La Suède a connu une étrange soirée électorale, dimanche 9 septembre, augurant de complexes négociations qui pourraient prendre des semaines, voire des mois, avant de déboucher sur la formation d’un gouvernement capable de faire voter ses budgets et mener sa politique. Si elles ne se sont pas traduites par la poussée nationaliste annoncée, les élections législatives entérinent une fragmentation inédite du paysage politique du royaume aux conséquences encore difficiles à analyser.
Le premier ministre sortant, Stefan Löfven, a d’ailleurs attendu la fin du dépouillement, vers 0 h 20, pour venir enfin s’exprimer devant ses partisans. Pendant la soirée, les leaders de la droite et de l’extrême droite avaient exigé sa démission immédiate. Mais le chef de file des sociaux-démocrates a refusé de céder aux pressions et annoncé qu’il restait aux manettes. En tout cas jusqu’à ce que les 50 000 bulletins des Suédois de l’étranger soient dépouillés, mercredi 12 septembre.
Pour le premier ministre, un désaveu difficile à digérer
Car les résultats pourraient encore changer : la droite et la gauche n’ont qu’un siège de différence au Parlement, avec 144 députés pour le bloc de gauche (social-démocrate, Verts et Parti de gauche) et 143 pour l’Alliance (conservateurs, centristes, libéraux et chrétiens-démocrates). Les Démocrates de Suède (Sverigedemokraterna, SD), eux, en obtiennent 62. S’ils ne parviennent pas à s’imposer comme la deuxième force politique du royaume, ils enregistrent la plus grosse progression à l’issue du scrutin, avec 17,6 % des voix (contre 12,9 % en 2014).
Jimmie Akesson, le leader des SD, a d’ailleurs reçu les chaudes félicitations du gratin nationaliste européen, Marine Le Pen raillant « encore une mauvaise soirée pour l’Union européenne en perspective », tandis que l’Italien Matteo Salvini estimait que « la Suède a dit non à l’Europe des bureaucrates et des spéculateurs, non à l’immigration illégale, non à l’extrémisme islamique ».
Crédité de 20 % des voix, SD espérait pourtant mieux faire. Habitués à sous-estimer ses performances, les instituts de sondage ont, cette fois, surestimé ses résultats. Un report tactique de voix a pu également avoir lieu, au profit des chrétiens-démocrates, donnés à la limite du seuil des 4 % nécessaires pour se maintenir au Parlement. Ils ont finalement obtenu 6,4 %, bien au-delà de leur score de 2014 (4,5 %).
Pour l’ancien métallo Stefan Löfven, le désaveu est difficile à digérer. Avec 28,4 % des voix, sa formation enregistre son plus mauvais résultat depuis 1911, en baisse de près de trois points depuis 2014. S’il a tenté de faire bonne figure devant ses partisans, constatant que les sociaux-démocrates restaient « le premier parti de Suède », il n’a pu cacher sa déception, refusant même de venir sur le plateau de télévision de la chaîne SVT en fin de soirée électorale, comme le veut la tradition.
« L’enterrement de la politique des blocs »
Constatant « l’enterrement de la politique des blocs », il a appelé à faire barrage à l’extrême droite en « collaborant » au-delà du clivage droite-gauche, tout en estimant que la « plus grosse constellation » devait former un gouvernement. Son allié gouvernemental, les Verts, évite de justesse l’exclusion du Parlement, n’obtenant que 4,2 % des voix (contre 6,5 % en 2014), tandis que le Parti de gauche gagne 2,2 points, à 7,9 %. Pour Jonas Sjöstedt, son leader, une seule solution : la formation d’un gouvernement dirigé par Stefan Löfven, mais avec « plus d’influence » pour son parti.
En 2014 déjà, les Verts et les sociaux-démocrates ont formé un gouvernement, avec le soutien du Parti de gauche, sans que les trois partis aient la majorité. Pour tenir à distance les SD, la droite et la gauche s’étaient engagées à ce que l’opposition ne vote pas contre le budget du gouvernement. L’accord, passé en 2014, n’a tenu qu’un an. Mais la pratique a perduré, au grand dam des électeurs conservateurs et chrétiens-démocrates, « dont un certain nombre n’a pas compris pourquoi leur parti ne décidait pas de renverser le gouvernement en s’appuyant sur les SD », explique le politologue Jonas Hinnfors.
Pas question, donc, de recommencer. Si le premier ministre ne quitte pas ses fonctions d’ici à l’ouverture du Parlement, le 25 septembre, les formations de l’« Alliance » de droite ont annoncé qu’elles voteront la défiance. Car elles estiment êtres seules capables de former un gouvernement ayant un large soutien au Parlement – elles excluent la participation du Parti de gauche à un gouvernement composé des Verts et de sociaux-démocrates.
Sauf qu’elles non plus ne disposent pas de la majorité. Les centristes (8,6 %), comme les chrétiens-démocrates, ont beau progresser et les libéraux (5,5 %) rester stables, les conservateurs perdent près de 3,5 points à 19,8 %, réalisant leur plus mauvais score depuis 2002.
« Le pays ne pourra être gouverné »
Dimanche soir, Jimmie Akesson a exhorté le chef de file des conservateurs, Ulf Kristersson, à « assumer ses responsabilités » et entreprendre des négociations avec SD. « On attend de voir s’il tient ses promesses et renverse le gouvernement actuel ou bien s’il compte décevoir ses électeurs et chercher une collaboration avec les sociaux-démocrates », explique Mattias Karlsson, le leader des SD au Parlement.
L’extrême droite, selon Mattias Karlsson, ne cherche pas à obtenir de portefeuille ministériel, mais exige « une influence sur plusieurs domaines prioritaires » : l’immigration, avec de nouveaux durcissements des conditions d’accueil ; des investissements conséquents dans l’Etat-providence, « pour réduire les files d’attente dans les hôpitaux et s’assurer que personne ne meurt d’une maladie qui aurait pu être guérie » ; des efforts en faveur des retraités ; et un redéploiement des policiers, « afin de rétablir l’ordre dans le pays ».
Les SD seraient même prêts à soutenir un gouvernement composé des quatre partis de l’Alliance, à condition que les libéraux et les centristes « n’exercent pas d’influence » sur les priorités listées par le parti, assure Mattias Karlsson. Mais dimanche soir, les leaders centristes et libéraux ont rappelé qu’ils refuseraient de siéger au sein d’un gouvernement dépendant des SD, préférant s’appuyer sur le soutien des sociaux-démocrates.
« Si tous les partis tiennent leur promesse, le pays ne pourra être gouverné », constate le quotidien Dagens Nyheter, qui envisage un avenir fait de « crises gouvernementales et de nouvelles élections ». A moins, remarque le journal, que « la politique des blocs implose réellement et que la Suède se retrouve pour la première fois avec un gouvernement ayant le centre pour pivot ». Une alternative uniquement envisageable au terme de longues négociations.
Anne-Françoise Hivert (Stockholm, envoyée spéciale)
• LE MONDE | 10.09.2018 à 06h16 • Mis à jour le 10.09.2018 à 17h37 :
https://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/09/10/en-suede-une-percee-plus-faible-que-prevue-de-l-extreme-droite-et-un-paysage-politique-eclate_5352768_3214.html
L’extrême droite « toujours persona non grata, pour le moment en tout cas »
Anne-Françoise Hivert, correspondante du Monde dans les pays nordiques, a répondu aux questions des internautes sur les résultats des élections législatives suédoises, qui se sont tenues dimanche 9 septembre.
Carl : Bonjour, à quel point une alliance droite-extrême droite est-elle possible en Suède ? Les SD sont-ils vraiment persona non grata dans la politique suédoise ?
Anne-Françoise Hivert : Une alliance gouvernementale avec eux est absolument impossible. La formation d’un gouvernement de droite (composé des conservateurs, centristes, chrétiens-démocrates et libéraux) qui s’appuierait sur le soutien des Démocrates de Suède (SD, extrême droite) est également exclue.
Lundi 9 septembre au matin, SD a envoyé une proposition de négociations aux conservateurs et chrétiens-démocrates. Ils y ont opposé une fin de non-recevoir. Les autres partis ont toujours dit qu’ils ne négocieraient pas avec SD. De son côté, SD refuse d’exercer un soutien passif – sans condition et sans influence – à un gouvernement de droite. Et les centristes et libéraux ont été très clairs : ils ne feront pas partie d’un gouvernement qui, à un moment ou à un autre, pourrait se retrouver en position de dépendance à l’égard de SD. Donc, la seule solution pour le moment est un rapprochement avec la gauche. Mais c’est un scénario également très compliqué…
En résumé : SD est toujours persona non-grata. Pour le moment en tout cas. Mais les lignes ont bougé pendant la campagne, avec certains partis qui ont clairement repris la rhétorique de SD. Le parti, évidemment, s’en réjouit, estimant qu’il ne serait pas difficile de trouver un accord, sur l’immigration et le durcissement des peines notamment, avec les conservateurs et les chrétiens-démocrates.
Yves : Quelles sont les principales propositions de l’extrême droite suédoise ? Ils poussent pour un « Suéxit » aussi ?
A.-F. H. : Oui, ils veulent que la Suède sortent de l’UE. Mais ce n’est pas une de leur priorité immédiate. Ils demandent un durcissement supplémentaire de la politique de l’asile, plus de policiers dans les rues, plus d’argent aux retraités (une baisse des taxes sur les retraites), des investissements dans le système de santé… Ce sont sur ces points qu’ils voudraient obtenir une influence en échange d’un soutien potentiel à un gouvernement de droite. Par ailleurs, ils ont un programme étoffé en faveur de l’assimilation des étrangers, l’aide au retour des immigrés (y compris qui vivent en Suède depuis longtemps)…
Kelkun : Bonjour, l’immigration en Suède a-t-elle augmenté ces dernières années ?
A.-F. H. : Oui. Enormément. La Suède a accueilli près de 450 000 demandeurs d’asile depuis 2010. Environ 60 % ont obtenu un titre de séjour. C’est sans compter avec les personnes arrivées via le regroupement familial. Rien qu’en 2015, le pays de 10 millions d’habitants a reçu 163 000 demandeurs d’asile en une année – un des taux les plus élevés en Europe proportionnellement à la population du pays. Pour vous donner un ordre d’idée, 18,5 % de la population suédoise est aujourd’hui née à l’étranger. Le chiffre était de 11,3 % en 2000, 14,7 % en 2010.
Chat teigneux : La politique migratoire suédoise s’est-elle durcie ? La Suède pousse-t-elle également à un durcissement des contrôles aux frontières de l’UE ?
A.-F. H. : Oui, la politique migratoire du pays a radicalement changé depuis le 24 novembre 2015, quand le premier ministre Stefan Löfven et la porte-parole des Verts, Åsa Romson (en pleurs), annoncent, lors d’une conférence de presse, que les capacités d’accueil de la Suède sont saturées et que tant que le reste de l’UE ne prend pas ses responsabilités, ils ferment les frontières du pays.
Jusqu’alors, les réfugiés syriens et afghans notamment obtenaient quasi-systématiquement l’asile et un permis de séjour permanent. Ils sont remplacés par des permis de séjour temporaire. le regroupement familial est quasiment suspendu et soumis à de strictes conditions.
Le gouvernement a par ailleurs décidé de généraliser les examens médicaux pour déterminer l’âge des mineurs isolés - des examens pourtant extrêmement controversés. Résultat : en 2015, la Suède a reçu 162 877 demandeurs d’asile. En 2016, on est descendu à 28 939 et 25 666 en 2017. Au niveau européen, Stockholm ne pousse pas en faveur du renforcement des frontières, mais d’un système de partage entre les différents pays.
De Scandinavie : Pourquoi parle-t-on tellement de la Suède aujourd’hui alors qu’i s’est passé la même chose dans les pays voisins avec le Fremskridtparti en Norvège qui gouverne toujours avec Erna Solberg et la Finlande avec le parti des Vrais Finlandais. La Suède est plus importante ?
A.-F. H. : Non. Mais en Suède, l’extrême droite n’a pas les mêmes racines que dans les pays voisins. Les Démocrates de Suède ont été créés par d’anciens nazis. Ils ont longtemps attiré des sympathisants néonazis. Ils ont encore des sympathisants qui ont des contacts avec la mouvance néonazie en Suède. Ce n’est pas le cas dans les autres pays.
Par ailleurs, les partis traditionnels avaient jusqu’à présent refusé de leur accorder la moindre influence, pratiquant la politique du cordon sanitaire. On se rend compte aujourd’hui que cette stratégie n’a pas été plus efficace que de les utiliser comme contrepoids au gouvernement (dans le cas danois) ou les intégrer au gouvernement (en Norvège).
Enfin, il y a aussi je pense une certaine curiosité pour ce qui se passe dans ce pays qui longtemps a défendu l’ouverture de ses frontières et l’accueil des réfugiés. Avant de revenir en arrière en novembre 2015.
lui : En tant que correspondante, avez-vous vu le pays et les mentalités changer ces derniers temps en Suède ? Et si oui, dans quel sens ?
A.-F. H. : C’est surtout la rhétorique qui a changé, notamment dans le débat politique. Et cela s’est passé très vite. Jusqu’en 2015, certaines choses ne se disaient pas, au risque d’être taxé de « raciste ». Par exemple, poser la question de l’impact de l’accueil des réfugiés sur le système social suédois. Y compris quand le pays recevait 10 000 demandeurs d’asile par semaine.
Le débat s’est radicalement transformé à partir de 2015, quand les partis traditionnels se sont mis à reprendre certaines formulations des SD, à parler de quotas, à lier l’arrivée des réfugiés à la criminalité… Autre chose enfin a changé ces dernières années : les Suédois osent désormais dire tout haut ce qu’ils se contentaient de penser tout bas. Et les électeurs et sympathisants SD l’assument. La Suède s’est « européisée ».
Jean-Luc : Est-il exact que Malmö est devenue la capitale européenne des attaques à la grenade ?
A.-F. H. : Malmö est surtout devenue un symbole pour l’extrême droite et les médias ultraconservateurs du monde entier, qui veulent en faire l’exemple de l’échec cuisant du multiculturalisme. De fait, Malmö a des problèmes, notamment en termes de ségrégation et de criminalité. Dix personnes ont été tuées dans des fusillades, depuis le début de l’année – il s’agissait de règlements de compte entre membres de divers gangs. Le sentiment d’insécurité augmente, même si les statistiques de la criminalité restent stables, voire baissent légèrement. Cela étant, Malmö est aussi une ville où il fait bon vivre. Mais elle est utilisée par des sites comme Russia Today, Sputnik, ou Breitbart et Infowars pour propager un message souvent très islamophobe.
• LE MONDE | 10.09.2018 à 17h08 • Mis à jour le 10.09.2018 à 17h54 :
https://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/09/10/elections-en-suede-l-extreme-droite-toujours-persona-non-grata-pour-le-moment-en-tout-cas_5353132_3214.html
Le parti antimigrants en position de pivot aux législatives
Quelque 7,5 millions d’électeurs ont commencé à voter dimanche pour des législatives qui devraient signer la fin de la domination des grands partis traditionnels.
Si les Suédois espéraient un peu de clarté avant d’aller voter dimanche 9 septembre, c’est raté. Les derniers jours de la campagne n’ont fait qu’accentuer le flou qui plane depuis des mois quant à l’issue d’un scrutin qui devrait pourtant bouleverser le paysage politique, avec la percée historique de l’extrême droite donnée autour de 20 % dans les sondages.
Seule certitude : la formation du prochain gouvernement s’annonce très compliquée. Car sauf énorme surprise, le vote devrait entériner la fin de la « politique des blocs » en Suède. A gauche : les sociaux-démocrates, les Verts et la gauche radicale. A droite : les conservateurs, les libéraux, les centristes et chrétiens-démocrates. Traditionnellement, celui qui arrive en tête forme un gouvernement.
L’émergence des Démocrates de Suède (SD), entrés au Parlement en 2010 et doublant depuis leur score à chaque scrutin (12,9 % en 2014), a rebattu les cartes. Non seulement aucun des deux blocs ne devrait disposer de la majorité pour gouverner mais ils sont, pour le moment, donnés dans un mouchoir de poche, avec une très légère avance pour les « Rouges-Verts » (40 %) devant « l’Alliance » de droite (39 %).
Critique de l’immigration
Alors qui va pouvoir gouverner ? A gauche, l’ancien métallo, patron des sociaux-démocrates, Stefan Löfven, 61 ans, est prêt à rempiler pour quatre ans, après un premier mandat à la tête d’une coalition minoritaire avec le parti des Verts, soutenue par la gauche radicale. Mais ce serait en position de faiblesse : si son parti, crédité de 26 % des voix (contre 31 % en 2014), devrait conserver la première place, il pourrait réaliser le plus mauvais score de son histoire, perdant des électeurs sur ses deux flancs.
D’un côté, ceux qui lui reprochent sa droitisation sur l’asile et l’immigration notamment et optent pour la gauche radicale, qui pointe à environ 10 % dans les sondages, un record depuis 2004. De l’autre, ceux qui se laissent séduire par SD, qui continue de lui siphonner son électorat traditionnel. En juin, un quart des adhérents de la puissante centrale syndicale LO se disaient prêts à voter pour l’extrême droite.
Sa critique de l’immigration, dans un pays qui a reçu plus de 450 000 demandeurs d’asile depuis 2010 et où 18,5 % de la population désormais est née à l’étranger, fait recette. La campagne électorale, dominée par les questions de l’intégration, de l’insécurité et des défaillances de l’Etat-providence, lui a d’ailleurs offert un véritable boulevard.
Mais pour le politologue Jonas Hinnfors, la percée annoncée de SD est aussi le résultat de clivages droite-gauche qui se troublent : « Les différences entre les deux grandes alternatives ne sont plus aussi claires, depuis les années 1990 et la fin des grandes réformes. Aujourd’hui, il n’est plus question de bâtir l’Etat-providence, mais de l’administrer, le modifier à la marge, ce qui ne parvient pas à rassurer des Suédois inquiets pour l’avenir de leur modèle social qui s’essouffle. »
« Empêcher le chaos »
En face, SD mène une campagne nostalgique, pour un retour à la « folkhemmet » – la « maison du peuple » – d’antan. « Tout ira bien, il suffit de stopper l’immigration et de renvoyer les immigrés chez eux », résume Jonas Hinnfors. Le politologue regrette que, trop longtemps, les autres partis n’aient voulu discuter avec la formation que d’immigration ou de ses origines néonazies, « omettant de cibler le reste de son projet qui est fondamentalement national-conservateur dans une des sociétés les plus libérales du monde. »
A droite, le conservateur Ulf Kristersson, 54 ans, arrivé en sauveur à la tête de son parti fin 2017, est longtemps apparu comme le candidat le plus solide au poste de premier ministre. Mais ces dernières semaines, sa formation n’est plus créditée que de 17 % des voix (contre 23 % en 2014). Un score qui pourrait la placer derrière SD. Les centristes gagneraient, quant à eux, près de trois points, à 9 % des voix.
« On va se retrouver avec une fragmentation du paysage politique à l’européenne, où les petites formations, aux idées marquées et aux contours clairs, progressent et les grands partis chutent », note Andreas Johansson Heino, politologue du think-tank Timbro.
Faiseur de rois, le chef de file des SD, Jimmie Akesson, 39 ans, se dit prêt à soutenir un gouvernement « composé des conservateurs et des chrétiens-démocrates », assurant qu’il agira en politicien « responsable » pour « empêcher le chaos ».
Aucun des deux blocs ne veut négocier avec lui, même si « nous préférons que SD nous soutienne plutôt que les sociaux-démocrates », constate un député du parti conservateur, dont 40 % des militants se disent prêts à collaborer avec l’extrême droite. Impensable pour les centristes et les libéraux.
Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
• LE MONDE | 08.09.2018 à 10h00 • Mis à jour le 09.09.2018 à 13h59 :
https://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/09/08/en-suede-le-parti-antimigrants-en-position-de-pivot-aux-legislatives_5352151_3214.html
Jimmie Akesson, un nationaliste policé
S’il n’a pas réussi à remporter son pari, qui était de faire de sa formation, les Démocrates de Suède (SD), la deuxième force politique du pays, le leader de l’extrême droite suédoise continuer de tracer sa route et de progresser.
La soirée avait pourtant si bien commencé, avec ce sondage à la sortie des urnes qui donnait son parti devant les Conservateurs, à plus de 19 % des voix. Quand il est monté sur la petite scène de la boîte de nuit Krystal, où les Démocrates de Suède (SD) s’étaient rassemblés pour suivre la soirée électorale, dans le centre de Stockholm, Jimmie Akesson a juste eu le temps de déclarer la victoire, le poing levé, avant que sa voix le lâche. Son parti n’était plus alors qu’à 17,6 % – une déception, même s’il continue de progresser (+ 4,7 %).
La veille, il s’est offert un dernier meeting sur les quais de Riddarholmen, petite île dans le centre névralgique du pouvoir suédois, entre la mairie de Stockholm et le Parlement. Des centaines de partisans sont venus l’applaudir. Pour eux, « Jimmie », comme ils l’appellent, avait déjà gagné, imposant son agenda à ses opposants. « Il a forcé les autres partis à ouvrir les yeux », estime Peter Wallmark, président des SD à Stockholm.
Le cheveu brun gominé, la raie à droite, une petite barbe de quelques jours et des lunettes rondes, Jimmie Akesson présente bien. Il parle bien aussi. Un langage simple, mais pas trop. « Il évoque ce dont tous les Suédois discutent autour de la table de la cuisine, en allant droit au but, sans tourner autour du pot », assure Tomas Pettersson, ancien entrepreneur qui a rejoint le parti il y a trois ans.
« Raciste », « fasciste », « xénophobe »
Jimmie Akesson a façonné le rôle. « Ce n’était pas un leader charismatique, quand il a commencé, mais il a pris de l’envergure », constate le journaliste Pontus Mattsson, qui le suit depuis ses débuts. Elu en 2005 à la tête de son parti, il est le vétéran parmi les leaders politiques suédois. A force de croiser le fer avec ses opposants – la plupart lui serrent désormais la main – il a appris à les connaître, esquiver leurs attaques.
« Raciste », « fasciste », « xénophobe ». A en croire le secrétaire du parti, Richard Jomshof, les anathèmes ne prennent plus sur les électeurs. Le député était là quand tout a commencé, à l’université de Lund, en 1999, dans le sud de la Suède. Avec eux : Björn Söder, député et ex-secrétaire du parti, et Mattias Karlsson, leader du groupe au parlement. Le « gang des quatre ».
Ensemble, ils créent l’Association étudiante nationale-démocratique. Le groupuscule se retrouve le 30 novembre, devant la statue du roi Karl II, pour boire du vin chaud et entonner des chansons à la gloire du monarque, devenu un symbole pour les nationalistes suédois. Ils célèbrent la victoire en Autriche de Jörg Haider, le leader du parti nationaliste FPÖ, et établissent leur quartier général dans une brasserie autrichienne.
A L’ÉPOQUE, AKESSON FUSTIGE « L’IMMIGRATION MASSIVE » QUI A « REMODELÉ UNE SUÈDE ETHNIQUEMENT HOMOGÈNE », S’INQUIÈTE DE VOIR LE PAYS DEVENIR UN « ETAT-NATION MULTIETHNIQUE »
Ils y discutent de l’avenir des SD. Né en 1988 dans la mouvance néonazie, le parti n’a obtenu que 19 624 voix, lors des législatives dix ans plus tard. Dans son autobiographie, Satis Polito, publiée en 2013, Jimmie Akesson affirme n’avoir rejoint le parti qu’après mars 1995 et l’arrivée du premier leader n’ayant aucun passé nazi. Dans un texte publié en 1997, il donne pourtant une autre version et affirme avoir pris contact avec la direction des SD dès 1994, créant une branche locale du mouvement jeune du parti (SDU), le 30 décembre 1994, dans sa ville de Sölvesborg, dans le comté de Blekinge.
A l’époque, le jeune homme envoie régulièrement des tribunes au journal local. Il y fustige « l’immigration massive » qui a « remodelé une Suède ethniquement homogène », s’inquiète de voir le pays devenir un « Etat-nation multiethnique » et cite comme modèle le Front national de Jean-Marie Le Pen. Très vite, il monte les échelons. En 1998, il entre au conseil municipal de Sölvesborg – où sa femme, Louise Erixon, tête de liste SD, a décroché 29,1 % des voix, dimanche. Deux ans plus tard, en 2000, il prend la tête des jeunesses SD.
Polir l’image
A Lund, le « gang des quatre » est convaincu d’une chose : si les SD veulent percer, il faut en polir l’image, rendre le nationalisme présentable. Interdire le port de l’uniforme nazi ne suffit pas. En 2005, ils lancent un appel, dans le journal SD-Kuriren, l’organe du parti, en faveur d’un changement de direction. Quelques mois plus tard, Jimmie Akesson en devient le président.
Première mesure, toute symbolique : la flamme, symbole du parti, est remplacée par l’anémone hépatique, au pistil jaune et pétales bleus, les couleurs du drapeau suédois. Le nationalisme demeure. Mais les SD opèrent un recentrage social-conservateur. Le parti se présente en défenseur de l’Etat-providence, contre l’immigration, Bruxelles et la globalisation. Son programme est expurgé de toute référence ethnique.
Jimmie Akesson défend une « identité suédoise ouverte ». Dans une interview à la radio suédoise, en juin, il affirme qu’il n’a « jamais vu le peuple comme quelque chose de biologique » et martèle : « Nous n’allons pas revenir à une situation où tous les Suédois sont blonds aux yeux bleus. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable et ce n’est pas important. » Il défend, au contraire, l’assimilation, tout en signant une tribune, en 2009, où il estime que les musulmans sont « la plus grande menace » pour le pays.
En 2012, Jimmie Akesson a proclamé « la tolérance zéro » contre l’extrémisme et le racisme. Des scandales éclatent encore régulièrement au sein du parti, mais la stratégie de dédiabolisation fonctionne. En 2010, SD entre enfin au Parlement. Depuis, Jimmie Akesson n’a qu’un objectif : montrer qu’il est un leader responsable, avec lequel les autres partis peuvent négocier.
Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
• LE MONDE | 10.09.2018 à 11h49 • Mis à jour le 10.09.2018 à 17h37 :
https://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/09/10/jimmie-akesson-un-nationaliste-police_5352977_3214.html
« C’est l’avenir de notre démocratie libérale qui est en jeu »
Alors que les bureaux de vote ont fermé, des résultats officiels partiels doivent être annoncés à partir de 22 heures.
Sur la tombe d’Olof Palme, devant l’église Adophe-Frédéric, en plein cœur de Stockholm, quelqu’un a déposé une rose rouge. Le symbole du parti social-démocrate que l’ancien premier ministre a dirigé pendant dix-sept ans, avant d’être assassiné, le 28 février 1986, à la sortie d’un cinéma, dans la capitale suédoise. Un an plus tôt, les sociaux-démocrates avaient remporté 44,7 % des voix aux élections législatives.
A la veille du scrutin du dimanche 9 septembre, ils étaient crédités de 26 % des intentions de vote. Un score qui, s’il se confirmait, serait le plus faible enregistré par la formation depuis plus d’un siècle. Derrière eux, en embuscade, les Démocrates de Suède (SD), le parti d’extrême droite de Jimmie Akesson, déjà annoncé comme le grand gagnant de ces élections, avec 20 % d’intentions de vote.
Campagne difficile
A quelques dizaines des mètres de la tombe d’Olof Palme, une écharpe verte sur la poitrine, Rune Forsberg, employé de banque à la retraite et militant centriste, accueille les électeurs devant les portes de la salle paroissiale transformée en bureau de vote. Petites lunettes et mine sévère, il confie son inquiétude : « Je vote depuis des années, mais pour la première fois, j’ai l’impression que c’est l’avenir de notre démocratie libérale qui est en jeu », souffle-t-il.
Le retraité décrit une campagne difficile : « On nous a insultés, craché dessus, accusé d’être des traîtres. » En cause : la ligne intransigeante de la cheffe de file des centristes, Annie Lööf, qui ne perd pas une occasion de dénoncer l’idéologie « xénophobe » du parti de Jimmie Akesson et refuse de siéger au sein d’un gouvernement de centre-droite dépendant du soutien des SD.
Casquette sur la tête, Michel, 35 ans, vient voter en sortant de son quart de nuit. Il travaille pour une société de sécurité à Stockholm. « C’est très dur cette année, dit-il. On ne sait pas ce qui va se passer après les élections, qui va gouverner avec qui et avec quel gouvernement on va se retrouver. » Il a hésité, puis a fini par voter pour le parti conservateur, dont il se réjouit qu’il « se rapproche de la ligne du SD » sur certaines questions :
« On a vraiment besoin d’un gros changement en Suède, une autre façon de penser. On est à la traîne. Notre système de santé se détériore, les résultats scolaires se cassent la figure, l’intégration ne fonctionne pas… Et pendant ce temps-là, tous les partis refusent de parler avec SD. C’est insensé. »
Négocier avec l’extrême droite
Mats, 66 ans, et Christiane Berglund, 59 ans, sont d’accord. Le couple arrive en trottinette électrique. « Aujourd’hui, nous décidons dans quelle direction nous voulons mener la Suède », lance Christiane. La cheffe d’entreprise a l’habitude de voter conservateur, mais s’est laissée séduire par Ebba Busch Thor, la jeune patronne des chrétiens-démocrates, qui promet une reprise en main de la société suédoise : « On a besoin de quelqu’un qui dise les choses et n’ait pas peur de serrer la vis ». Quitte à négocier avec SD :
« Ils représenteront peut-être 20 % de la population ce soir. On ne peut plus continuer à les ignorer. Cela ne serait pas digne de notre démocratie. »
A quelques centaines de mètres, sur la place Hötorget, des Stockholmois vaquent entre les étales du marché aux puces. Derrière ses bibelots en porcelaine, Nils Lagman, 56 ans, fait l’éloge du parti d’extrême droite :
« SD est le seul qui dise tout haut ce que les Suédois pensent depuis 20 ans. On n’en peut plus de payer pour les immigrés à qui on sert tout sur un plateau. Ma mère a 85 ans et elle a à peine de quoi vivre. Pendant ce temps-là, on donne aux réfugiés des logements, ils peuvent aller se faire soigner gratuitement. Cela ne peut plus continuer comme ça ! »
Une cliente se mêle à la conversation. « Il n’y a pas que les Suédois qui pensent ainsi. Nous, les immigrés, on est d’accord ! » Originaire de l’ex-Yougoslavie, Bosana Nikolic est arrivée en Suède en tant que réfugiée, il y a vingt ans. La sexagénaire vomit sa colère contre ceux qui ont obtenu l’asile depuis et « pensent que tout leur est dû. »
« J’ai peur »
Quelques instants plus tard, le premier ministre, Stefan Löfven, accompagné de sa femme, Ulla, quittent leur résidence de Sagerska, à quelques pas du Parlement, pour aller voter. Le chef de file des sociaux-démocrates assure qu’il a « bien dormi ». Pour lui, la campagne n’est pas finie. Après avoir voté, il allait boire un café avec des retraités, puis tenir un dernier meeting dans une banlieue de Stockholm, accompagné de plusieurs de ses ministres, et partager le déjeuner d’une famille suédoise.
Le scrutin, a-t-il affirmé, en sortant du bureau de vote est « un référendum sur l’Etat-providence » et sur la société dont veulent les Suédois : « Seul un gouvernement dirigé par les sociaux-démocrates pourra garantir que SD, un parti raciste, n’est pas d’influence et assurer que la décence l’emporte. »
Elégante dans sa grande robe à fleurs, Katarina Stjernfelt, 59 ans, est en pleurs. Elle se rendait avec son mari à une exposition d’arts, quand ils ont aperçu Stefan Löfven, à quelques mètres. Elle lui a confié qu’ils étaient « avec lui ». Le patron des sociaux-démocrates a levé le pouce. « J’ai peur, dit l’enseignante. Quand les néofascistes l’emportent, c’est l’avenir de notre belle société ouverte qui est menacé. »
Le couple vit sur l’île d’Öland. Il a voté il y a quelques jours. Car si les élections ont lieu dimanche, les Suédois peuvent voter depuis le 22 août, en mairie, dans les grandes surfaces ou les bibliothèques du royaume. Ils ont même le droit de changer leur vote, le jour des élections, s’ils regrettent leur choix initial. En 2014, 42 % des électeurs ont voté en avance et 7 352 d’entre eux sont revenus le jour du scrutin pour modifier leur choix.
Anne-Françoise Hivert (Stockholm, envoyée spéciale)
• LE MONDE | 09.09.2018 à 15h00 • Mis à jour le 09.09.2018 à 21h04 :
https://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/09/09/elections-en-suede-l-avenir-de-notre-societe-ouverte-est-menace_5352615_3214.html
La question des réfugiés au cœur des élections législatives
Malgré des indicateurs économiques encourageants, la question de l’intégration des arrivants sur le marché du travail a agité la campagne électorale avant le scrutin de dimanche.
Zacharia Almuberat a 23 ans. Ce jeune Syrien travaille depuis qu’il a quinze ans, parcourant les mers sur des porte-conteneurs. D’abord en cuisine, puis, après une formation de six mois au Panama, comme marin. Il aurait voulu continuer. Mais la guerre est arrivée. Il fuit son pays et atterrit dans le comté du Blekinge, dans le sud de la Suède, en mai 2016. Très vite, il fait un trait sur son rêve. « Entre l’apprentissage du suédois, de l’anglais, et la formation pour me remettre à niveau, j’en avais pour trois ans. » Il veut travailler, gagner de l’argent et payer ses impôts tout de suite. Il ne supporte pas l’idée qu’on puisse le soupçonner de vouloir vivre « aux crochets » des Suédois, précise-t-il.
Alors, après un an passé en centre d’accueil à attendre ses papiers, un an de « perdu », il saute sur tout ce qu’on lui propose : des cours de suédois – « décevants, on était 25 » –, des cours de connaissance de la société suédoise – « beaucoup mieux, on était quatre » –, un boulot dans un restaurant – deux semaines seulement, car le patron voulait le payer au noir –, un stage dans un garage. Et finalement, une formation de manutentionnaire de quatre semaines, qui finit par payer. Vingt-sept mois après son arrivée en Suède, Zacharia a signé un contrat aidé chez Tarkett, spécialiste français du revêtement de sol, dans son usine de Ronneby.
Sur la place de Ronneby, dans le comté de Blekinge, au sud de la Suède, des femmes mangent des glaces en profitant de la fin de l’été. Depuis 2015, la commune de 28 000 habitants a accueilli 2 400 réfugiés.
Trop longue ou pas ? La question de l’intégration des étrangers sur le marché du travail suédois n’aura jamais autant été discutée que ces derniers mois, avant les élections législatives du 9 septembre, où l’immigration, l’intégration et l’avenir de l’Etat-providence suédois arrivent en tête des préoccupations des électeurs, dont 20 % seraient prêts à voter pour l’extrême droite (Démocrates de Suède).
Indicateurs économiques au beau fixe
Pourtant, certaines statistiques auraient de quoi réjouir : en 2017, les travailleurs nés à l’étranger ont absorbé 80 % des nouveaux emplois créés en Suède – 90 % dans le secteur public et 100 % dans l’industrie, le commerce et l’hôtellerie. Les comparaisons internationales en termes d’intégration des nouveaux arrivants sont également favorables à la Suède, selon Olof Aslund, directeur de l’Institut d’évaluation des politiques du marché du travail et de l’éducation, qui s’inquiète de la « polarisation du débat ».
Les indicateurs économiques sont aussi au beau fixe : 2,4 % de croissance en 2017 (2,8 % prévu en 2018), un taux de chômage à 6,7 %, une industrie qui se porte bien et des finances publiques dans le vert. Le gouvernement sortant, composé des sociaux-démocrates et des Verts, ne perd pas une occasion de rappeler que 250 000 emplois ont été créés pendant ses quatre années aux affaires.
Mais le tableau est trompeur, assure Carola Lemne, directrice générale de la confédération suédoise des entreprises (Svenskt Näringsliv). Car à y regarder de près, le taux de chômage, par exemple, révèle de très fortes disparités : s’il est quasiment nul pour les personnes nées en Suède (4,2 %), il atteint 16,2 % pour celles nées à l’étranger. Un groupe qui a rapidement augmenté, ces dernières années, avec l’arrivée de près de 500 000 demandeurs d’asile depuis 2010. Aujourd’hui, 18,5 % des dix millions d’habitants du pays sont nés à l’étranger, contre 14,7 % en 2010 (à titre de comparaison, 11,6 % des 65,8 millions d’habitants en France au 1er janvier 2014 – hors Mayotte – étaient nés à l’étranger).
« Il faut leur expliquer le modèle suédois »
Paradoxe : la Suède souffre d’une pénurie de main-d’œuvre, qui ne devrait qu’empirer. Sur le site de l’Arbestförmedlingen, le service public de l’emploi, environ 100 000 postes sont à pourvoir. Les besoins se font sentir dans deux tiers des secteurs de l’économie. Pour combler les départs à la retraite, les communes et régions suédoises devront embaucher 124 000 personnes d’ici 2025. « Il faudrait que 25 % de chaque cohorte prenne un de ces emplois », note Carola Lemne, qui précise, par exemple, que « la Suède ne forme que la moitié des conducteurs de poids lourds dont elle aurait besoin ».
L’équation ne devrait pas être si compliquée à résoudre, estime Marcus Karlström, directeur de l’agence pour l’emploi de Ronneby. Au bord de la Baltique, la commune de 28 000 habitants a accueilli un peu plus de 2 400 réfugiés depuis 2015. Dès leur arrivée, ils sont intégrés au « programme d’établissement », géré par l’agence pour l’emploi. En échange d’une allocation de 307 couronnes par jour (soit 28,50 euros pour un adulte seul), ils doivent suivre des cours de langue, une sensibilisation à la société suédoise, des stages et formations, pendant deux ans, ou jusqu’à ce qu’ils décrochent un emploi.
« On entend beaucoup dire qu’il n’y a aucune exigence qui pèse sur eux, mais ce n’est pas vrai, s’insurge Marcus Karlström. S’ils ne participent pas aux activités, les allocations sont suspendues. » A Ronneby, 46 % ont intégré un emploi ou une formation dans les trois mois, suivant le programme. C’est mieux que dans le reste du pays, où la moyenne atteint 35 %.
La commune a joué un rôle déterminant, en proposant, depuis trois ans, un contrat d’un an à cent réfugiés : « 70 % ont continué à travailler après », assure M. Karlström. L’agence pour l’emploi a aussi organisé des formations sur mesure pour répondre à la demande d’entreprises locales, qui n’arrivaient pas à recruter. Tout est loin d’être réglé cependant : 46 % des habitants de Ronneby nés à l’étranger sont au chômage.
Pour le directeur de l’agence, ce n’est pas étonnant : « Nous avons accueilli beaucoup de monde très vite, cela prend du temps. Certains sont analphabètes. Beaucoup de femmes n’ont jamais travaillé. Il faut leur expliquer le modèle suédois, qui est fondé sur le travail des femmes et des hommes. » A 37 ans, Wafaa, une Syrienne arrivée en Suède en 2015 et mère de cinq enfants, vient de commencer des études d’aide-soignante, après avoir appris le suédois. En Syrie, elle donnait des cours d’aérobic. « Ce n’est pas facile, dit-elle. Mais j’aime étudier ! »
Dehors sur la place, des jeunes traînent autour de la caravane d’Hatem Massijeh. Il était cuisinier en Syrie. Arrivé en Suède, il a travaillé dans des restaurants à Malmö. Dès qu’il a eu assez d’argent, il s’est acheté sa caravane, où il vend ses falafels. Pas question de rester les bras croisés, « à attendre les allocations comme les gars autour », souffle-t-il, en montrant un groupe de jeunes à quelques mètres.
Hamed, 27 ans, arrivé de Palestine à 14 ans, confie qu’il travaille au noir. « J’ai eu un contrat dans une commune pendant un an. C’était bien. Mais pour continuer, il fallait faire des études. J’avais besoin de gagner de l’argent. »
Pour Carola Lemne, la « patronne des patrons », un des problèmes réside dans l’absence d’emplois simples en Suède : 5 % seulement contre 10 % à l’étranger. « Et même pour un petit boulot, il faut parler suédois, avoir le permis. » Le fait que les salaires d’entrée sur le marché du travail suédois soient « parmi les plus élevés en Europe » n’arrange rien, selon elle.
A force de négociations, les partenaires sociaux sont parvenus à se mettre d’accord début mars, sur le principe d’un « emploi d’établissement » : un contrat de deux ans, financé à hauteur de 8 400 couronnes par l’employeur, l’Etat avançant un peu plus de 9 000 couronnes. Au total, 10 000 personnes pourraient être concernées.
L’extrême droite séduit les ouvriers
Côté syndicat, la question est sensible. « Sous prétexte de vouloir accélérer l’intégration des réfugiés, la droite et le patronat sont prêts à remettre en cause notre modèle social et le système des accords collectifs, ce que nous n’accepterons jamais », déclare Therese Guovelin, la vice-présidente de LO, la confédération des syndicats suédois.
Le 9 septembre, un quart des adhérents de la puissante centrale pourrait se laisser séduire par le programme nationaliste et social conservateur des Démocrates de Suède. Un vote d’extrême droite que Therese Guovelin analyse comme une réaction à « la précarisation de l’emploi, avec une augmentation des contrats à temps partiel et de l’intérim, et le recul de l’Etat-providence en Suède, avec la fermeture d’hôpitaux dans les campagnes, les files d’attente dans les centres de soin, ou le niveau qui baisse dans les écoles. C’est facile de désigner les immigrés, surtout quand on y ajoute le débat sur la ségrégation et la criminalité ».
L’économiste Joakim Ruist approuve : « On parle beaucoup de problèmes d’intégration, mais ce qu’on veut dire, en fait, c’est qu’on souhaite arrêter l’immigration. » Le chercheur a signé un rapport très remarqué au printemps, où il évaluait le coût de l’accueil des réfugiés à 1 % du PIB suédois, soit 40 milliards de couronnes et autant que l’aide au développement. « On peut estimer que c’est trop, ou dire qu’on a les moyens. C’est un équilibrage à faire. »
Anne-Françoise Hivert (envoyée spéciale à Ronneby)
• LE MONDE | 07.09.2018 à 11h08 • Mis à jour le 09.09.2018 à 06h45 :
https://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2018/09/07/en-suede-la-question-de-l-integration-des-refugies-au-c-ur-des-elections-legislatives_5351621_3234.html
Malmö, épouvantail de l’extrême droite
Alors que des élections législatives se dérouleront en Suède le 9 septembre, la ville est devenue, pour les populistes, le symbole de l’échec du multiculturalisme.
Dans le quartier de Rosengard, au sud de la ville de Malmö, en 2017.
Quand, après avoir battu froid aux Démocrates de Suède (SD) pendant des années, le chef de file du Parti populaire danois (DF), Kristian Thulesen Dahl, a souhaité officialiser son soutien à l’extrême droite au printemps, il a fallu trouver un lieu à la hauteur de l’événement.
Sans grande surprise, le choix s’est porté sur Malmö. « Si le leader de DF veut venir voir l’échec de notre intégration, nous sommes évidemment prêts à l’accommoder », a réagi Jimmie Akesson, le patron des SD, dont le parti est donné à 20 % des voix avant les élections du 9 septembre en Suède.
La rencontre a finalement eu lieu à Rosengard, dans le sud de la ville, le 16 mai. Aux yeux des deux leaders politiques, aucun autre endroit n’incarne mieux les travers du multiculturalisme et de la politique libérale de l’immigration suédoise que ce quartier de Malmö, berceau du footballeur Zlatan Ibrahimovic, où 88 % des 24 000 habitants sont d’origine étrangère. « Un exemple terrifiant pour toute l’Europe du Nord », aime à répéter Jimmie Akesson.
En décembre 2008, des jeunes y avaient affronté pendant plusieurs jours les forces de l’ordre, venues les déloger d’un local qu’ils occupaient illégalement. Les violences avaient débuté après la fermeture d’une salle de prière, dans une cave d’un immeuble de Herrgarden, une des zones les plus défavorisées de Rosengard.
« Pas pire qu’ailleurs »
Dix ans plus tard, le quartier s’est apaisé. Mais les images de voiture brûlées et de jeunes jetant des cocktails Molotov contre la police sont restées, déplore Anas Ali, 23 ans : « On ne parle que de la criminalité, on nous présente comme des assistés, des gens qui ne veulent pas travailler, qui ne comprennent pas les valeurs suédoises. Mais je parle suédois, je fais des études, je paie mes impôts. Il y a des problèmes, bien sûr, mais ce n’est pas pire qu’ailleurs. Regardez-vous même ! »
Le jeune homme montre les tentes blanches dressées entre deux barres d’immeubles, sur un espace vert de Herrgarden. Du 18 au 25 août, dans une ambiance de kermesse, s’y déroulait le « Malmedalen », un festival politique, organisé pour la première fois à Rosengard sur le modèle de ce qui se fait chaque été dans la station balnéaire de Visby, sur l’île du Gotland. Tous les grands partis politiques étaient présents. Plusieurs ministres ont même fait le déplacement. Les habitants du quartier sont venus les écouter. On est loin de l’image de la banlieue en feu.
Dans son grand bureau aux baies vitrées offrant une vue imprenable sur le centre-ville, Katrin Stjernfeldt Jammeh confie pourtant sa lassitude. Née à Malmö en 1974, l’édile sociale-démocrate dirige la troisième ville du royaume depuis les dernières élections, en 2014. « Je ne connais pas un autre maire en Suède qui soit invité aussi souvent sur les plateaux de télévision pour parler de l’image de sa ville. »
Le sentiment d’insécurité est en progression
Malmö, dit-elle, a « toujours été utilisée à des fins politiques », mais désormais « c’est comme si les problèmes ne suffisaient pas et qu’il fallait en rajouter ». Elle les énumère : la ségrégation, l’échec scolaire, la dépendance aux aides sociales, un taux de chômage deux fois plus élevé que la moyenne nationale (14 % de la population active contre 6,8 %).
Ces dernières années, certaines statistiques pourtant s’améliorent, en dépit du fait que « Malmö et quelques villes en Suède aient dû, à elles seules, assurer l’accueil de la majorité des réfugiés », remarque Katrin Stjernfeldt Jammeh.
L’IMAGE D’UNE VILLE EN PROIE À LA CRIMINALITÉ EST « LARGEMENT EXAGÉRÉE », ASSURE ERIK ABERG, CHEF ADJOINT DE LA POLICE DANS LES QUARTIERS SUD DE MALMÖ
Sujet d’inquiétude, cependant, le sentiment d’insécurité est en progression. Depuis janvier, dix personnes ont été tuées dans des fusillades entre des gangs ennemis, qui se disputent le marché de la drogue. Erik Aberg, chef adjoint de la police dans les quartiers sud, tempère : « Il s’agit d’un petit groupe de 200 individus environ. » L’image d’une ville en proie à la criminalité est donc « largement exagérée », assure-t-il.
Pour Nils Karlsson, conseiller municipal Vert, la configuration géographique de Malmö joue un rôle : « Contrairement à Göteborg et à Stockholm ou d’autres grandes villes en Europe, nous n’avons pas de banlieues. Les quartiers défavorisés sont dans la ville, ce qui rend la ségrégation plus apparente, ce qui veut dire aussi qu’on ne peut pas l’ignorer. » La même chose vaut pour la criminalité.
Rosengard n’est qu’à quelques kilomètres du centre-ville et de ses bars hipsters, ou de Västra Hamnen : le quartier, au bord de la Baltique, en face de Copenhague, qui a lui tout seul incarne la renaissance de Malmö, après la crise industrielle qui avait failli la terrasser dans les années 1990. Sur ses friches ont poussé une université, des écoquartiers et des buildings en verre peuplés de créateurs de jeux vidéo et d’entrepreneurs high-tech.
« C’est l’autre visage de Malmö », résume Nils Karlsson. Celui dont on parle moins dans le débat politique. En février 2017, l’élu s’est porté candidat pour servir de guide au journaliste-youtubeur Tim Pool. L’Américain avait remporté un défi lancé par Paul Joseph Watson, rédacteur en chef du site d’extrême droite InfoWars, qui avait promis 2 000 dollars (1 725 euros) à tout journaliste prêt à passer une nuit à Malmö.
Le « Chicago de la Scandinavie »
Ces dernières années, la ville suédoise est devenue une obsession des sites ultraconservateurs, tels que InfoWars et Breitbart. Rebaptisée le « Chicago de la Scandinavie », elle y est dépeinte comme une cité à feu et à sang, aux mains d’islamistes qui imposent la charia dans des « no-go zones », des quartiers où la police n’oserait plus entrer et où les femmes seraient quotidiennement violées.
Ces clichés sont souvent reproduits à l’identique par Russia Today et Sputnik, sur le site identitaire Fdesouche, ou dans des reportages diffusés sur la chaîne américaine Fox News. C’est d’ailleurs après avoir visionné l’un d’entre eux, en février 2017, que le président américain, Donald Trump, s’est fendu du désormais célèbre : « Regardez ce qui s’est passé la nuit dernière en Suède. » Et deux jours plus tard, Nigel Farrage, alors patron du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), tweetait : « Malmö est désormais la capitale du viol en Europe. »
Le message porte. Niklas Orrenius, grand reporter au journal Dagens Nyheter, basé dans le sud de la Suède, raconte comment, lors d’un voyage à New York en 2015, l’agent de l’immigration à l’aéroport, en découvrant l’adresse sur le passeport de son fils, s’est écrié : « Alors fiston, on t’autorise encore à manger du porc à l’école sous la charia ! »
A travers Malmö, affirme le journaliste, « ce sont les musulmans qui sont visés ». Dans les milieux d’extrême droite, on se délecte, dit-il, de l’image d’une « virginité perdue ». La Suède « d’ABBA, féministe, en femme blonde », qui s’est « vantée » d’accueillir des réfugiés, et qu’on présente « violentée par un homme à la peau sombre ». Un fantasme qui pourrait peser sur l’issue du scrutin du 9 septembre.
Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
• LE MONDE | 31.08.2018 à 10h37 • Mis à jour le 02.09.2018 à 06h27 :
https://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/08/31/malmo-epouvantail-de-l-extreme-droite_5348453_3214.html
La coalition au pouvoir en Suède serre la vis sur l’asile
Les sociaux-démocrates tentent d’enrayer la progression de l’extrême droite, qui pourrait réaliser une percée spectaculaire aux législatives du 9 septembre.
Officiellement, il s’agit d’un « retour à une politique sociale-démocrate plus traditionnelle », selon le premier ministre suédois, Stefan Löfven. Officieusement, on reconnaît, dans les rangs de son parti, qu’il s’agit d’une tentative pour enrayer la chute dans les sondages et la fuite des électeurs vers l’extrême droite. En dépit des réserves de son allié écologiste, le chef du gouvernement social-démocrate a tiré un trait sur la doctrine de son parti en matière d’asile, pour espérer rester au pouvoir après les législatives du 9 septembre.
« Très tôt dans la campagne, il a été décidé que la priorité était de regagner le vote des électeurs partis à l’extrême droite, en faisant des annonces qui montreraient qu’on était crédibles sur les questions d’immigration, avant de lancer une campagne plus traditionnelle sur la défense de l’Etat-providence », explique le politologue Ulf Bjereld, proche de la formation.
Dès le mois de mai, Stefan Löfven, flanqué de sa ministre de l’immigration, Heléne Fritzon, a annoncé une série de mesures destinées à limiter les arrivées de réfugiés. Il a souhaité que leur nombre n’excède pas le niveau européen « proportionnellement à la population » du pays. Cela signifie qu’en 2017, par exemple, le royaume n’aurait pas dû recevoir plus de 14 000 demandeurs d’asile, contre les 26 000 enregistrés.
Depuis, le chef de file des sociaux-démocrates martèle son intention de pérenniser les restrictions au droit d’asile, adoptées en 2016 dans l’urgence et pour trois ans. Parmi elles : la quasi-suspension du regroupement familial et la généralisation des permis de séjour temporaires à la place des permanents. Il y ajoute des mesures destinées à compliquer la vie des sans-papiers. M. Löfven avait ainsi affirmé en mai que leurs enfants ne pourront plus aller à l’école – assertion que son cabinet avait démentie aussitôt.
Oublié donc le discours du 6 septembre 2015, sur Medborgarplatsen (la « place des citoyens ») à Stockholm, où le leader des sociaux-démocrates proclamait que son Europe « ne construit pas de mur ». Ou bien sa colère froide quand il avait dû constater, le 24 novembre suivant, que le manque de solidarité européenne le forçait à fermer les frontières du pays et à aligner sa politique de l’asile sur le moins-disant européen. En deux ans, le pays de 10 millions d’habitants a reçu 250 000 demandeurs d’asile. Ses capacités d’accueil sont saturées.
« Dilemme »
La situation, aujourd’hui, n’a plus rien à voir. Depuis janvier, 12 000 demandeurs d’asile seulement sont arrivés en Suède. Mais le climat politique, lui aussi, a changé. Le parti d’extrême droite Démocrates de Suède (SD) est à 20 % dans les sondages. Les sociaux-démocrates dépassent à peine 25 %, loin des 31 % obtenus en 2014, un score pourtant déjà historiquement bas. Depuis quatre ans, les écologistes, en chute libre eux aussi dans les sondages, justifient leur participation au gouvernement par l’influence qu’ils disent exercer sur la politique de l’asile, mais ils ont dû avaler plusieurs couleuvres.
Pour Daniel Suhonen, directeur d’un think tank de gauche, « le dilemme des sociaux-démocrates est que, chaque fois qu’ils parlent d’immigration ou du durcissement des peines, ils profitent à SD, mais s’ils ne le font pas ils perdent des électeurs ». Magdalena Andersson, la ministre des finances, considérée comme une des architectes de ce tour de vis sur l’asile, dément et évoque une politique « adaptée à la réalité », visant à garantir « un bon Etat-providence pour tout le monde en Suède ».
En face, les conservateurs applaudissent et leur chef de file, Ulf Kristersson, se dit prêt à discuter « d’une politique migratoire ferme, durable, sur le long terme » avec les sociaux-démocrates. Quant à l’extrême droite, elle surenchérit : les SD appellent à la délation contre les Suédois qui protègent des sans-papiers ou font travailler des employés au noir, et promettent un milliard de couronnes (100 millions d’euros) pour encourager les retours au pays d’origine.
Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
• LE MONDE | 03.09.2018 à 11h19 :
https://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/09/03/la-coalition-au-pouvoir-en-suede-serre-la-vis-sur-l-asile_5349501_3214.html