À plus de 1 500 kilomètres au sud de l’Inde et plus loin encore des Seychelles ou de l’île Maurice, les 55 petites îles des Chagos s’éparpillent sur plus de 350 kilomètres de longueur, au milieu de l’océan Indien. L’ensemble de ces terres émergées représentent une superficie (64 kilomètres carrés) inférieure à celle de Paris et ne comptent plus aucun autochtone. Leur destin a pourtant animé l’Assemblée générale des Nations unies, qui a décidé en juin 2017 de saisir la Cour internationale de justice (CIJ) pour juger de la validité du détachement de ces territoires de la République de Maurice en 1965. Ce découpage territorial a eu lieu « sous la contrainte », selon l’ancien président mauricien Anerood Jugnauth, qui a témoigné le 3 septembre dernier devant la CIJ pour la reconnaissance de la souveraineté de son pays sur ces territoires.
Découvert par les Portugais en 1512, l’archipel, encore inhabité, fut ensuite hollandais (1598-1710). Sous la domination française (1715-1814), les premiers esclaves africains y furent installés dans des plantations de cocotiers. Le Royaume-Uni en prit possession en 1814 à la faveur des défaites napoléoniennes et en conserve toujours le contrôle en tant que territoire britannique de l’océan Indien. Le drame né de l’inachèvement de la décolonisation se déploie en trois actes : un accord secret avec les États-Unis, un découpage territorial et la déportation des habitants.
Pour comprendre l’origine de ce contentieux, il faut se replonger dans le contexte de la guerre froide, qui donnait une importance stratégique à l’océan Indien [1]. Suivant la théorie du père de la géopolitique, Halford John Mackinder, Washington entend s’assurer le contrôle de la façade maritime pour contenir les puissances continentales du heartland (à l’époque, l’Union soviétique). Pendant la guerre du Vietnam, les États-Unis jettent leur dévolu sur l’île de Diego Garcia (vingt-huit kilomètres carrés), dont la position géographique, dans le sud de l’archipel, permet d’intervenir dans une vaste partie du globe et de contrôler les grandes voies maritimes par lesquelles passent les hydrocarbures et les matières premières.
Dans le cadre de la « relation spéciale » avec le Royaume-Uni, des négociations secrètes se concluent en 1966 par un échange de lettres ( [2]) ayant valeur de traité, mais sans requérir l’approbation du Parlement britannique. Londres met à disposition des États-Unis l’île de Diego Garcia avec un bail de cinquante ans. En réponse à l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, en 1979, le président américain James Carter proclame que toute tentative de mainmise armée sur la région du Golfe sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux de son pays. Cette « doctrine Carter » conduit à renforcer la présence américaine dans la région et confère un rôle de pivot à cette base aéronavale opérationnelle à partir de 1977.
Depuis la fin de la guerre froide, de nouveaux objectifs militaires et stratégiques font de Diego Garcia un maillon essentiel du dispositif américain, et ont justifié aux yeux des militaires la tacite reconduction du bail pour vingt ans en 2016 : guerre du Golfe en 1990-1991, opérations contre les talibans afghans depuis 2001, invasion et occupation de l’Irak de 2003 à 2011, lutte contre la piraterie ou contre l’Organisation de l’État islamique ces dernières années. Loin de tout regard extérieur, Diego Garcia fut par ailleurs un lieu propice à l’accueil d’un centre de détention secret de la Central Intelligence Agency (CIA) après le 11-Septembre, avec l’accord de Londres ( [3]).
Une aire marine protégée fort opportune
La concession de Diego Garcia nécessitait d’être « sécurisée » par un accord avec le nouvel État de Maurice. En vertu des engagements de Lancaster House, en septembre 1965, les représentants mauriciens, dont le premier chef de gouvernement, le travailliste Seewoosagur Ramgoolam, se voient imposer la perte des Chagos en échange d’une compensation financière, de droits de pêche et d’exploitation des ressources marines de l’archipel, ainsi que d’une promesse de rétrocession du territoire lorsque les installations de défense qui s’y trouvent ne seront plus nécessaires.
La République de Maurice accède à l’indépendance le 12 mars 1968, avec un territoire qui comprend l’île principale, les îles Rodrigues, Saint-Brandon et Agaléga... mais pas les Chagos, dont le statut juridique devient complexe : l’archipel reste sous la souveraineté du Royaume-Uni, qui accorde des droits en mer à Maurice et sur terre aux États-Unis. Depuis 1980, la République de Maurice conteste l’accord de Lancaster House, jugé inéquitable, pour ne pas dire illégal, au regard du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Elle a reçu le soutien de l’Union africaine et du mouvement des non-alignés — notamment l’Inde et le Sri Lanka —, avec l’objectif de faire de l’océan Indien une « zone de paix », ce qui vise implicitement la base de Diego Garcia.
Après deux siècles d’immigration en provenance de France, d’Afrique, d’Inde ou de Madagascar, les habitants de l’archipel formaient une population singulière de près de deux mille personnes demeurant sur trois groupes d’îles : Diego Garcia, Salomon et Peros Banhos. Mais, au cours de leurs négociations avec les Britanniques, les autorités américaines auraient insisté pour obtenir un « contrôle exclusif (sans les habitants autochtones) ( [4]) ».Ceux qui, dans leur créole à base de français, se sont baptisés les « îlois » sont progressivement chassés de l’archipel. Tous les moyens semblent bons pour les faire fuir : interdiction de retour après un voyage, restriction de l’approvisionnement en nourriture et en médicaments, empoisonnement et gazage de tous les chiens ( [5])… En 1973, les derniers autochtones sont exilés de force par cargo vers les Seychelles et l’île Maurice. Débute alors le temps de lamizer(la misère) et du sagren (chagrin) pour ces déportés qui restent des parias sur leurs terres d’accueil.
À partir des années 1990, un long combat s’engage pour contester la légalité de cette déportation et obtenir le droit au retour. Fédérés au sein du Groupe réfugiés Chagos (GRC), les anciens habitants explorent toutes les voies de recours devant les juridictions britanniques et américaines. Londres leur propose une indemnisation financière et la citoyenneté britannique en échange de la renonciation à tout recours contre la Couronne ; un millier d’entre eux s’établissent au Royaume-Uni. Mais, en acceptant cette compensation, les Chagossiens ont compromis leurs chances de succès lors d’actions judiciaires futures, comme l’a illustré le rejet de leurs dernières requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme en 2012 et devant la Cour suprême du Royaume-Uni en juin 2016. Les contentieux portés devant les juridictions américaines (la cour du district de Columbia et, en appel, la Cour suprême) pour contester la décision d’établir la base militaire sur leurs terres ont également été rejetés, au motif qu’il s’agit d’un acte de gouvernement non justiciable en vertu de la séparation des pouvoirs.
Les regrets officiels tardifs exprimés le 16 novembre 2016 par le Britannique Alan Duncan, ministre d’État pour l’Europe et les Amériques, qui a qualifié de « faute » la déportation des Chagossiens, sont loin d’avoir apaisé ces derniers. Ils placent désormais leurs espoirs dans la reconnaissance de la souveraineté de Maurice sur l’archipel. Au même titre que le Sahara occidental, la question des Chagos relève des conflits nés d’un processus de décolonisation inachevé et d’un différend territorial avec l’ex- puissance coloniale qui s’exprime sur le terrain judiciaire et diplomatique.
La première occasion de judiciariser ce différend se présente en 2010, à la suite de la décision du Royaume-Uni de créer sans concertation une aire marine protégée autour de l’archipel des Chagos. Londres justifie l’interdiction de toute exploitation des ressources vivantes et minérales de l’archipel par le souci de préserver l’environnement marin. Mais, à la lumière d’un câble diplomatique provenant de l’ambassade des États-Unis à Londres et révélé par WikiLeaks ( [6]), cette décision paraît n’avoir guère été motivée par des considérations écologiques. Ce document cite les affirmations du directeur du Bureau des affaires étrangères et du Commonwealth (FCO) selon lesquelles il sera difficile, voire impossible, aux anciens habitants de poursuivre leur demande de réinstallation sur les îles si l’ensemble de l’archipel des Chagos devient une réserve maritime. Un autre responsable assure aux Américains qu’un tel statut n’imposera en revanche aucune restriction aux opérations militaires...
La décision avait en réalité pour but de compromettre tout projet de réinstallation des Chagossiens en les privant de leur seul moyen de subsistance : la pêche. Sans surprise, la République de Maurice conteste la création de cette aire marine protégée devant le Tribunal international du droit de la mer, considérant que l’initiative britannique lui dénie les droits accordés pour l’exploitation des ressources des Chagos. La sentence arbitrale du 18 mars 2015 conclut que le Royaume-Uni a violé les engagements pris à Lancaster House à l’égard de Maurice et annule la création de l’aire marine protégée. Mais, s’il reconnaît une asymétrie dans les relations entre les trois pays concernés, le tribunal évite d’aborder sur le fond la question de la souveraineté et de reconnaître à la République de Maurice le statut d’État côtier ( [7]).
Soutien des pays du Sud aux Nations unies
Face à cette situation de blocage, Maurice décide d’internationaliser la question. Dès 1965, l’Assemblée générale des Nations unies avait condamné le détachement de l’archipel des Chagos et demandé à Londres de ne prendre « aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale ». En juin 2017, elle décide par 94 voix pour, 15 contre et 65 abstentions de demander un avis consultatif à la Cour internationale de justice ( [8]) : un « précédent terrible », selon le représentant du Royaume-Uni. La cour devra dire « si le processus de décolonisation a été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968 » et établir les conséquences en droit international du maintien de l’archipel sous l’administration du Royaume-Uni, « notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux ». L’analyse de ce vote révèle un soutien significatif de pays majeurs du Sud (Afrique du Sud, Algérie, Arabie saoudite, Argentine, Brésil, Cuba, Égypte, Inde, Malaisie, Nigeria, Pakistan, Philippines et Vietnam). L’opposition à la résolution manifestée par les alliés des États-Unis et du Royaume-Uni (Afghanistan, Australie, Irak, Israël, Japon, Corée du Sud, ainsi que la France, qui a elle aussi « détaché » Mayotte des Comores) était attendue. Les abstentions de la Russie et de la Chine peuvent s’expliquer par les réserves de ces pays à l’égard du recours à la justice internationale pour régler des différends territoriaux, dont ils seraient susceptibles de faire les frais à propos de la Crimée ou d’îles en mer de Chine.
Compte tenu de ses implications géopolitiques et économiques, la question des Chagos dépasse le cadre bilatéral anglo-mauricien, et son issue n’est pas garantie. Pour Londres et Washington, Diego Garcia contribue à la sécurité de la planète et permet de lutter contre les « menaces hybrides » (terrorisme, piraterie, criminalité transnationale) qui pourraient notamment affecter l’accès à la mer Rouge et au Golfe. Cette affaire apparaît ainsi symptomatique de la volonté d’États puissants de faire prévaloir leurs intérêts militaires et financiers sur les droits humains et les droits des peuples.
Abdelwahab Biad & Elsa Edynak
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