“Enfin ! Le tsunami du mouvement #MeToo déferle sur les rédactions en Inde”, se réjouit le journal en ligne Asia Times. Depuis vendredi 5 octobre, plusieurs femmes, parmi lesquelles une douzaine de journalistes au moins, osent dénoncer sur les réseaux sociaux les violences sexuelles dont elles ont été victimes : “Remarques indécentes, caresses non désirées, demandes de faveurs sexuelles” ou “réception de matériel pornographique”,recense Al-Jazeera. “De nombreux témoignages personnels oscillant entre la colère et la culpabilité, enfouis sous des années de silence, ont commencé à émerger”, prenant pour cible plusieurs rédactions, telles que le Times of India, le Business Standard, le Hindustan Times, le Sunday Guardian ou encore le Daily News and Analysis (DNA).
Ce raz de marée “a révélé au grand jour une pathologie lamentable dont jusqu’à présent on ne parlait qu’en chuchotant. À une époque, les prédateurs pouvaient s’en tirer à bon compte. Ce n’est plus le cas”,prévient The Wire dans un édito.
Une question de pouvoir
Si, comme le souligne le site d’information de New Delhi, ce nouvel élan s’inspire du mouvement international #MeToo déclenché aux États-Unis, il a déjà été question, à de multiples reprises, de dénoncer des actes de violences sexuelles dans les rédactions indiennes. Un exemple des plus marquants remonte à 2013 : le rédacteur en chef du magazine d’investigation Tehelka, Tarun Tejpal, avait été accusé de harcèlement sexuel et emprisonné dans la foulée. L’hebdomadaire a ensuite péréclité.
Le monde de la presse, explique The Wire, est un milieu à risque. “Les femmes, surtout celles qui débutent dans la profession, sont des cibles faciles pour ceux au-dessus d’elles hiérarchiquement, et qui ont le pouvoir de faire ou de défaire leur carrière.” Interrogée par Al-Jazeera, l’ancienne journaliste Shuma Raha rappelle que les révélations pourraient encore être sous-estimées : “Les femmes journalistes dans les zones rurales ou semi-urbaines n’ont pas pu utiliser les réseaux sociaux pour raconter les horreurs qui leur sont arrivées.”
Et Asia Times, de commenter :
Paradoxalement, les médias, qui sont censés porter la voix de ceux qu’on n’entend jamais, ont servi à faire taire des milliers de femmes qui souffrent en silence depuis des dizaines d’années.”
En témoignent les chiffres. En 2004-2005, l’Institut pour la presse en Inde avait réalisé une étude pour savoir si les femmes journalistes avaient déjà été victimes de harcèlement sexuel. Il en ressortait que “c’était le cas pour 22,7 % d’entre elles, 8 % n’étaient pas certaines, et de nombreuses autres avaient refusé de répondre ou avaient nié en bloc”.
“Tout est le fait d’un système patriarcal et sexiste. Ici, pendant des dizaines d’années, les propos graveleux et les gestes déplacés étaient jugés acceptables”, relate une journaliste indépendante de New Delhi, interrogée par Al-Jazeera. La chaîne de télévision ne manque pas de rappeler que beaucoup de médias sont dirigés par des hommes.
La réaction des médias attendue
Pourtant, dès 2013, la loi sur le harcèlement sexuel au travail avait été pensée pour combler un manque législatif sur ce sujet. Le texte impose aux entreprises de créer un comité de lutte contre le harcèlement sexuel et que celui-ci soit dirigé par une femme. “Pourtant, leur efficacité et leur cohérence pour gérer ce genre de cas ne sont pas probantes”, juge Quartz India. Pour porter plainte, les victimes sont aussi contraintes par le temps, soumises à une limite de prescription.
“Cette situation n’est pas seulement intenable mais elle est complètement inacceptable. Ça ne peut plus continuer”, tranche The Wire.
Ce n’est pas une simple question de loi ; il faut pouvoir réclamer des comptes et en finir avec cette situation. Un comportement irréprochable est attendu de la part des hommes dans les médias, et ceux qui ne peuvent adhérer à ces critères n’ont rien à faire dans une rédaction. Mais surtout, il faut changer la culture qui prédomine dans les salles de rédaction pour qu’elles soient plus accueillantes aux femmes, c’est le seul moyen de mettre fin au sexisme et à cette culture prédatrice qui sévit dans tant de médias.”
Un collectif de femmes issues des médias en Inde, le Réseau des femmes dans les médias indiens (NWMI) a d’ores et déjà formulé plusieurs demandes pour tenter de convaincre un maximum de rédactions de s’engager.
Au pied du mur, certains journaux concernés par les récentes accusations ont d’ores et déjà annoncé ouvrir une enquête interne avant de mener une action. Prashant Jha, chef du service politique de The Hindustan Times, accusé de harcèlements sexuels, a démissionné ce mardi 9 octobre.
Cinéma, politique, entreprise… Le mouvement se répand
Et le mouvement actuel ne s’arrête pas au monde de la presse. À Bollywood aussi, la parole se libère. Le mois dernier, l’actrice Tanushree Dutta a donné une “nouvelle étincelle à la campagne #MeToo”,rapporte The New Express Indian. Elle a réitéré ses accusations de harcèlement envers l’acteur Nana Patekar, qui datent du tournage d’un film de 2008. Après quoi, “des grandes stars ont elles aussi dénoncé le harcèlement qui se cache derrière le glamour et les paillettes, et comment l’industrie du cinéma protège les ‘tordus’ en enterrant les plaintes ou en les ignorant”.
Les conséquences sont déjà visibles dans le monde du cinéma. La dernière en date concerne Phantom Films, la société de production fondée par Anurag Kashyap, qui a été dissoute ce week-end, puisque son associé Vikas Bahl a été impliqué dans une affaire de viol. “Les chuchotements qu’on voulait faire taire sont de plus en plus forts et se font enfin entendre”, se réjouit l’actrice Nandita Das dans les colonnes du New Express Indian.
Dans le monde de l’entreprise aussi, les femmes ont osé prendre la parole quant aux violences sexuelles dont elles ont été victimes. Plus d’une demi-douzaine de grands patrons d’entreprise ou de start-up sont déjà cités par des victimes supposées.
Et le mouvement a atteint des sommets ce mardi 9 octobre, touchant jusqu’au gouvernement. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Mobasher Jawed Akbar, a été accusé de harcèlement sexuel envers de jeunes femmes journalistes.
Audrey Fisné
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