L’organisation de la spontanéité
Les mobilisations du 8 septembre sont l’une des plus fortes sur les questions climatiques. Un succès lié à l’émoi provoqué par la démission de Nicolas Hulot, mais aussi à un lent travail d’organisation. Pour penser les suites de la mobilisation, ébauche de réflexion en 20 hypothèses sur la spontanéité et le rôle des organisations.
Les mobilisations du 8 septembre dernier sont l’une des plus fortes mobilisations jamais organisées sur les questions climatiques en France - près de 150 000 personnes, dans plus de 130 villes ou villages, sont descendues dans les rues. Ce succès semble répondre à l’appel d’air provoqué par la démission de Nicolas Hulot - un sursaut citoyen, qui déborde largement du cadre organisationnel classique. Jamais les ONG n’étaient en effet parvenues à rassembler autant de monde dans les rues sur ces questions, même s’il est probable que la marche pour le climat, prévue à la veille de la COP 21 mais annulée après les attentats du 13 novembre 2015, aurait rassemblé encore plus.
La question des suites s’est posée avant même que les dernier·e·s manifestant·e·s ne soient arrivé·e·s Place de la République - un questionnement souvent formulé de la manière suivante : Comment faire durer un élan spontané ? Comment faire en sorte que ces individus passent de la réaction émotionnelle à l’action ? Quelles formes inventer pour respecter la nature de ces mobilisations construites en autonomie par rapport aux organisations ?
Mais la formulation même de ces questions n’est pas sans poser problème : il est nécessaire de s’accorder sur ce que recoupe réellement la spontanéité, a fortiori si elle est pensée en opposition aux organisations. Car la spontanéité s’organise, en particulier si on souhaite qu’elle dure.
C’est à cette réflexion, sur la spontanéité et ce qu’elle signifie, que ce texte entend contribuer (comme ébauche très imparfaite) - laissant ouverte la question des prolongements concrets de la mobilisation du 8.
Dans un ouvrage revenant sur les mouvements Occupy et Indign·é·s [1], le chercheur brésilien Rodrigo Nunes offre de nombreuses pistes pour mener cette entreprise. Il invite en particulier à faire la distinction entre deux phénomènes : « l’organisation des non-organisé·e·s » et le récit que tiennent ces « non-organisé·e·s qui s’organisent », autour d’une approche « spontanéiste ». Non pas que cette dernière approche soit nécessairement fausse ou mensongère. Mais il s’agit d’une « idéologie politique » (même si elle ne se présente pas nécessairement comme telle), « par laquelle des acteurs et des actrices justifient et légitiment ce qu’elles et ils font, elle oscille de manière quasi invisible entre le registre de la description et celui de la prescription ». Il importe donc de clarifier le registre sur lequel on se situe.
Pour le dire autrement : bien souvent, celles et ceux qui vantent la « spontanéité » d’une mobilisation nous parlent plus de ce qui « doit être » (à leurs yeux) que de ce qui est (ou que de ce qui a été). Parler des marches du 8 septembre comme d’un élan spontané, d’un débordement faisant suite à la démission de Nicolas Hulot et à l’appel d’un individu « lambda » (comme l’ont présenté de nombreux medias), sans insister sur l’indispensable rôle qu’ont joué de nombreuses organisations (jusque dans leur capacité à savoir s’effacer pour contribuer au débordement) n’est pas fidèle à la réalité - mais est le signe évident d’une volonté forte de déborder les organisations, et de construire des formes de mobilisation qui échappent à la récupération par un logo, une liste d’emails, des revendications déjà écrites, etc.
Il est indispensable de prendre au sérieux ce désir manifeste d’autonomie. Mais il est tout aussi nécessaire de porter un regard distancié sur la réalité de ce qui s’est passé. Sans cela, la spontanéité sera renvoyée à ce qu’elle est dès lors qu’on la sépare du lent travail d’organisation : un surgissement aussi imprévu et bref que stimulant, qui ne nous semble sans précédent que parce qu’il n’a aucun lendemain.
Il faut ici préciser que distinguer les deux registres ne revient pas à dire qu’il y a « ce qui est » d’un côté et ce qui serait fantasmé de l’autre - les désirs ont ceci de particulier, en politique notamment, qu’ils sont hautement performatifs. Ils nous renseignent ainsi souvent autant sur ce qui est que sur ce qui sera (ou du moins sur ce qui pourrait être).
Pour le dire plus concrètement : il serait possible de raconter deux histoires sur le 8 septembre. Celle narrée largement (et résumée ci-dessus) d’une mobilisation spontanée. Ou bien celle d’un lent travail organisationnel, porté par 350.org, Attac France et des centaines d’autres organisations en France, en Europe et dans le monde entier, qui avaient décidé, il y a de nombreux mois, de faire du 8 septembre une journée mondiale d’action pour le climat. Organisations qui sont parvenus, en France, à entrer en résonance avec l’émoi provoqué par la démission de Nicolas Hulot.
Les deux histoires sont vraies - ce qui signifie donc qu’elles ne s’opposent pas l’une à l’autre, mais qu’elles forment une seule et même histoire.
De ce succès, on peut induire les éléments suivants :
1 - L’absence d’organisation est un mythe, mais l’organisation peut prendre des formes très différentes - les organisations au sens classique d’une forme sociale dotée de statuts, faisant la distinction entre celles et ceux qui en sont membres et celles et ceux qui n’en sont pas membres n’étant qu’une forme et une construction sociale-historique très particulière de l’organisation.
2 - La « spontanéité » est donc une forme d’organisation à part entière - et les organisations y jouent bien souvent un rôle déterminant, pour peu qu’elles aient appris à s’effacer et à se laisser déborder.
3 - Bien sûr, la « spontanéité » des mobilisations (et les récits sur la spontanéité des mobilisations) doit beaucoup à la défiance croissante que de nombreuses personnes ressentent envers les organisations - qu’il s’agisse des partis politiques, des syndicats et désormais mêmes des associations, en particulier des ONG.
4 - Cette méfiance vis-à-vis des corps intermédiaires est renforcée par l’utilisation des réseaux sociaux, d’outils tels que discord, les groupes whatsapp ou telegram ; en même temps que ces outils permettent de trouver des débouchés organisationnels immédiats à cette méfiance. La méfiance envers « les organisations » se traduit (en même temps qu’elle est permise) par une « organisationalité diffuse ».
5 - La fluidité est ici un facteur clef, en particulier parce que les outils qui permettent ces « organisationalité diffuse » appartiennent à notre quotidien et que nous les utilisons dans de nombreux autres aspects de nos vies (pour échanger avec famille et ami.e.s, pour partir en vacances, pour travailler, etc.).
6 - Pour autant, les mobilisations telles que Nuit Debout, ou les occupations des places (Occupy ou campements des Indigné·e·s notamment) ont fait la preuve que cette fluidité et cette méfiance vis-à-vis des organisations ne se traduit pas dans de l’impatience ou une incapacité à prendre le temps (long) du travail d’organisation. Sur la Puerta Del Sol, la Plaça Catalunya, la place de la République ou à Zucotti Park, certaines des AG pouvaient durer de longues heures (plus de 12 heures pour l’AG qui devait déboucher sur l’arrêt de l’occupation de la Puerta del Sol à Madrid).
7 - Plus personne ne peut en revanche nier que la participation à une mobilisation (qu’il s’agisse d’une marche, d’une campagne, voire d’actions de plus haute intensité tel que le blocage d’une mine de charbon) ne requiert plus, comme préalable, d’appartenir à une organisation. Adhérer à une association, à un syndicat ou à un parti politique n’est plus la porte d’entrée privilégiée vers l’action. Ceci explique par ailleurs pourquoi nombre de mobilisations récentes privilégient la tactique à la stratégie - ainsi se demande-t-on déjà, à propos des suites du 8 septembre, s’il faut organiser des marches mensuelles, plutôt que de penser à un ensemble d’objectifs et aux actions permettant de les atteindre.
8 - Ici s’opère l’un des glissements les plus problématiques entre les registres descriptif et prescriptif. Les discours sur la « spontanéité » débouchent souvent sur une mise en avant des actions individuelles comme force de changement - de manière bien plus étoffée que le registre en vogue dans les années 90 toutefois. Il ne s’agit plus d’éteindre le robinet en se brossant les dents, mais d’affirmer (pour reprendre le nom d’une campagne au succès croissant) que « ça commence par moi ». Or, si « ça commence par moi », il n’y aucune raison que « ça passe par une organisation ».
9 - Le glissement peut se poursuivre alors de deux manières, parfaitement compatibles entre elles : via le mythe de « l’immaculée conception » des mobilisations sociales ; et/ou dans le dénigrement des organisations, qui feraient désormais partie du problème plus que de la solution. Ainsi, notre incapacité à construire le changement serait avant tout et surtout l’échec des organisations « classiques » - bien plus que la conséquence de rapports de forces défavorables, ou de structures de domination trop puissantes.
10 - S’opère alors un deuxième glissement, tout aussi problématique : si les organisations ont échoué et que « ça commence par moi », le terrain est prêt pour les appels hors-sols à la cohérence ou à l’exemplarité. Les militant·e·s ne sont certes pas les dernier·e·s à tenir des discours éloignés de leurs actes, et ce ressort rhétorique est sur-utilisé par les partisan·e·s de l’ordre établi pour discréditer les revendications militantes. L’ordre établi ne correspond pourtant jamais au discours que tiennent ses partisan·e·s. Ainsi, en rester à la dénonciation des incohérences des militant·e·s revient bien souvent à justifier le status quo - ou bien devient repose sur l’idée que réduire le décalage entre ces discours et ces actes aurait la même importance que combler l’abysse qui se creuse entre les discours et les décisions de celles et ceux qui nous dirigent. Les enjeux, la nature et les conséquences de ce décalage ne sont pourtant pas du tout les mêmes dans le champ militant que dans le champ politique : dans le second cas, les incohérences relèvent souvent du mensonge, et ont des conséquences dont l’ampleur peut aller... jusqu’à accélérer le réchauffement climatique, par exemple.
11 - Le risque est alors grand de sortir du registre politique pour se situer sur celui de la morale. Les discours sur la spontanéité, en particulier dans leur dimension prescriptives, sous-tendent souvent une approche dans laquelle il n’y a plus ni rapport de domination ou de pouvoir, ni classe, ni race, ni genre (scories du passée, trop connotées politiquement pour ne pas être suscpectes), seulement des individus agrégé·e·s les un·e·s aux autres.
12 - Il est donc indispensable de penser la spontanéité autrement qu’en l’opposant à l’organisation, et de penser l’organisation autrement qu’en l’opposant aux organisations. Ainsi, comme l’explique Toni Negri « l’organisation est la spontanéité qui réfléchit sur elle-même. Sinon, elle n’est qu’impuissance et défaite tentant de se justifier ». Cette projection, ce « bond » de la spontanéité vers l’organisation dont parle Negri (à propos du léninisme), a ici pour principale épreuve celui de la durée.
13 - Dans un contexte de surgissement d’individus souhaitant se mobiliser sans passer par le préalable de l’appartenance organisationnelle (s’organiser sans les organisations), le rôle des organisations est donc d’ouvrir des espaces de formation, de socialisation politique et de discussions stratégiques, des formes d’engagements fluides, tout en s’effaçant derrière des messages, des revendications, des visages, des voix et des corps qui ne leur appartiennent pas, ne leur ont jamais appartenus et ne leur appartiendront jamais.
14 - L’horizon n’est alors plus tant celui d’un « mouvement de mouvements », mais d’un « mouvement de mobilisations » - une succession de journées d’action, un ensemble de campagnes, un tissu de conversations se déroulant dans de multiples espaces et sur des plateformes diverses, qui débouche par moment sur des initiatives communes, qui n’ont ni logo, ni carte de membre.
15 - Il est là bienvenu que ce soient des individus, plus que des organisations, qui soient au cœur des conversations et des dynamiques. Mais il faut probablement accepter d’affiner les choses. Le « ça commence par moi » doit alors signifier que tout part des individus - de leur(s) identité(s), de leur vécu, de leurs histoires et de leurs positions respectives. D’identités agissantes, et non d’actes isolés des identités de celles et ceux qui les entreprennent. Nous ne sommes pas tou·te·s égales et égaux, nous n’avons pas tou·te·s les mêmes responsabilités et nos agrégats d’individus ne sont pas des ensembles plats, au sein desquels nous convergerions. Et à rebours : le fait que des individus ne soient pas organisés dans une organisation ne signifie pas que l’ensemble qu’ils et elles forment est plus représentatif de la société dans son ensemble - les marches du 8 étaient ainsi très majoritairement des marches blanches, alors même que les personnes racisées vivant dans les quartiers populaires compte parmi les premières victimes de l’inaction environnementale et climatique (pollution atmosphérique, passoires énergétiques, surmortalité lors des épisodes caniculaires, etc.).
16 - Les organisations ont donc un rôle à jouer, en aidant à penser les chaînes de responsabilité, à pointer du doigt les manières dont nous pouvons agir collectivement pour renverser les rapports de force - à concilier l’affirmation que “ça commence par moi” avec l’acceptation que “ça ne pourra passer que par l’affirmation d’un - ou de plusieurs - nous”, et à multiplier les aller-retours entre l’action individuelle et l’action collective.
17 - Pour jouer leur rôle dans l’organisation du prolongement des marches du 8, les organisations doivent donc parvenir à s’effacer tout en s’affirmant. S’effacer pour ne pas tomber dans une logique de visibilité, de renforcement de leur base, de recrutement d’adhérent·e·s (même s’il n’y a en soi rien de mal à cela, le moment n’y est pas) ; s’affirmer pour proposer des stratégies, des actions, des campagnes.
18 - Les organisations vont aussi devoir accepter de se situer au même niveau que toute autre forme de coordination qui émergerait, sans user d’arguments d’autorité. Elles joueront à l’évidence un rôle clef dans le maillage territorial, comme dans la capacité à resituer ces mobilisations dans un contexte global - qu’il s’agisse de reconnaître que la démission de Nicolas Hulot n’est pas un phénomène isolé (presque aucun État au monde ne tient ses engagements) ou de réagir à la publication du prochain rapport du GIEC début octobre.
19 - Le critère à partir duquel nous pourrons juger si la réaction “spontanée” à la démission de Nicolas Hulot passe l’épreuve de la durée n’est pas le nombre. Il est peu probable que nous parvenions à mobiliser autant de monde que le 8 septembre dans les semaines à venir. Et nous devons en tirer toutes les conséquences organisationnelles et stratégiques : rompre, notamment avec l’idée que seule la masse réunie dans une unité de temps et de lieu marque l’adhésion collective à une revendication. Nous devons trouver d’autres critères, parler des suites autrement qu’en termes de nombres. C’est la seule manière de saisir la force transformatrice des alternatives qui s’inventent et de développent partout sur le territoire et le rôle essentiel que jouent toutes les pratiques visant à prendre soin les un·e·s des autres - humain·e·s comme non-humain·e·s.
20 - Les organisations peuvent ici jouer un rôle décisif en constituant un pôle d’intensification (et non un pôle d’intensité) pour lutter contre les forces de dilution qui menace tout collectif jeune, constitué autour d’un surgissement soudain et massif. L’intensification peut se faire par des propositions d’actions, de formation, par les parcours mentionnés plus haut. Elle pourra concerner indifféremment les différents pôles du mouvement pour le climat (résistance/blocage ; non-coopération/désinvestissement ; construction d’alternatives ; soin).
Nicolas Haeringer
• MEDIAPART. LE BLOG DE NICOLAS HAERINGER. 13 SEPT. 2018 :
https://blogs.mediapart.fr/nicolas-haeringer/blog/130918/lorganisation-de-la-spontaneite
Le catastrophisme désenchanté
La démission de Nicolas Hulot, à la fin d’un été marqué par de nombreux événements climatiques extrêmes, nous rappelle que le catastrophisme, même éclairé, est une approche vaine. Nous devons donc mettre toute notre énergie dans l’organisation collective, autour de quatre axes : la résistance, la non-coopération, les alternatives et le soin.
La catastrophe est un objet politique complexe, difficilement saisissable. Beaucoup, parmi celles et ceux qui mobilisent sur les questions écologiques et climatiques, s’en remettent à elle pour construire leurs argumentaires, pour construire des mobilisations larges - pour « réveiller les consciences », « provoquer un sursaut », construire une « mobilisation générale », voire faire émerger une « union sacrée ».
Nicolas Hulot était l’un des représentants les plus médiatiques et convaincus de celles et ceux-ci. C’est probablement l’une des raisons qui l’avaient poussé à accepter d’entrer au gouvernement : le temps était venu, pensait-il, de construire cette mobilisation générale depuis les institutions. Sa force de conviction - et plus encore, la force de l’évidence, suffiraient à remporter des arbitrages ministériels. Emmanuel Macron lui avait donné des gages : après tout, n’était-il pas le plus haut placé des ministres dans l’ordre protocolaire ?
Nicolas Hulot, quand il dirigeait sa fondation, quand il participait aux négociations ayant mené à l’adoption de l’Accord de Paris comme quand il était ministre n’a ainsi cessé de pointer du doigt la catastrophe qui vient - et à chaque fois qu’il le faisait, c’était pour mieux regretter et dénoncer notre apathie. « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs », faisait-il dire, il y a plus de 15 ans maintenant, à Jacques Chirac. En 2015, alors même qu’il était au cœur du dispositif institutionnel, il lançait un « ultime appel à la raison et à la mobilisation », demandant au chef.fe.s d’États et de gouverner « d’oser » enfin agir - « un coup de poing sur la table des négociations ».
Longtemps, Nicolas Hulot a cru à « l’heuristique de la peur » ou au « catastrophisme éclairé ». Il était convaincu que l’idée même de l’inéluctabilité de la catastrophe finirait bien par nous pousser à agir. La catastrophe de trop finirait bien par arriver - non pas celle de trop dans le sens où elle rendrait la terre définitivement invivable. Celle de trop dans le sens où nous cesserions d’accepter de subir le cours des choses.
Présentation d’un séminaire sur l’Effondrement, organisé à l’université des mouvements sociaux et citoyens
Cette approche est loin de faire l’unanimité, en particulier auprès de celles et ceux, dont je suis, qui sont convaincu.e.s que les mobilisations sociales sont le facteur décisif de changement car nous savons que les êtres humains, lorsqu’ils et elles s’organisent ensemble ont une extraordinaire capacité à faire bouger la ligne démarquant ce qui est possible de ce qui ne l’est pas.
Mais, que nous soyons catastrophistes ou mouvementistes, tou.te.s ensemble, nous pensions au moins qu’il était possible de concilier les deux. Que peut-être adviendrait un jour l’un de ces rares moments de l’histoire qui conjuguerait la formidable force de l’organisation collective avec la puissance du sentiment d’urgence.
De ce point de vue, quelle que soit l’appréciation que l’on a de Nicolas Hulot et de son bilan en tant que ministre, sa démission ne peut laisser indifférent. Elle marque en effet un tournant stratégique majeur, en ce qu’elle semble avoir pour principal fondement le renoncement à l’idée que la catastrophe puisse provoquer le passage à l’action.
Il faut, de ce point de vue, prendre la mesure de ce que dit le désormais ex-ministre de la transition écologique et solidaire au tout début de son interview - dont voici la transcription.
Nicolas Demorand : « - Bonjour Nicolas Hulot. Incendies un peu partout dans le monde - Grèce, Suède, États-Unis ; inondations suivies de canicule au Japon ; records de températures en France, etc. J’arrête la liste des événements majeurs de l’été. C’est la bande annonce de ce qui nous attend ont dit les scientifiques. Sur le sujet tout a été dit. Tous les grands mots ont été employés. Mais le film catastrophe est là, sous nos yeux. On est en train d’y assister. Est-ce que vous pouvez m’expliquer pourquoi rationnellement ce n’est pas la mobilisation générale contre ces phénomènes et pour le climat ».
Nicolas Hulot : « - Je vous ferai une réponse qui est très brève : non ».
N. Demorand, interrompant N. Hulot : « - C’est impossible à expliquer ? »
N. Hulot : « - Non. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas que nous assistions globalement, les uns et les autres, à la gestation d’une tragédie bien annoncée, dans une forme d’indifférence. La planète est en train de devenir une étuve. Nos ressources naturelles s’épuisent. La biodiversité fond comme la neige au soleil. Et ça n’est pas, toujours, appréhendé comme un enjeu prioritaire. Et surtout, pour être très sincère ,mais ce que je dis vaut pour la communauté internationale, on s’évertue à entretenir voire à réanimer un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres. Donc la réponse à votre question : non, je ne comprends pas comment après la Conférence de Paris, après un diagnostic imparable qui ne cesse de se préciser et de s’aggraver de jours en jours, ce sujet est toujours relégué dans les dernières priorités ».
Qu’un des représentants les plus influents du « catastrophisme éclairé » partage ainsi son désarroi et son sentiment d’impuissance - alors même qu’il est censé disposer d’une administration et de relais forts - ne peut nous laisser indifférent. Si un été comme celui qui s’achève ne provoque pas de sursaut, alors il est à peu près certain qu’aucune catastrophe (ou qu’aucune série de catastrophes) ne provoquera de sursaut des consciences. C’est, en soi, un enseignement tout aussi important que la confirmation du rôle délétère que jouent les lobbies.
Et cela a des conséquences très claires d’un point de vue stratégique. Il n’y aura pas d’événement unificateur, qui permettra de transcender les clivages et de rassembler chacun.e autour d’un même impératif éthique : faire tout ce que nous sommes en mesure de faire (et même plus) pour prévenir la catastrophe qui vient (ou, à défaut, en atténuer la portée).
Deux options sont dès lors possibles. La première est une impasse stratégique : il s’agit de considérer qu’au fond, la démocratie n’est pas compatible avec l’action pour le climat & la biodiversité, car les décisions qui s’imposent seraient par nature impopulaires. Une impasse stratégique, car elle se fonde sur une illusion : celles que nous serions toutes et tous égales et égaux, que nous aurions tou.te.s des intérêts équivalents - et que nous ne serions nullement prêt.e.s à céder, à renoncer à nos privilèges. Cette vision ne fonctionne que dans un monde qui serait, comme par magie, libéré de toute classe, de toute race, de tout genre, de toute orientation sexuelle - un monde sans inégalités, sans formes d’oppression, sans mécanismes de domination. Une impasse qui pourrait malheureusement séduire - en particulier à un moment où l’extrême droite ne cesse de gagner en influence. Au fond, si la catastrophe ne nous suffit pas, pourquoi ne pas se laisser tenter par des formes autoritaires de gouvernement - ultime recours, mais chimère protectrice.
La seconde est donc, en réalité, la seule option qui tienne. Nous ne pouvons plus nous en remettre qu’à l’organisation collective et à la solidarité.
Si le catastrophisme s’avère vain, notre seul espoir est donc à trouver dans une approche qui parvienne à faire tenir ensemble quatre approches : la résistance (les luttes, le conflit, pour bloquer la destruction du monde) ; la non-coopération (retirer notre consentement pour éviter que notre monde ne prenne fin) ; la construction d’alternatives (pour construire des modes de vie durables) ; et le soin (les un.e.s des autres, pour parvenir à ne pas sombrer dans le désespoir, résister à la tentation de croire qu’il est trop tard et travailler notre résilience collective - et qui recoupe ce que Corinne Morel-Darleux, nomme « dignité du présent »).
C’est une sorte de prolongement des pratiques et stratégies du mouvement « pour la justice climatique ».
C’est, en substance, le contenu d’une partie des échanges qui se sont tenus autour de la notion d’« effondrement », lors de l’université solidaire et rebelle, trois jours avant que Nicolas Hulot n’annonce sa démission.
Introduction du séminaire sur l’effondrement, organisé dans le cadre de l’université des mouvements sociaux et citoyens © Christine K
Tadzio Müller, militant activement impliqué dans les actions de blocages de mines de charbon en Allemagne, y expliquait notamment que nous devons imaginer des stratégies et des actions qui soient à la hauteur de notre diagnostic : face à la destruction du monde, nous n’allons pas nous mobiliser pour demander aux constructeurs automobiles de fabriquer plus de véhicules électriques.
Intervention de Tadzio Müller dans le séminaire sur l’effondrement © Christine K
(retrouvez les autres vidéos du séminaire sur la chaîne de Christine K.)
Il ne s’agit pas de dire que nous devons tou.te.s, séance tenante, tourner le dos à nos vies pour nous adonner à des actions radicales de désobéissance civile : la résistance (le blocage) ne sont que l’une des modalités de cette impérieuse nécessité d’agir au même niveau que la catastrophe qui vient. Prendre soin - de soi, des autres - avec une intensité équivalente à celle mise dans les actions de désobéissance climatique de blocage d’infrastructures fossiles n’est pas moins important (en particulier face à la tentation de l’autoritarisme vert-brun).
Les mobilisations organisées du 8 au 15 septembre prochain, en France (et le 8 septembre, partout dans le monde) seront une première manière de réagir - et de rappeler que la seule manière de survivre à la catastrophe est de ne jamais renoncer à l’horizon de la justice.
NicolaS Haeringer
• MEDIAPART. LE BLOG DE NICOLAS HAERINGER. 3 SEPT. 2018 :
https://blogs.mediapart.fr/nicolas-haeringer/blog/030918/le-catastrophisme-desenchante