole du mouvement, qui jurent que le cap est toujours le même, c’est bel et bien un vent d’ouverture qui souffle sur cette rentrée politique.
« On a du mal à arbitrer »
Mais qui dit ouverture, dit aussi davantage de flou. La perspective des élections européennes apporte son lot de questionnements au cœur même de la base militante. À dix mois de ce scrutin, décisif pour la FI qui veut arriver largement en tête (au moins à gauche), tout est loin d’être clair les têtes.
Le « Plan B » (la sortie de l’Union européenne) promis pendant la présidentielle, mais si complexe à mettre en œuvre, va-t-il être mis en veilleuse ? On ne trouve aucun atelier spécifique sur ce thème. La FI va-t-elle jouer la carte du retour au national ? Lapsus de Charlotte Girard, pressentie pour être tête de liste : elle déclare un coup qu’elle « assume une ligne souverainiste », puis qu’elle préfère au terme « souverainisme », péjoratif, celui de « souveraineté populaire ».
La question migratoire européenne est tout aussi problématique. Charlotte Girard en convient : « On a du mal à arbitrer sur ce débat piégé [par l’extrême droite – ndlr]. » Et pour cause, poursuit-elle, « au sein de la FI, une partie de la base est convaincue que l’arrivée de migrants sur le territoire fait pression à la baisse sur les salaires, et quand on voit le Medef se frotter les mains devant cette main-d’œuvre bon marché, ce n’est pas qu’une vue de l’esprit ».
Mais une autre partie de la base pousse pour que le mouvement prenne position plus clairement et fortement sur le sujet. Dans la queue de la buvette, Claire Dujardin, avocate spécialisée sur le droit des étrangers et ancienne candidate aux législatives à Toulouse, attend que « pour les européennes, on ne marche pas sur des œufs sur ce sujet ». La députée FI Mathilde Panot assure, en conférence de presse ce vendredi matin, que la FI n’a « jamais, jamais » fait un lien entre immigration et chômage. Quant à son collègue de banc au Palais-Bourbon, Éric Coquerel, il affirme à quelques journalistes qu’il veut entendre porter le discours « que la France peut sans problème accueillir 40 000 personnes par an ».
Autre sujet qui interroge les Insoumis présents à Marseille : la structuration du mouvement. Claire Dujardin s’inquiète : « Il ne faut pas que la FI reste un mouvement “gazeux”. Certes, il y a besoin de créativité, mais on doit aussi s’organiser collectivement si on veut faire évoluer le programme, ou si on veut nouer des alliances aux prochaines municipales. » Pour Safia Bach-Russo, psychologue scolaire et animatrice d’un groupe d’action à Sevran (93), la problématique est, avant tout, financière : « C’est le sujet qui préoccupe tous les Insoumis, assure-t-elle. Pour l’instant, nous finançons nous-mêmes nos actions au plan local, mais il faut trouver un moyen pour que ça change, même si nous ne sommes pas dans une forme “parti”. »
En cette chaude fin d’été, il y a toutefois un sujet que personne ne tient particulièrement à aborder : la crise au Média. L’affaire s’est envenimée depuis que Mediapart a révélé que Sophia Chikirou, l’ancienne directrice de la communication de Jean-Luc Mélenchon pendant la présidentielle devenue la fondatrice et présidente de l’entreprise de presse, a voulu verser à sa propre société, Mediascop, quelque 130 000 euros pour des prestations de service. Problème : la communicante avait annoncé, lors de sa démission de la direction du Média (dans des circonstances rocambolesques), qu’elle avait été réintégrée à la France insoumise pour s’occuper de la campagne des européennes…
Karim, militant marseillais de 30 ans et « socio » (donateur régulier), n’a pas la moindre envie de se pencher sur cet épineux dossier : « Je trouve que cette histoire est triste, car Le Média est un bon média. » « Moi, j’en ai rien à taper, j’attends la rentrée pour avoir le programme », balance Nicole Jacob, retraitée au chômage qui verse 8 euros par mois pour financer la chaîne.
Reste que dans les travées du parc Chanot, les langues se délient en off : une militante insoumise se dit « affolée » par l’affaire. Un cadre craint un « parasitage » de la campagne des européennes. Un autre, bien informé : « Pour l’instant, c’est un sujet tabou, mais quelle idée d’avoir voulu réintégrer Sophia à la FI ? Si l’affaire va devant la justice, ça peut engendrer une vraie crise politique qui serait terrible pour nous. » Une bombe à retardement qu’il vaudrait mieux, très vite, désamorcer.
PAULINE GRAULLE
• MEDIAPART. 25 AOÛT 2018 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/250818/marseille-la-france-insoumise-vit-des-hauts-et-des-debats?onglet=full