La ville de Gênes est en état de siège. Des barrières hautes de quatre mètres bloquent les accès à la zone dite rouge, la plupart des commerçants ont fermé boutique dès mercredi. Et au hasard d’un carrefour, d’une rue, on peut voir d’importantes forces de police dont la présence n’a pour fonction que d’intimider les participantes et participants.
Diversité et tolérance
Tous les matins, à 9heures, les organisations partie prenante du Genoa Social Forum (GSF) se réunissent pour préparer les diverses initiatives. On est surpris par la diversité politique et géographique des courants qui y participent : les Tute bianche, le principal mouvement de la désobéissance civile italienne, y côtoient Attac, des associations pacifistes, les jeunes de Refondation communiste, des organisations d’extrême gauche comme la LCR, les JCR et le SWP britannique, ou des coalitions de lutte contre la mondialisation, notamment de Grande-Bretagne et de Grèce. Tous travaillent ensemble, à partir d’un principe : il ne s’agit pas de se mettre d’accord sur tout mais de se regrouper selon des affinités, en fonction de ce que les uns et les autres veulent faire lors des initiatives du 20 juillet visant à encercler la zone rouge, dans laquelle la réunion du G8 doit se barricader. Chacun dit ce qu’il a l’intention de faire, et respecte les initiatives des autres.
Jeudi en fin d’après-midi, la manifestation pour la défense des droits des travailleuses et des travailleurs immigrés et des sans-papiers est un immense succès : 50.000 manifestants,la plupart très jeunes, défilent pendant plusieursheures, sans le moindre incident. Une manifestation combative, populaire, avec la présence de beaucoup d’associations de défense des immigrés.
Vendredi matin, mise en place des divers dispositifs pour encercler la zone rouge. Plusieurs pôles se constituent : Attac et Globalize Resistance, les Cobas (syndicats extra-confédéraux italiens), les « Pink » avec notamment Aarrg (Apprentis agitateurs pour un réseau de résistance globale). La LCR et les JCR ont décidé de manifester avec les Tute bianche et les jeunes de Refondation communiste, l’objectif de ce cortège étant d’essayer d’entrer pacifiquement dans la zone rouge. Mais ces divers pôles, tous partie prenante du GSF, ne sont pas les seuls à manifester. Sont également présents divers groupes du « Black Bloc », bien décidés à en découdre à tout prix avec la police et qui, dès 11 heures, suscitent les premiers affrontements en essayant d’y impliquer, malgré leur volonté, les diverses composantes du GSF. Prenant prétexte de l’action de ces groupes, la police se livre à des charges d’une violence extrême, à des exactions inouïes : tirs de grenades lacrymogènes à bout portant, utilisation de balles en caoutchouc, charges avec des véhicules blindés, tabassages massifs avec des centaines de blessés et des dizaines d’arrestations, et enfin l’assassinat de Carlo Giuliani, 23 ans, tué de deux balles dans la tête et écrasé ensuite par le véhicule des flics. Tous les cortèges, sans exception, même les plus pacifiques comme celui des Lilliput, sont l’objet d’une répression sans discernement.
La déferlante
Mais la répression n’entame pas la détermination des organisateurs et des manifestants. Un appel est lancé pour que la manifestation du samedi soit la plus massive possible. Et c’est 300.000 personnes qui se retrouvent sur la place Sturla en début d’après-midi. Une manifestation grave, tout le monde est sous le coup des événements du vendredi et de la mort de Carlo, mais aussi extrêmement déterminé. Et à nouveau, les forces de police interviennent très violemment, cassant le cortège en plusieurs endroits. Point d’orgue de cette répression sans précédent dans un pays d’Europe occidentale depuis un quart de siècle, les forces de police investissent dans la nuit du vendredi le Media Center et l’école Diaz, sans mandat de perquisition et en empêchant des avocats et un sénateur d’entrer. La plupart de celles et ceux qui se trouvent sur place sont matraqués, frappés, arrêtés. Le matériel est saccagé, les disques durs des ordinateurs saisis. « Il n’y a plus d’Etat de droit », assène le porte-parole du GSF. La raison de cette intervention semble bien être la recherche de photos et d’une vidéo établissant l’infiltration de certains groupes du « Black Bloc » parles flics, et non la recherche d’armes comme indiqué officiellement.
Le dimanche après-midi, une conférence de presse réunit tous les organisateurs du GSF. L’objectif est d’expliquer et de dénoncer l’attitude des forces de police, et d’organiser la riposte.
Une répression préméditée
La répression a été méticuleusement préparée par le ministre de l’Intérieur, Scajola. Les actes les plus graves, les plus violents, des forces de police ne sont pas le produit de dérapages mais d’une volonté délibérée. Avec comme objectif de criminaliser le mouvement, mais aussi de faire en sorte que celles et ceux qui s’opposent à la mondialisation capitaliste aient peur de manifester. Il faut éviter de sombrer dans la psychose du « Black Bloc ». La critique impitoyable que nous devons faire de la stratégie politique de ces groupes, de leur volonté de parasiter systématiquement les initiatives contre le gré de celles et ceux qui y participent, de leur infiltration et de leur manipulation par la police, ne doit pas nous faire oublier qui sont les seuls responsables de l’intolérable : les forces de police, le ministre de l’Intérieur, le gouvernement Berlusconi. Le porte-parole des Cobas, Piero Bernocchi, a entièrement raison lorsqu’il déclare lors de la conférence de presse : « Après Göteborg, les autorités du monde entier ont décidé d’utiliser les nervis. (...) Alors plutôt que de parler de »Black Bloc« , parlons de Black Government, de gouvernement noir. »
La conclusion qui s’impose, c’est qu’il faut dans les jours et les mois qui viennent maintenir le large front uni contre la mondialisation qui s’est réalisé à Gênes, pour mobiliser contre la politique répressive des gouvernements et préparer les échéances à venir, à commencer par Bruxelles en décembre et Porte Alegre en janvier.
Après la répression, la mobilisation : la naissance d’un mouvement
Comment répondre aux violences et provocations policières de Gênes ? Le point avec Flavia D’Angeli, membre de la direction des Giovani comunisti, organisation de jeunesse du PRC qui animait le Genoa Social Forum.
- Comment interprétez-vousles violences et provocations policières ?
Flavia D’Angeli - Après Göteborg et parce que Gênes s’annonçait comme un rendez-vous massif, on s’attendait à un certain niveau de répression, mais jamais nous n’aurions pu imaginer quelque chose d’aussi violent et grave. Depuis 25 ans, jamais la police n’avait tué un manifestant en Italie. Le gouvernement et le ministre de l’Intérieur défendent la police et le carabinier qui a tué Carlo Giuliani, ce qui évoque davantage un régime policier qu’une démocratie, tout comme l’attaque du siège du Genoa Social Forum (GSF), qui a eu lieu parce que venaient d’être diffusées des images montrant que le « Black Bloc » et la police étaient coordonnés.
- Comment s’organise la réponse à ces violences ?
F. D’Angeli - La réponse est incroyablement massive. Vu qu’une grande partie des acteurs de ce mouvement sont des jeunes qui n’ont jamais connu de tels affrontements avec la police, on pouvait s’attendre à une réaction de peur. C’est le contraire qui se passe. Des manifestations ont aussi tôt eu lieu, et la coordination du GSF a appelé à une journée de mobilisation mardi. La participation est énorme, surtout pour cette période de l’année. Lundi il y avait 200.00 personnes à Milan, 5.000 à Bologne dimanche, et il y a eu des milliers de personnes dans de petites villes et villages. Lundi soir, était prévue une réunion pour organiser la manifestation de mardi à Rome, et 700 personnes sont venues ! Le GSF appelle à une manifestation nationale le 9 novembre, à l’occasion du sommet de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture).
Le GSF réunit 800 organisations. Les acteurs les plus importants sont le Parti de la Refondation communiste (PRC), seul parti présent dans le mouvement, les Giovani comunisti, les gauches syndicales, que ce soient les syndicats extra-confédéraux comme les Cobas ou les courants de gauche de la CGIL, ou encore la fédération des métallurgistes, la Fiom ; il y a enfin les grandes ONG italiennes, les centres sociaux, les Invisibles.
- Quel bilan dressez-vous du GSF ?
F. D’Angeli - Le bilan est double : nous sommes frappés par la violence policière, mais aussi par le succès du GSF. Un mouvement énorme est en train de se développer. Une manif comme celle du 21, seuls le PCI et la CGIL étaient capables de l’organiser il y a un certain nombre d’années. Le GSF est en train de se transformer en Forum social italien : il va organiser la mobilisation à l’automne, ainsi que le prochain forum social de Porto Alegre.
La participation des jeunes est l’un des traits fondamentaux de ce mouvement. Depuis la guerre du Golfe, on n’avait pas vu la jeunesse se mobiliser ainsi. Au stade Carlini, dès jeudi, il y avait 10.000 jeunes. Et tous ces jeunes ont subi les charges des policiers, mais sont restés là, pour manifester. Cette jeunesse exprime une grande révolte face à la mondialisation, face à la précarité qu’elle subit, dans le travail mais aussi dans son existence. Sa révolte est très spontanée, mais pas toujours très politique. Un mouvement comme les Tute bianche, qui mène la mobilisation des jeunes, mêle une critique radicale du capitalisme et des discours parfois assez réformistes. La radicalité s’exprime davantage dans les formes de lutte que dans les contenus. Mais en tout cas, et même si on a une lecture différente de la société, il faut être à fond dans ce mouvement, qui existe à cause de la condition sociale de la jeunesse.
- Ce déferlement de violence policière apparaît comme le premier acte du gouvernement Berlusconi. Comment évolue la situation politique ?
F. D’Angeli - Le mouvement est tellement fort qu’il a envahi le terrain de la politique institutionnelle. Il bouleverse la politique italienne, le centre gauche et la gauche. Vendredi, les Démocrates de gauche (DS, ex-PDS) ont dit qu’ils voulaient participer, puis ne sont pas venus en condamnant les violences. Pourtant c’est le gouvernement de centre gauche qui a organisé le G8, puisqu’il était au pouvoir jusqu’en mai dernier. Le centre gauche est écarté par le mouvement mais voudrait l’intégrer. Il n’a pas la confiance même des secteurs les plus modérés. Quant à la droite - les politiciens comme le patronat - elle semble commencer à avoir peur de l’ampleur du mouvement. En ce moment le Parlement discute de la loi de budget. Or si ce mouvement, à l’automne, conteste aussi le budget néolibéral, cela devient un très gros problème pour eux ! Donc ils préfèrent jouer la carte de la répression.
Propos recueillis par Laure Favières
Un émoi unanime : les réaction en Italie
Carnage, blitzkrieg, tels sont les qualificatifs employés par la presse et l’opposition italiennes. Nous publions plusieurs réactions de personnalités de la Péninsule.
- Vittorio Agnoletto, porte-parole du GSF :
« Nous sommes convaincus que les événements de ces jours derniers ne sont pas fortuits. Ce fut une attaque scientifique et préméditée contre un mouvement de masse qui a réussi à faire descendre dans la rue 300.000 personnes. Le raid nocturne avait pour but d’annihiler le résultat politique de cette mobilisation. Les explications de Berlusconi sont des prétextes. Et si l’éventuelle présence d’un suspect justifie un carnage, alors aucun citoyen ne peut plus se sentir en sécurité. Au centre des médias, ils voulaient détruire la documentation, les films et les images qui montrent le comportement des forces de l’ordre, les passages à tabac isolés, les agressions sans motifs. Tout cela - les grilles qui ont emmuré une partie de Gênes, la peur dans la ville, la stratégiede la tension - pour un sommet illégitime qui ne débouche sur rien. Ils ont utilisé quatre chefs d’Etat africains pour un pitoyable défilé, les ont agités pour parler de l’élargissement du G8, puis les ont remis à la cave. »
- Claudio Sabattini, secrétaire de la Fiom, fédération CGIL des métallurgistes :
« Ce fut un acte de terrorisme. (Dans la nuit de samedi), ils ont sauvagement et gratuitement frappé des gens sans défense, dans un style sud-américain. » Ce samedi pourrait selon lui constituer une « anticipation du comportement à venir de la police envers les mouvements contestataires, et du comportement du gouvernement qui cherche à frapper de la même façon des pratiques aussi différentes entre elles que celles du Black Bloc et celles du GSF. La violence des »Noirs« et celle de la police se renvoient l’une à l’autre et se sont utilisées réciproquement pour affaiblir le mouvement. Dans les années 1980 à la Fiat, on a voulu établir une équation entre conflit social et terrorisme. Aujourd’hui on voit le même schéma, c’est ainsi que le gouvernement veut affronter chaque mouvement d’opposition, pour l’étouffer dans l’oeuf ».
- Fédération nationale de la presse (FNSI, syndicat unitaire des journalistes italiens) :
La FNSI a protesté devant « la dramatique agression contre le centre de presse et le siège légal du GSF de la part des forces de l’ordre, un blitz sans discernement, violent, et disproportionné par rapport à son objectif ». La FNSI souhaite que « la magistrature fasse immédiatementla clarté sur cet assaut et que le ministre de l’Intérieur explique les raisons de tant de violences. Les forces de l’ordre ont détruit des ordinateurs et du matériel de radios privées, elles ont frappé et blessé des journaliste set des collaborateurs de titres nationaux et locaux, rendu inutilisable un réseau informatique. A tous les journalistes, sans en exclure aucun, attachés à garantir l’information dans une situation des plus difficiles, et à ceux qui ont été blessés, va la solidarité de la FNSI ».
- Fausto Bertinotti, secrétaire du Parti de la Refondation communiste :
« La tragédie du jeune tué et les événements très graves de la manifestation ne peuvent cacher un fait gigantesque : nous sommes devant la naissance d’un mouvement. Une génération se met en mouvement. 80% des personnes présentes avaient moins de 30 ans. (...) Agnoletto a annoncé que le GSF va se constituer en forum social. Ce mouvement des mouvements se dote donc d’institutions, comme tous les mouvements importants. (...) Je pense que ce mouvement pose aux forces de la gauche alternative, les seules qui peuvent dialoguer avec lui, un problème politique gigantesque, celui de la transformation des sujets de la gauche alternative et de la gauche sociale, de l’irruption de cette génération sur la scène de la politique organisée. »