Il y a eu, comme à l’accoutumée, les coups de canon, la marche au pas de l’oie, le claquement rythmé des bottes, puis les tanks qui ont fait trembler le pavé de la place Kim-Il-sung survolée par les avions de chasse. Mais, pour le défilé de célébration de ses 70 ans, la République populaire démocratique de Corée (RPDC) s’est abstenue, dimanche 9 septembre, d’exhiber ce qui était présenté, il y a quelques mois encore, comme un aboutissement historique pour le pouvoir : ses missiles intercontinentaux. Sur les chars de la parade civile qui suivait, mise en scène des grandes phases de l’histoire nord-coréenne et des priorités politiques du moment, toute référence à l’arme nucléaire avait disparu.
Abandonnée la politique « byungjin » de développement parallèle de l’arme atomique et de l’économie. En avril, le Parti des travailleurs a adopté une nouvelle ligne, donnant toute priorité aux avancées économiques. Les affiches de propagande ont donc été ajustées. Dans les rues de Pyongyang, à côté des affiches traditionnelles « Défendre au péril de notre vie le comité central autour du camarade Kim Jong-un ! », sont apparues celles portant le message « Mettons en œuvre les décisions de la réunion d’avril 2018 ! ».
L’évolution est en phase avec les développements internationaux : le 27 avril, le jeune dirigeant Kim Jong-un a rencontré le président progressiste sud-coréen, Moon Jae-in, sur la zone démilitarisée qui divise la péninsule (les deux hommes devraient se retrouver du 18 au 20 septembre à Pyongyang). Puis, en juin, le « dirigeant suprême » a vu à Singapour le président américain, Donald Trump. Ensemble, ils ont signé un engagement à la « dénucléarisation », sans plus de détails.
Ce dernier a d’ailleurs salué dimanche ce défilé militaire « sans missiles nucléaires ». « C’est un message fort et très positif de la part de la Corée du Nord », a-t-il tweeté. « Merci au président Kim », a-t-il ajouté, estimant que rien ne valait « un bon dialogue entre deux personnes qui s’apprécient ».
Le 70e anniversaire est l’occasion d’introduire ce tournant dans une narration cohérente du grand récit national. Le président du Parlement et chef de l’Etat officiel, au rôle cérémonial, Kim Yong-nam, a souligné devant les troupes que la détermination du parti a permis d’éviter la guerre en dotant le pays d’une capacité de dissuasion. « Un tournant de l’histoire », soutient-il devant des milliers de femmes et d’hommes en uniforme, de sorte que le pays peut désormais se consacrer pleinement à « l’édification économique ». Cet aboutissement est bien sûr porté au crédit de Kim Jong-un, qui apparaît à la tribune après un quart d’heure de silence complet. « Unissons-nous autour du maréchal Kim Jong-un pour la prospérité ! », lance Kim Yong-nam. « Mansae ! », répondent automatiquement militaires et civils, soit « Hourra ! ».
Dure saison à la campagne
Tous les corps de l’armée défilent, des « guérilleros » aux tankistes, cagoule de cuir sur la tête, en passant par les forces spéciales en camouflage et les marins. Au côté de Kim Jong-un se tient le président du Parlement chinois, Li Zhanshu – le secrétaire du Parti communiste chinois, Xi Jinping, n’ayant pas fait le déplacement comme espéré un temps. Les troupes se présentent à eux de ce pas rythmé devenu l’image de la dureté du régime. Passent les tanks, les lance-roquettes multiples et des missiles de courte portée – mais rien de plus, alors que le pays se targuait l’an dernier d’avoir la capacité de frapper une bonne partie du territoire américain.
C’est un pays moderne qu’on promet au peuple. « Nous n’avons rien à envier au monde, courons vers l’avenir », peut-on lire sur une bannière. « La Corée du Nord au centre du monde. La dignité de notre patrie », est-il écrit sur une autre, agrémentée de sculptures de poissons, de maïs, de grappes de raisin et de pommes de terre, ainsi que de cartables et de vêtements. Voilà ce à quoi aspirent les Nord-Coréens épuisés par les sanctions. D’autant que la canicule d’août a provoqué des dégâts sur les cultures. Dans les campagnes, les mois de soudure entre les récoltes sont particulièrement durs cette année et la malnutrition est commune, loin des nouveaux restaurants et échoppes de la capitale.
A cela s’est ajoutée la peur bien réelle d’un conflit avec un Donald Trump imprévisible, qui n’hésitait pas l’an dernier à surenchérir sur Twitter dans la menace d’une guerre nucléaire. Samedi soir, lors d’un spectacle musical d’ouverture des célébrations, auquel ont assisté les hauts dignitaires, toutes médailles sorties sur leurs vestes militaires, il n’y a plus aucune référence à la bombe.
Sur le fond, rien n’est réglé. La Corée du Nord n’a plus réalisé de tirs de missiles depuis novembre 2017, et aucun essai nucléaire depuis un an. Elle a dynamité l’entrée des tunnels d’accès à son site d’essais atomiques. Mais rien ne montre un démantèlement « complet, vérifiable et irréversible » de son arsenal nucléaire, comme l’exigent les Occidentaux pour lever les sanctions.
Le discours servi au peuple nord-coréen est différent : c’est parce qu’il est parvenu à la garantie de sécurité qu’est la dissuasion nucléaire qu’il peut passer à une autre phase et se consacrer pleinement au progrès économique. Rien, pour le moment, ne l’incite donc à y renoncer. Il faudra des années de négociations, à condition que se maintienne en chemin l’atmosphère constructive entre Pyongyang et Washington, pour évaluer l’importance du changement en cours, mais l’hostilité s’estompe.
Le maréchal Kim Jong-un a fait sa deuxième apparition publique de la journée, dimanche soir, dans l’immense stade du 1er-Mai, pour la reprise, après cinq ans d’arrêt, des chorégraphies de masse. Cet autre exercice de mise en scène et d’autocélébration a poussé l’embrigadement idéologique au niveau le plus élevé, chaque divertissement devant renforcer « l’unité monolithique » autour des dirigeants.
« Notre pays est respecté »
Au centre du stade, des milliers d’étudiants sont mobilisés pour exécuter des figures à la gloire du système nord-coréen. Des danses et des acrobaties, tandis qu’une longueur entière des gradins est occupée par des jeunes munis chacun d’un grand livre. Lorsqu’ils tournent les pages, un nouveau tableau vante les accomplissements du pays sous le pouvoir des Kim. Les étapes sont toujours les mêmes : la libération par Kim Il-sung, puis la terrible guerre de Corée, avant une glorieuse phase d’industrialisation accélérée.
Mais le pilier des avancées du programme nucléaire et balistique, qui justifiait les sacrifices, a là aussi disparu. Les représentations agressives n’ont plus lieu d’être. C’est « une nouvelle ère » vante un tableau réalisé par plus de 7 000 jeunes. On projette des images de la rencontre d’avril entre Kim Jong-un et Moon Jae-in. On vante « l’amitié » internationale.
Comment les citoyens nord-coréens perçoivent-ils ce tournant ? « Avec la dissuasion nucléaire, les Etats-Unis ne déclareront jamais la guerre », déclare un étudiant que nous avons choisi dans la rue, mais qui répond sous le regard du guide qui accompagne chacune de nos sorties de l’hôtel. « Les jeunes veulent la paix »,souligne-t-il.
Impossible, pour nos interlocuteurs, d’évoquer autre chose que les mérites du dirigeant. Pyongyang ne dit pas le sentiment dans les campagnes, mais on semble être soulagé de voir la menace guerrière s’éloigner et de pouvoir se consacrer à l’amélioration de sa vie quotidienne. « Grâce au maréchal Kim Jong-un, notre pays est respecté stratégiquement sur la scène mondiale, déclare une serveuse de restaurant. L’an dernier, les relations étaient mauvaises avec les Etats-Unis, mais Trump a évolué, et quel que soit le passif, c’est un soulagement. »
Harold Thibault (Pyongyang, envoyé spécial)