En Pologne, le transport est un secteur stratégique qui représente 6,5 % du PIB. Le succès de l’économie dans son ensemble en dépend puisque, pour produire et vendre, il faut que les matières premières soient livrées aux entreprises, et les marchandises aux consommateurs. Si le transport patine, le commerce, l’industrie et la construction en souffrent.
Pourrait-on accorder aux chauffeurs polonais des week-ends libres, comme c’est le cas en Allemagne ? “Non, répondMaciej Wroński, président de l’organisation patronale de transport TLP. De France ou d’Allemagne, tout est à proximité. La Pologne, elle, est située en périphérie.
Nous ne pouvons réduire le temps de travail des chauffeurs que si les consommateurs renoncent aux oranges de Sicile, car il est impossible de faire le trajet en deux jours.”
Le secteur fait face aujourd’hui à un déficit de main-d’œuvre. Pourtant, un routier international expérimenté gagne entre 1 400 et 1 900 euros net, contre un salaire moyen inférieur à 800 euros dans les autres professions. La Pologne compte plus de 600 000 chauffeurs qualifiés, mais il en manque 100 000, et 25 000 quittent chaque année le métier. Le nombre de personnes en formation a chuté de 100 000 en 2009 à 35 000 aujourd’hui. Si l’activité du secteur continue de croître au rythme actuel – environ 8,8 % par an –, en 2025, nous aurons besoin de 900 000 chauffeurs.
Une colonne vertébrale en miettes<
Être routier international, c’est vivre comme un nomade. On travaille, on mange et on dort dans la cabine de son camion. Sur les aires de repos, il peut y avoir une centaine de poids lourds et un seul WC, souvent par – 20 °C. Le trajet peut durer trois, voire quatre semaines.
Les chauffeurs écopent d’une colonne vertébrale en miettes, de problèmes aux articulations et aux yeux – à cause de la conduite de nuit –, ainsi que de troubles du système digestif, à force de manger dans leur cabine des conserves et des soupes instantanées. Ils ne participent pas à la vie de famille, ne voient pas grandir leurs enfants. Ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car, quand ils ne conduisent pas, ils surveillent le chargement.
Les employeurs et les salariés s’accordent à dire que ce sont ces conditions qui expliquent l’absence de jeunes dans le métier. “Les routiers ont le sentiment que le salaire ne compense pas l’éloignement d’avec leur famille. Les préférences ont changé, les jeunes sont plus attachés au foyer et veulent passer tous leurs week-ends chez eux. Bien que ce soit difficile à mettre en place, nous devons de plus en plus souvent faire en sorte que, après deux semaines sur la route, les chauffeurs puissent passer un week-end prolongé à la maison”, explique Maciej Wroński.
Les salaires sont trop faibles
Zenon Kopyściński, président d’un syndicat indépendant de chauffeurs routiers, attire l’attention sur l’absence en Pologne de camions à plaque d’immatriculation allemande.
C’est parce que là-bas les syndicats ont passé un accord pour que les conducteurs passent leurs week-ends chez eux. Chez nous, ce n’est pas le cas, tu peux être au volant pendant six semaines de suite. C’est pourquoi les transporteurs étrangers créent des filiales en Pologne et exploitent les Polonais.”
Le syndicaliste ajoute que les salaires sont trop faibles, mais le patronat ne partage pas cette analyse. “Nous pouvons augmenter les salaires, et puis quoi ? Les mères vont laisser leurs enfants à la crèche et conduire des poids lourds ? Le marché du travail est à sec. Notre organisation réunit les plus grandes entreprises du secteur, nous payons plus que la moyenne. Un transporteur spécialisé haut de gamme m’a dit récemment qu’il rémunère ses chauffeurs plus de 2 300 euros net et, malgré cela, il n’arrive pas à attirer du personnel qualifié. Les plus âgés partent à la retraite, et les jeunes ne se pressent pas pour les remplacer, car ils préfèrent ne pas s’éloigner de leur famille. Pour eux, c’est plus important qu’un meilleur salaire”, rétorque Maciej Wroński.
Jan, chauffeur depuis le début des années 1990, est en route pour Stockholm. Par le passé, comme tous les routiers polonais, il partait pour quatre semaines. Aujourd’hui, il travaille pour un transporteur suédois et passe quatre jours au volant, puis trois à la maison. Comment est-ce possible ?
On se relaie, tout simplement. Je conduis de Stockholm à Berlin où un collègue prend ma place, et moi je rentre à la maison.”
D’après lui, ce ne sont pas les salaires qui vont inciter les chauffeurs polonais à revenir travailler pour une entreprise locale, mais l’organisation du travail et le montant des cotisations sociales. “En Pologne, un routier international touche au moins 1 150 euros net. C’est convenable, mais sur le contrat, on est au salaire minimum [350 euros nets]. Le reste est versé sous forme d’indemnités de déplacement [non assujetties à l’impôt sur le revenu et aux cotisations sociales, elles ne comptent pas non plus pour la retraite ou les indemnités maladie]. Je ne veux pas renoncer à la retraite.” Selon une enquête de TLP, 17 % des chauffeurs pensent comme Jan et choisissent leur employeur en fonction de la rémunération réelle.
On recrute des Ukrainiens
Zenon Kopyściński propose de créer un salaire minimum de branche à 1 200 euros nets pour le transport international et de 800 euros pour le transport national. “Cela garantirait aux conducteurs une retraite convenable, explique-t-il. J’en ai rencontré un à l’hôpital, il avait 44 ans de métier et avait parcouru toute l’Asie. Il touchait 400 euros de retraite par mois et ne voulait pas sortir de l’hôpital afin d’économiser sur les médicaments et la nourriture.”
Jan renchérit :
En Pologne, les entreprises tuent elles-mêmes le marché en cassant les prix. Si, pour un même itinéraire, mon employeur suédois prend par exemple 1 000 euros, et le polonais 600 euros, il s’en trouvera bien un encore moins cher. C’est pour ça qu’ensuite on cherche des économies.”
Pour le moment, le secteur s’en sort en recrutant des Ukrainiens, mais la source se tarit, car la majorité des chauffeurs qualifiés et expérimentés [de ce pays voisin] ont déjà été embauchés.
Adriana Rozwadowska
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.