Témoignages de victimes et de tortionnaires, interviews de soldats du contingent ou d’officiers de carrière, appels de personnalités, déclarations de responsables politiques, publication de multiples « opinions », synthèses d’historiens... Depuis un an, de façon récurrente, la torture française en Algérie monte en une de l’actualité. La chape de plomb de l’histoire officielle est levée. La vérité éclate enfin : l’Etat français s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité.
Inachevé
Et pourtant, il reste comme un amer sentiment d’inachevé, de fragilité. Ainsi, un présentateur de télé a pu, un jour, dire toute sa satisfaction à l’annonce de l’arrestation d’un Pinochet ou Milosevic et, le lendemain, citer Jospin-Ponce Pilate renvoyant l’affaire algérienne aux historiens. Comme si les crimes au Chili ne sauraient être ni prescrits ni amnistiés et ceux commis par la France en Algérie ne devaient plus, aujourd’hui, relever de la justice et du politique ? A peine admise, la vérité historique se voit à nouveau dissoute dans la raison d’Etat ; les questions les plus évidentes ne sont pas posées tant elles sont occultées par la plus quotidienne idéologie dominante : une démocratie occidentale ne saurait être comparée à une dictature du tiers monde !
Les historiens critiques spécialistes de la question coloniale s’inquiètent : l’horreur dite, l’aveu proféré, la page va-t-elle être une nouvelle fois tournée sans qu’un débat plus large ait permis d’éclairer les causes, de percevoir des conséquences toujours actuelles ? (1) En effet, le recours massif à la torture lors de la bataille d’Alger n’est pas une dérive accidentelle, conjoncturelle, à l’occasion d’un conflit particulier. Elle s’inscrit dans une histoire longue ; celle de la colonisation, de la domination impérialiste : Madagascar, Indochine, Afrique du Nord...
Il faut bien prendre la mesure des faits. La torture n’avait pas pour seul objectif d’obtenir des renseignements. Appliquée systématiquement, elle était devenue un moyen de terreur visant à soumettre une population entière : chaque Algérienne, chaque Algérien savait qu’il pouvait la subir, quoi qu’ils aient fait. Ils pouvaient aussi être abattus, sans procès aucun. L’usage de la torture s’est en effet accompagné de toute la panoplie des exactions extrajudiciaires les plus meurtrières : liquidations sommaires de prisonniers, assassinats sélectifs des cadres de la résistance algérienne, enlèvements et « disparitions » de militants, viol des détenues, répression aveugle à l’encontre de communautés locales, massacres collectifs... Les clandestins n’étaient pas seuls visés, au point que le meurtre d’avocats du FLN a été programmé, parfois exécuté. N’importe qui pouvait être frappé et les victimes se comptent en dizaines de milliers. Pouvoir politique et haut commandement militaire étaient conjointement responsables, complices et coupables de ces crimes (2).
Il s’agit bien d’une politique d’ensemble qui fait système et qui a pour nom terrorisme d’Etat. Dans l’histoire contemporaine - après la seconde guerre mondiale -, la France républicaine a ainsi joué un rôle tristement pionnier : les régimes militaires latino-américains des années 1970 reproduiront le « modèle » de terreur expérimenté en Indochine et en Algérie deux décennies plus tôt (3). Ils utiliseront encore les mêmes recettes que le gouvernement français quand il s’agira de se prémunir contre toute poursuite judiciaire et d’étouffer l’exigence de justice : le vote de lois d’amnistie faussement symétriques. Non seulement le fait de résistance (à l’ordre colonial ou à la dictature militaire) ne peut être assimilé au fait d’oppression, mais les Algériens impliqués dans l’insurrection avaient été lourdement châtiés par le pouvoir métropolitain avant le vote de l’amnistie (deux cents guillotinés et des prisonniers abattus par dizaines de milliers lors de « corvées de bois », selon Pierre Vidal-Naquet), alors que les tortionnaires et assassins agissant pour le compte de l’Etat ne seront jamais inquiétés.
Démocratie et impérialisme
On touche ici du doigt une question essentielle : c’est sous une démocratie (bourgeoise), dans l’un des pays (capitalistes) les plus développés que l’Etat a imposé hors de ses frontières un régime de répression totalitaire et a commis, dans ses frontières mêmes, assassinats et même massacre (la répression de la manifestation FLN du 17 octobre 1961 à Paris). Insistons : le crime contre l’humanité est ici le fait d’une démocratie occidentale, pas d’une dictature méridionale ou orientale. Parce qu’elle est démocratie impérialiste.
Bien des clichés idéologiques volent ici en éclats. L’horreur ne surgit pas nécessairement au sein de sociétés aux structures sociales « arriérées », de cultures « étrangères » et de régimes ouvertement totalitaires. Elle fait aussi partie de notre « modernité » ; elle peut s’affirmer dans des pays censés incarner civilisation et progrès. La leçon de choses n’est pas nouvelle : les massacres coloniaux ne datent pas d’hier, les guerres mondiales furent avant tout occidentales, le nazisme est né au cœur de l’Europe et Vichy fut une réalité bien française. Pourtant, la leçon est oubliée sitôt apprise tant les mécanismes de l’idéologie dominante s’avèrent efficaces. On peut, aujourd’hui encore, craindre cet oubli.
Un oubli qui se paie au prix fort. L’Etat français n’a pas été purgé. Il reste sans conteste l’un des plus dangereux en Europe occidentale. Les médias ont dû admettre - tardivement et du bout des lèvres - qu’il y avait eu génocide au Rwanda ; que la question se posait de la responsabilité de la France. Dans un génocide ! Il s’agit bien là de notre présent, pas d’un passé lointain ou récent. Mais cette fois encore, aussitôt dite, l’horreur avouée fut occultée, la page tournée. L’exigence de justice n’est aujourd’hui portée que par de petites minorités, sans pouvoir. Il n’est même pas sûr que, dans cinquante ans, la vérité s’impose enfin, ne serait-ce que de façon éphémère. Les Tutsis s’oublient en France plus facilement que les Juifs, et l’Afrique centrale que l’Algérie.
On ne saurait rompre ce cycle récurrent de l’oubli sans s’attacher à la racine des choses : l’histoire coloniale, le noyau impérialiste qu’enveloppe la gangue démocratique, l’efficacité quotidienne des clichés culturels et de l’idéologique dominante. Sans renouer avec la critique marxiste de l’ordre capitaliste réellement existant.
Notes
1. Voir en particulier les articles de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel et Alain Ruscio dans Le Monde diplomatique de juin 2001.
2. Sur la nature de ces crimes et les responsabilités politiques, en particulier du socialiste Guy Mollet - « symbole de ce totalitarisme mou » du pouvoir français -, voir notamment l’interview de Pierre Vidal-Naquet dans Le Monde du 28 novembre 2000.
3. Voir P. Abramovici dans Le Point du 14 juin et l’article d’Alain Mathieu, « Torture, l’école française », dans Rouge du 12 juillet 2000.