Familial et international » : c’est ainsi que se présente le groupe Castel, propriétaire de la chaîne de cavistes Nicolas et des marques de vin Baron de Lestac, Vieux Papes ou encore Malesan. Internationale, l’entreprise l’est devenue au fil d’acquisitions de grandes maisons de négoce. Familiale, elle l’est restée par la maîtrise de son capital, qui place le clan Castel dans les dix premières fortunes françaises. Le fondateur, M. Pierre Castel, 91 ans, assure toujours la direction du groupe et cultive le goût du secret : très peu d’interviews, et aucune publication financière institutionnelle puisque le groupe n’est pas coté en Bourse. Il a fallu une longue enquête pour reconstituer son organigramme ( [1]) et évaluer ses résultats financiers, autant d’éléments dissimulés aux analystes.
Derrière le géant viticole se cache un autre empire, africain celui-là, dans la bière, les boissons gazeuses et le sucre. Moins médiatique, mais bien plus vaste, et surtout très rentable, implanté sur un continent en pleine croissance, il assure depuis trois décennies la prospérité du groupe Castel.
On peut raconter le parcours de M. Castel à la manière d’une saga aussi édifiante que romanesque. L’histoire d’un père espagnol immigré dans le Bordelais, simple ouvrier agricole, dont les neuf fils et filles, parmi lesquels Pierre, créent en 1949 Castel Frères, une petite entreprise familiale de commerce viticole. Celle d’une irrésistible ascension dans le milieu du vin, avec le succès de cuvées grand public, l’acquisition de vignobles, la prise de contrôle des réseaux de cavistes franchisés Nicolas ou Savour Club et, comme une revanche sur l’aristocratie viticole bordelaise, le rachat de prestigieuses maisons de négoce (Patriarche, Barrière Frères, Barton & Guestier, etc.).
C’est aussi, dès l’origine, une histoire françafricaine, d’abord avec le commerce du vin en Afrique, puis avec l’activité brassicole et, plus récemment, la production de sucre et d’huiles végétales.
La petite entreprise familiale s’est muée en un groupe de 37 600 salariés et 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires ( [2]) présent dans une cinquantaine de pays. Numéro un des vins français, au troisième rang mondial des négociants viticoles avec 571 millions de bouteilles vendues, Castel occupe surtout la deuxième place des producteurs de bière et de boissons gazeuses sur le continent africain, où il réalise plus de 80% de son chiffre d’affaires et dont il tire l’essentiel de ses bénéfices. L’extraordinaire rentabilité de ses affaires africaines finance sa boulimie d’acquisitions viticoles dans l’Hexagone.
L’Afrique, confie M. Castel, « c’est toute [s]a vie ( [3]) ». Il y débarque au lendemain de la seconde guerre mondiale pour y écouler, avec un certain succès, des dames-jeannes de gros rouge bordelais. Castel Frères se lance dans le négoce viticole avec les comptoirs coloniaux et s’impose très vite sur ce marché en y installant des centres d’embouteillage. Le premier tournant survient en 1965, lorsque, selon la légende familiale, le jeune Albert-Bernard Bongo — qui adoptera plus tard le prénom d’Omar — aborde M. Castel dans un bar de Libreville. Il lui propose de rencontrer son patron, Léon Mba, alors président du Gabon. Celui-ci recherche un industriel disposé à se lancer dans l’activité brassicole. L’affaire est conclue. Elle donne naissance à la Société des brasseries du Gabon (Sobraga), première pierre de l’empire de Castel. Une solide amitié se noue alors entre l’homme d’affaires et celui qui deviendra, quelques mois plus tard, l’inamovible président gabonais et parrain de la « Françafrique ».
M. Castel s’est fixé une ligne de conduite : « Si vous ne grandissez pas, vous mourez. Si vous ne développez pas une entreprise, petit à petit, elle périclite, puis s’effondre. » De nouvelles usines sont rapidement construites à Franceville (1971), Port-Gentil (1972), Oyem (1976) et Mouila (1983). À l’étroit sur le territoire du Gabon, Castel investit dans la Société des brasseries de Kinshasa (actuelle République démocratique du Congo, RDC) et prend pied en Centrafrique et au Mali. Mais il lui faut attendre janvier 1990 pour satisfaire ses ambitions : le groupe s’empare alors, avec l’aide de la banque Worms, des Brasseries et glacières internationales (BGI). Cette société est l’héritière d’une vieille maison coloniale, les Brasseries et glacières d’Indochine. En situation de quasi-monopole de la production de bière, de glace et de boissons gazeuses dans les possessions françaises indochinoises, elle se lança en Afrique en 1948 et changea de nom, sans changer de sigle, quelques années plus tard.
Une amitié avec Omar Bongo
Avec l’acquisition des BGI, les brasseries du Cameroun (SABC), du Sénégal (Société des brasseries de l’Ouest africain, Soboa), de Côte d’Ivoire (Société de limonaderies et brasseries d’Afrique, Bracodi, qui sera fusionnée quelques années plus tard avec la Solibra), du Burkina Faso (Brakina), du Niger (Société des brasseries et boissons gazeuses du Niger, Braniger) et de Mauritanie (Soboma, revendue en 1993) tombent dans l’escarcelle de Castel, qui les restructure en taillant très sévèrement dans les emplois. Dans chaque pays, des centaines de postes, souvent jusqu’au tiers des effectifs, sont supprimés ( [4]). C’est le début d’une course effrénée à la croissance externe, au gré des occasions de rachat ou des privatisations, dont le groupe devient, sur le continent, l’un des grands bénéficiaires. Bénin, Algérie, Maroc, Guinée, Madagascar, RDC, etc. : son appétit est insatiable. Et si les occasions se font aujourd’hui plus rares, il reste à l’affût, comme en témoigne la prise de contrôle, en 2016, des cinq brasseries du danois Carlsberg au Malawi. En Afrique centrale, seuls le Burundi et le Rwanda, chasses gardées du néerlandais Heineken ( [5]), manquent à son palmarès. Le groupe a très tôt cherché à dépasser le pré carré francophone traditionnel en s’implantant sur les marchés les plus porteurs en taille et en dynamisme, comme l’Angola, l’Éthiopie ou le Nigeria — et c’est sans doute l’une des raisons de sa réussite.
L’extraordinaire rentabilité de ses activités africaines tient pour une large part aux spécificités, sur ce continent, du marché des boissons manufacturées. Celles-ci se consomment principalement à l’extérieur du domicile, dans les lieux de convivialité, des maquis d’Abidjan aux nganda congolais (« gargotes ») ; elles sont des marqueurs de la vie sociale et de la culture urbaine. C’est autour d’une bière que se rejoue le dernier match de l’équipe nationale, que se forment les consciences politiques ou que se conclut la bonne affaire. Chacun se doit d’abreuver ses invités lors des cérémonies ou de fournir des casiers en nombre à ses partisans en période de campagne électorale. Les boissons industrielles participent ainsi d’une « culture matérielle du succès ( [6]) » et se substituent, dès que le pouvoir d’achat le permet, aux boissons locales (bière de sorgho, vin de palme, etc.). Même au plus fort des guerres civiles, comme ces dernières années en Centrafrique, les brasseries continuent à produire.
De ces usines sortent aussi des boissons gazeuses, une activité complémentaire à la production de bière, qui permet de faire tourner à plein régime chaînes d’embouteillage et réseaux de distribution. Le numéro un mondial, Coca-Cola, a fait le choix de confier, sous licence, l’essentiel de sa production (marques Coca-Cola, Fanta, Sprite, Nestea ou Minute Maid) à des embouteilleurs « locaux ». Ceux-ci achètent à prix d’or le concentré nécessaire à la fabrication de la boisson, le mélangent à de l’eau et à du sucre, avant de le mettre en bouteilles et de le commercialiser, tandis que le géant d’Atlanta perçoit de confortables redevances et se concentre sur la promotion. Dans une quinzaine de pays africains, principalement francophones, Castel s’est imposé comme le partenaire désigné de la célèbre marque rouge, dont il embouteille et distribue 20% de la production continentale ( [7]). Cette association fonctionne depuis plus de vingt ans, pour le plus grand profit des deux groupes, même si elle n’a rien d’un long fleuve tranquille : M. Castel refuse toute entrée du géant américain dans son capital ; surtout, il pousse sa volonté d’indépendance jusqu’à produire des boissons non alcoolisées sous ses propres marques, concurrentes de celles de Coca-Cola. Mais, sur certains marchés, même Coca-Cola n’a d’autre choix que de composer avec le Français ( [8])...
Grève matée au Burkina Faso
Des boissons gazeuses à l’industrie sucrière — le sucre est une matière première essentielle à la production des sodas —, il n’y a qu’un pas, que Castel n’a pas tardé à franchir. D’autant que, en Afrique francophone, ce marché est encore bien souvent, comme celui de la bière, un marché rentier et monopolistique. Profitant des privatisations, le groupe a ainsi mis la main sur les usines sucrières de Côte d’Ivoire, de Centrafrique et du Gabon. Puis, au début des années 2010, il a pris le contrôle de son principal concurrent dans le domaine, la Société d’organisation, de management et de développement des industries alimentaires et agricoles (Somdiaa), un autre groupe familial français, implanté au Cameroun, au Congo et au Tchad. En fusionnant les activités des deux entreprises, Castel a construit dans l’ensemble des pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) un monopole sucrier protégé par un tarif extérieur commun prohibitif sur les importations ( [9]).
Trois générations de sœurs, neveux et nièces de M. Castel ont pris les commandes des branches du groupe. Mais le pater familias reste le vrai patron et garde un œil sur toutes les décisions stratégiques. Il n’hésite pas à descendre dans l’arène quand la situation l’exige, comme au printemps 2015, lorsqu’une grève paralyse totalement la production au Burkina Faso. Les brasseries de Bobo-Dioulasso et de Ouagadougou sont occupées par le personnel, qui réclame des augmentations de salaire, de meilleures conditions de travail et une reprise des négociations sur la convention d’établissement. La pénurie de bière et d’eau minérale menace. M. Castel fait le déplacement au Burkina Faso, où il impose un accord « raisonnable », loin des revendications initiales : une augmentation des salaires de 15%, au lieu des 100% revendiqués. « Ce qu’ils me demandaient était impossible. Je ne pouvais accepter », explique-t-il à l’Agence d’information du Burkina ( [10]) en dévoilant la menace brandie pour obtenir un compromis : « Je licenciais tout le monde et fermais l’usine. »
On ne construit pas un tel empire sans une grande proximité avec les dirigeants et chefs d’État des pays d’implantation. M. Castel l’admettait sans détour en 2014, dans l’une de ses rares interviews : « Je les connais tous ; ça aide. [Ils] sont reconnaissants quand vous les soutenez. Aucun ne m’a trompé ( [11]). » Omar Bongo (mort en 2009) a longtemps occupé une place particulière dans ses réseaux. Mais on y retrouve aussi M. José Eduardo dos Santos, resté trente-huit années à la tête de l’Angola — M. Castel officia même quelque temps comme consul honoraire de l’Angola à Genève —, ou l’ex-président burkinabé Blaise Compaoré, très influent en Afrique de l’Ouest. Le patriarche était aussi l’invité de M. Alassane Ouattara, chef de l’État ivoirien, à sa cérémonie d’investiture en 2011 ( [12]). Si l’on en croit le journaliste Antoine Glaser, grand connaisseur des réseaux africains, M. Castel aurait également joué, dans l’ombre, un rôle dans l’accession au pouvoir de M. François Bozizé en Centrafrique en 2003 ( [13]).
Pour le même auteur, le géant de la bière forme ainsi, avec MM. Martin Bouygues et Vincent Bolloré, le « trio des condottieri », du nom de ces puissants aventuriers italiens du Moyen Âge qui mettaient leur art de la guerre au service des princes. Très bien implantés en Afrique ( [14]), les trois hommes « gèrent en direct leurs relations politiques avec les nomenklaturas locales ( [15]) » et savent s’adjoindre les services d’hommes d’influence. Jusqu’en décembre 2014, M. Castel appointait par exemple M. Jean-Pierre Cantegrit, alors sénateur de l’Union pour un mouvement populaire (UMP, devenue Les Républicains) représentant les Français établis hors de France, comme chargé des relations extérieures du groupe. Une prestation rémunérée 72 880 euros par an, selon la déclaration d’intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique de celui qui présidait alors le groupe d’amitié France - Afrique centrale du Sénat. « C’est ma connaissance de l’Afrique qui intéresse Castel », se défendait M. Cantegrit ( [16]). D’après ses dires, son prédécesseur à cette fonction n’était autre que l’influent François de Grossouvre, conseiller du président François Mitterrand.
M. Castel fuit les mondanités, ne possède pas de yacht pour promener ses relations et n’investit pas dans les médias, même s’il fut un temps propriétaire d’Ici Paris et de Spécial dernière. Rue François-Ier, dans le très chic « triangle d’or » du 8e arrondissement de Paris, aucune plaque ne signale la présence des bureaux du groupe. Sa communication, ciselée autour des « valeurs » de la famille, des terroirs, de l’« alliance entre tradition et modernité »,met en scène la montée en gamme de ses vins, mais ne pipe mot de l’empire brassicole africain. Pourtant, avec 900 millions de bénéfices après impôt en 2016 et une marge nette de 13,3% — et jusqu’à 1 milliard d’euros et 17,6% de marge en 2014 —, les comptes consolidés du groupe affichent une rentabilité insolente, que lui envieraient bien des dirigeants du CAC 40. Elle lui assure en tout cas des flux de trésorerie importants, qui couvrent les investissements nécessaires au développement de l’outil industriel et permettent des acquisitions sans recours à l’endettement ni ouverture du capital.
Exilé fiscal en Suisse depuis 1981
Mais, si l’entreprise se montre aussi discrète sur l’organigramme de ses 240 filiales, c’est peut-être tout simplement pour ne pas mettre en lumière le savant Meccano de holdings financières, de sociétés-écrans et de trusts qui la compose. M. Castel n’a jamais caché son aversion pour l’impôt. Celui qui a « toujours eu peur des socialistes »et qui considérait en 2014, sous la présidence de M. François Hollande, que « financièrement et économiquement, la France [devenait] dangereuse ( [17]) » est exilé fiscal en Suisse depuis l’élection de Mitterrand en 1981. Le groupe compte pas moins d’une vingtaine de sociétés immatriculées au Luxembourg et à Gibraltar, mais aussi à Malte, en Suisse ou à l’île Maurice. Les entreprises « historiques », le vignoble et les anciennes brasseries des BGI, sont toujours domiciliées en France, mais la plupart des acquisitions faites en Afrique — soit, en valeur, plus de 80% des actifs — sont directement logées dans ces paradis fiscaux. Cela ne l’empêche pas d’entretenir les meilleures relations avec les autorités françaises dès qu’il s’agit de « diplomatie économique ».
La maison mère, Cassiopée Ltd, du nom de la mythique reine d’Éthiopie à la vanité notoire, est, elle, sise à Gibraltar. Les actions de cette holding financière sont entre les mains d’un fonds d’investissement, Investment Beverage Business Fund (IBBF), domicilié cette fois sur la place extraterritoriale de Singapour. Un curateur (ou trustee) de la Société générale, SG Trust (Asia) Ltd, auquel la gestion des actifs a été confiée, garantit le secret sur les propriétaires ultimes du fond, notamment la part de chacun des membres de la famille Castel, tout en sécurisant la succession à venir. La puissance financière d’IBBF est énorme : en moins de cinq ans, une de ses filiales, Altaya Pte, a par exemple investi près de 1 milliard d’euros dans l’immobilier au Portugal ou en Espagne, en devenant propriétaire des prestigieux locaux du ministère des affaires étrangères espagnol, de l’immeuble Art nouveau des grands magasins El Corte Inglés sur la place de Catalogne à Barcelone, ou encore du Campus de justiça et de la Torre Ocidente à Lisbonne.
Sur un continent africain en pleine croissance et à l’urbanisation accélérée, avec une classe moyenne toujours plus nombreuse, la consommation progresse chaque année de plus de 5%. Un nouvel eldorado pour les brasseurs, dont les marchés s’essoufflent en Europe et en Amérique du Nord. Les experts de la Deutsche Bank estiment que l’Afrique subsaharienne devrait ainsi représenter, au cours de la prochaine décennie, plus d’un tiers de la croissance mondiale des ventes de bière ( [18]). Ce dynamisme profitera au groupe Castel, dont les activités dans ce secteur pourraient doubler d’ici à 2025, sans nouvelles acquisitions, par la seule croissance des marchés sur lesquels il est implanté. D’autant qu’il dispose d’un quasi-monopole dans une quinzaine de pays francophones ou lusophones.
En terres africaines, les grands groupes brassicoles ont jusqu’ici préféré s’entendre plutôt que de s’affronter ouvertement. Heineken et Castel sont ainsi partenaires au Maroc et au Cameroun. Le groupe français fabrique également sous licence et distribue la Guinness de Diageo dans une dizaine de pays, notamment en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Bénin, en RDC et au Gabon. Mais l’accord le plus important, conclu en 2001, lie le premier brasseur du continent — SABMiller, racheté en 2016 par le belge Anheuser-Busch In Bev (AB InBev) —... au deuxième : Castel. Une alliance stratégique renforcée en 2012 par un échange de participation au capital de leurs activités africaines, de sorte que, ensemble, ils contrôlent désormais près de 60% du marché africain.
Combien de temps ce « Yalta brassicole » va-t-il se maintenir, alors que les perspectives de croissance aiguisent les appétits ? Il vacille déjà, semble-t-il. En Côte d’Ivoire, Heineken s’est par exemple allié au distributeur CFAO pour défier Castel dans l’un de ses bastions. Le géant néerlandais s’attaque également au marché angolais. Autant d’escarmouches, pour l’instant circonscrites, qui pourraient préfigurer une « guerre de la bière » bien plus vaste, à l’échelle du continent.
Olivier Blamangin
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