C’est une ruelle qui plonge vers la mer, nappe turquoise plissée par la brise. La maison est discrète. Une plante grasse frissonne devant le porche. Dans ce recoin de La Marsa, banlieue balnéaire au nord de Tunis, Karim [les prénoms des témoins ont été modifiés] a trouvé un refuge, un abri face à l’adversité du monde.
Le jeune homme de 19 ans au léger embonpoint, oreille percée d’un diamant, est homosexuel et l’a déjà payé assez cher. Il a dû fuir sa région natale du cap Bon, dans le nord-est de la Tunisie, chassé par sa famille. Son crime : l’amour d’un homme.
Karim S. avait 15 ans quand il a croisé la première fois dans un café celui qui allait devenir son amant, employé dans un restaurant, sept ans plus âgé que lui. « C’était une belle histoire », se souvient-il, émotion intacte dans les yeux. La relation est clandestine, bien sûr, mais Karim ne passe pas complètement inaperçu. « Je suis très efféminé, c’est clair que je suis gay. » Une personne malveillante va s’employer à lui nuire. Elle pirate son compte Facebook, fait une capture d’écran de ses messages privés, et « balance » le tout.
La famille de Karim ne le supporte pas. « Mon père et mon frère m’ont frappé. » Pestiféré, il s’exile à Tunis. « Quand j’appelais ma mère au téléphone, dit-il, elle refusait de me parler. » L’errance a fini par le conduire ici, dans cette villa à étage de La Marsa. Karim y a été accueilli par la marraine du lieu, Amina Sboui, féministe bisexuelle et ex-Femen. Coupe à la garçonne, rouge à lèvres et bras tatoués, Amina est un personnage, auteure de Mon corps m’appartient (coécrit avec Caroline Glorion, Plon, 2014). Elle est une figure de Shams, une des associations défendant la cause LGBT (Lesbiennes, gays, bisexuels, trans) en Tunisie.
Emergence de la société civile
Karim raconte son histoire assis sur le canapé du salon à l’entresol, qui comprend un téléviseur et un vase de fleurs séchées. Il peut enfin souffler dans ce havre où une demi-douzaine de jeunes en rupture comme lui, gays ou transgenres, sont hébergés par Amina.
La petite communauté est venue s’installer à La Marsa après avoir dû quitter le village voisin de Sidi Bou Saïd, suite à une campagne de haine orchestrée par des riverains. « Ici les gens ne prêtent guère attention à nous », explique Amina. Le danger peut toutefois surgir à tout instant. Un soir, Karim s’est fait agresser par une bande de jeunes. Après avoir moqué son apparence efféminée, ils l’ont roué de coups.
Si un refuge comme celui de la Marsa peut exister – il n’est pas le seul à Tunis –, c’est parce que la Tunisie est un pays où l’apprentissage de la pluralité est à l’œuvre
Longue marche que cette quête des LGBT tunisiens. Combat ardu, émaillé de petites avancées précieuses, en comparaison des contextes bien plus hostiles dans le reste de l’Afrique du Nord. Le refuge de La Marsa illustre l’ambivalence de la Tunisie : aux côtés de ces personnes blessées par le rejet social, il y a cette mouvance associative. Si un tel gîte peut exister – il n’est pas le seul à Tunis –, c’est parce que la Tunisie est un pays où l’apprentissage de la pluralité est à l’œuvre. Le chemin est long, douloureux, mais il y a des résultats.
« La société tunisienne n’est pas encore prête à accepter la pluralité sexuelle, relève Monia Lachheb, sociologue qui a dirigé l’ouvrage Etre homosexuel au Maghreb (IRMC-Karthala, 2016). Il y a néanmoins un progrès par rapport à il y a vingt ou trente ans, où la question n’était même pas évoquée. »
Le « printemps » démocratique de 2011 est passé par là. L’émergence d’une société civile dynamique a eu un impact sur la scène LGBT. Aux côtés de Shams, trois autres associations créées après 2011 – Damj, Mawjoudin et Chouf – s’emploient à desserrer l’étau. Cette « bande des quatre » a structuré un espace associatif et militant. Une rupture. « Il y a désormais un mouvement puissant qui traite de sujets jusque-là tabous », se félicite Senda Ben Jebara, membre du bureau de Mawjoudin.
Combat pour la dépénalisation de l’homosexualité
Les LGBT, exposés à une précarité quotidienne, en ont plus que besoin. Au refuge de La Marsa, Inès a soupiré en écoutant le témoignage de Karim. L’ostracisme, elle connaît. Sourcils noircis de khôl et orteils vernissés de jaune, Inès est transgenre depuis plus de dix ans. En 2014, alors qu’elle se trouvait dans un hôtel à Djerba, des inconnus, « homophobes » selon ses termes, l’ont précipitée du troisième étage. Elle passera six jours dans le coma. Inès connaîtra aussi la détention préventive à Tunis en attendant d’être condamnée à un an de prison avec sursis en vertu de l’article 230 du code pénal, qui fait de l’homosexualité en Tunisie un délit passible de trois ans de prison. Qu’importe, Inès poursuit sa recherche d’identité sexuelle. Elle vient de se faire implanter des prothèses mammaires. Qu’en dit sa famille, dont elle est éloignée ? « Si ma mère apprenait que j’ai une poitrine de femme, elle aurait une crise cardiaque. »
Le président Essebsi a passé sous silence les propositions de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité, signifiant implicitement le statu quo en la matière
Autour d’Inès, Karim et les autres, la mouvance associative en Tunisie se mobilise pour une grande cause : la dépénalisation de l’homosexualité. Environ 70 gays sont emprisonnés dans des conditions dégradantes. Le recours à un « test anal » par un médecin légiste pour établir le délit est dénoncé comme un acte de « torture » par les associations LGBT et les militants des droits de l’homme.
En prison, ils sont regroupés dans une cellule dite la « chambre des lions », harcelés, parfois violés par le personnel pénitentiaire ou d’autres détenus. Les animateurs de la cause LGBT ont déjà rencontré à ce sujet médecins et magistrats, mais « il faut maintenant aller voir directement les politiques », insiste Wahid Ferchichi, juriste et fondateur de l’Association de défense des libertés individuelles (ADLI).
Une abrogation de l’article 230 est-elle envisageable ? Le terrain demeure miné. La classe politique est tétanisée, sinon hostile. Les lignes de forces bougeront-elles après la publication à la mi-juin du rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), créée à l’initiative du chef de l’Etat Béji Caïd Essebsi et présidée par la députée progressiste Bochra Belhaj Hmida ?
Le rapport recommande – entre autres réformes sociétales – l’abrogation de l’article 230, ou alors de substituer à la prison une amende de 500 dinars (158 euros). Le président Essebsi a passé sous silence ces propositions lundi 13 août lors d’un discours sur le rapport de la Colibe, signifiant implicitement le statu quo en la matière.
Discriminations économiques
Dans un tel contexte, la mouvance associative LGBT est en proie à des discussions internes qui sont parfois vives. Ramy Khouili, médecin, chercheur et compagnon de route du mouvement, questionne l’impact véritable de son émergence. « Le nouvel espace de liberté conquis, interroge-t-il, a-t-il réellement profité aux jeunes des quartiers populaires les plus vulnérables, les plus exposés aux arrestations ? Ou a-t-il surtout permis la formation d’une petite bulle de privilégiés ? »
Le débat sur la dimension socio-économique des discriminations gagne en acuité. « On parle beaucoup des droits civils, abonde Hafedh Trifi, membre de l’association Damj, mais pas assez de la vulnérabilité économique. »
Ce dernier vient de lancer une marque – Meem-Meem Creations – de vêtements, de sacs ou de lunettes mêlant références tunisiennes et allusions LGBT et assortis de « messages de déconstruction » du type : « Pédale et tais-toi. » Misant sur la « consommation solidaire » des marchés à l’exportation, M. Trifi espère ouvrir des opportunités économiques à des artistes ou des artisans tunisien issus de la communauté LGBT.
Les nuances dans les priorités peuvent virer en divergences frontales. Ainsi un conflit oppose Shams aux trois autres groupes (Damj, Mawjoudin et Chouf) sur le degré d’agressivité militante à adopter. S’inspirant de l’activisme de type Act Up, Shams cherche souvent l’éclat médiatique quand les autres associations préfèrent rester plus discrètes. Les menaces d’« outer » des personnalités homophobes – mais néanmoins gays clandestins – sont un autre sujet chaud. Bref, la scène associative LGBT mûrit, grandit, se fracture parfois dans l’acrimonie. Mais en cas de coup dur, tout le monde fait bloc. « Malgré toutes les tensions internes, souligne Senda Ben Jebara, de l’association Mawjoudin, la communauté est toujours là pour aider les jeunes en difficulté. »
Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)