La proposition, approuvée par la Chambre des députés le 13 juin 2018 (1), a été rejetée par 38 voix contre 31 lors d’une des nuits les plus froides et les plus humides de l’année. Même si ce n’est plus la Une de la grande presse, nous savons que nous sommes une révolution vivante et que nous écrivons l’histoire. Nous continuons à essayer de nommer ce que nous avons vécu pendant la journée du 8 août. Nous disons que notre lutte n’est pas finie, qu’elle est toujours actuelle ; il n’est pas encore écrit où la force du féminisme ira (et nous poussera).
Le contexte
Le niveau sans précédent d’activité de masse dans les rues suscite des impressions qui ne traduisent peut-être pas la profondeur de l’expérience féministe accumulée en Argentine et en Amérique latine.
Depuis 1986, des Rencontres nationales des femmes (ENM) ont lieu une fois par an dans différentes régions du pays. Des milliers de camarades se divisent en ateliers avec des axes de débat spécifiques, à partir desquels émergent des liens, des calendriers et une intensité politique que chacune ramène dans sa propre province. Dans des ateliers comme ceux-ci, des camarades se sont réunies pour créer des réseaux du Secours rose (2), qui fournissent des conseils pour l’avant et l’après avortement et des informations de qualité pour interrompre les grossesses non désirées en toute sécurité.
C’est l’ENM de 2003 qui a lancé l’initiative de constituer la campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sans risques et gratuit. Dès ses débuts, la campagne a été une articulation fédérale composée d’un large éventail de partis politiques, de militantes indépendantes et de professionnelles féministes engagées dans la lutte pour le droit à l’avortement. Elle a travaillé de manière ciblée pour mettre ce thème à l’ordre du jour et gagner la présence et l’appui des parlementaires.
Cette année, c’était la septième fois que la campagne présentait un projet de loi au cours de ses 13 ans d’histoire. Cette persévérance était accompagnée d’une effervescence féministe internationale, avec la diffusion d’un agenda de revendications du mouvement des femmes et du collectif LGBT et l’agitation de Ni Una Menos (Pas une de moins). Ni Una Menos devait devenir le slogan d’un mouvement de militantes et d’organisations. En quelques mois, nous sommes passé·e·s de la répudiation de la violence machiste à l’intégration dans cette lutte des revendications des travailleuses formelles et informelles, rémunérées et non rémunérées. Nous avons discuté de la cis-hétéronormativité et, bien sûr, nous avons repris la lutte historique pour le droit à l’avortement.
Dinosaures
Une image qu’on voit partout sur les réseaux sociaux s’est déroulée dans les couloirs du Sénat durant la nuit du vote : une assemblée qui, du fait de sa composition âgée, ressemble à une sorte de Jurassic Park. Malgré l’efficacité de la métaphore, il convient de souligner quelques différences essentielles avec la préhistoire : le résultat du vote nous apprend qu’il ne s’agit pas d’un espace ouvert et vert (3) mais d’un bastion blindé avec des crucifix sur les murs et où ceux qui portent des symboles bleus s’y sentent comme des poissons dans l’eau.
Dans cet intérieur, si imperméable à l’extérieur, nous avons constaté que le niveau du débat n’était même pas l’ombre de ce qui s’était passé à la Chambre des députés. Les présentations des spécialistes des commissions qui devaient traiter du projet sont des scènes impossibles à oublier, comme celle du médecin qui a dit que les préservatifs n’empêchent pas la contagion du VIH ou celle du prêtre qui avait été reçu des témoignages de mineurs violés et n’avait pas dénoncé les violeurs.
Le niveau n’a pas augmenté lorsque les sénateurs eux-mêmes ont débattu au cours d’une session qui a duré plus de quinze heures. Nous étions furieuses de ne pas pouvoir répondre en direct et directement à un législateur comme Urtubey, qui affirmait qu’« il y a des viols qui n’impliquent pas de violence pour les femmes ». Il n’a même pas fait d’efforts pour cacher sa misogynie, sa morale hypocrite, ses valeurs dangereusement réactionnaires. Ou le sénateur De Angeli qui a ainsi justifié son veto : « Quand une femme est enceinte, nous allons la féliciter avec joie. On vous donne une plante pour qu’elle grandisse et voit l’image de votre enfant. Ce sont les choses qu’on ne peut pas perdre. C’est pourquoi je vote contre. »
Les noms de ceux qui ont exprimé leur vote négatif sont répétés dans mille formats sur les réseaux et nous promettons toutes et tous de nous en souvenir, surtout lorsque viendra le temps des urnes électorales. Cependant, le slogan « Ne votez plus jamais pour eux », clair, puissant et capable d’effrayer tout politicien de carrière, a également été utilisé. Il est clair que pour beaucoup de sénateurs, la puissante institution ecclésiastique locale était plus persuasive que les arguments du mouvement féministe massif face à cette nouvelle Inquisition, dont les énormes ressources économiques leur permettent d’avoir une « unité fondamentale ». De notre côté, nous doublons la mise et nous avons déjà des foulards orange, un nouveau symbole qui plaide pour la séparation de l’Église et de l’État.
Presque tous les discours en faveur de la loi ont souligné une temporalité que nous partageons : tôt ou tard, nous aurons l’avortement légal. De l’autre côté, ils semblaient aussi le savoir : « ils nous traitent d’archaïques, de rétrogrades, ils disent qu’on n’écoute pas les jeunes… Mais je sais comment la société va évoluer, je le sais parfaitement », a déclaré un sénateur qui, comme beaucoup d’autres, a voté par calcul électoral personnel, bien qu’il soit personnellement favorable au droit à l’avortement. En d’autres termes, « garantissez-moi que cela ne compliquera pas ma candidature au poste de gouverneur et vous aurez mon vote », ce qui a mis à nu la logique avec laquelle le Congrès approuve ou rejette les lois.
À la surprise de beaucoup, lorsque le projet de loi est arrivé devant le Sénat, le vote positif a conservé un certain avantage sur le « non ». Cela m’a fait penser que la photo de la manifestation du 13 juin, qui montrait d’un côté les rues vertes et de l’autre une poignée de drapeaux bleus et de chapelets, avait influencé la Chambre haute. Nous avons vite compris qu’il fallait tenir les rues. Nous les avons remplies à maintes reprises, nous nous sommes mobilisé·e·s sur des places de tout le pays et nous avions une place dans les médias : nous avions le soutien d’actrices, d’artistes et de journalistes ayant une grande capacité de s’adresser aux masses.
À chaque mauvaise nouvelle d’un vote sénatorial indécis contre nous, nous avons réagi avec plus d’activités, de débats publics, de diffusion de matériel et d’arguments. Mais de l’autre côté, nous avions un ennemi furtif et puissant qui copiait nos signes de ralliement (foulards bleus au lieu de nos verts) et marchait avec des crucifix dans toutes les provinces du pays.
Cependant, gagner dans les rues ne nous a pas apporté la victoire. La visibilité de nos débats, la transparence publique de nos interventions, la recherche inlassable de la démocratie dans nos organisations ont été contrées par l’opacité des parlementaires, les calculs électoraux et l’obscurantisme.
Malgré le désespoir avec chaque nouveau vote dépouillé et en ayant finalement perdu par sept voix, nous avons une certitude : maintenant ils nous voient. Le mouvement féministe a fait irruption dans le système politique avec insolence. Nous avons proposé un débat d’une ampleur presque sans précédent pour la démocratie argentine. C’est à notre crédit. Et aussi, pour la première fois dans son histoire, la Chambre des sénateurs a entendu des slogans tels que « le maternel est politique » et « droit à la jouissance », ainsi que les mots féminisme, machisme et patriarcat.
Sans avoir de siège au Sénat, nous avions le premier rôle. Notre mouvement est un mouvement vivant et en plein essor au sein d’un processus créatif. Devant notre menace de faire trembler la terre, de l’autre côté ils ont montré leurs dents et ont fait ressortir leurs pratiques ancestrales, misogynes et méprisantes des droits civils. Mais, oui, pas de doute : ils nous voient. Et malgré le fait que les partis traditionnels continuent de minimiser notre pouvoir, le système politique dans son ensemble a dû prendre note de tout ce qui s’est passé. Nul n’échappe aux vents de l’instabilité politique et, dans ce processus ouvert, la marée féministe peut articuler plusieurs mécontentements : de la répudiation de la misogynie et de l’idéologie de la domesticité qui prévaut au Parlement à la mise en évidence du fait que les discours et les pratiques patriarcales du droit qui nous régissent ne sont pas simplement un accessoire, mais structurent un programme néolibéral de réduction de l’État et de précarisation des conditions d’existence du peuple travailleur. Et dans cette existence précaire, nous, les femmes, les cis, les lesbiennes et les trans continuons à porter le fardeau le plus lourd.
Résister à la tempête
Le 13 juin, nous avons été témoins et protagonistes d’un scénario sans précédent de mobilisation du mouvement des femmes, des féministes, des LGBT, des partis politiques, des syndicats et des organisations sociales dans la campagne pour le droit à l’avortement. Le 8 août les efforts ont été redoublés : des minibus ont amené des camarades de tout le pays et dès la nuit du 7 août des tentes et des kiosques, des scènes et des écrans ont été installés dans les principales avenues du centre politique de la capitale, avec des mobilisations et des déploiements similaires dans les autres grandes villes d’Argentine.
L’après-midi, la pluie n’a donné aucun répit et pendant que nous suivions le débat minute par minute, en coordonnant les diverses activités de la journée (panneaux, conférences, ateliers, concerts), nous avons inventé des moyens créatifs de nous protéger du froid. Au-delà de la place du Congrès clôturée, l’État semblait s’être retiré dans son enceinte parlementaire, et la sécurité générale de la mobilisation massive devait être construite entre nous, en coordination avec la campagne. Un déploiement conjoint des organisations a également assuré la coordination tout au long de la nuit, même avec un raz-de-marée de personnes faisant une simple promenade de deux pâtés de maisons dans une odyssée impossible qui a pris une heure. Des milliers d’adolescent·e·s, en groupes, derrière les drapeaux mouillés de leurs centres d’études, étaient présent·e·s et ont également montré comment la lutte pour le droit à l’avortement légal était étroitement liée à la lutte pour l’application de la loi d’éducation sexuelle intégrale.
Des camarades organisé·e·s des quartiers pauvres de la ville et de la banlieue de Buenos Aires sont arrivé·e·s tôt pour nier par leur présence les arguments misogynes et patriarcaux selon lesquels sexualité, maternité désirée et moyens sûrs d’interrompre la grossesse sont des préoccupations des femmes de la classe moyenne. Des collègues du front des transmasculinités, des partenaires de camarades trans, queer, non-binaires et lesbiennes soutenant le droit à l’avortement ont crié au milieu du déluge que l’avortement n’est pas seulement une affaire de femmes cis. D’une part, parce que nous préférons penser en termes de capacité à construire la prise en compte de la diversité des expériences des sexes-genres dans les interruptions de grossesse, mais aussi parce que nous comprenons, comme l’a dit un jour un partenaire trans, qu’il existe une puissante alliance émotionnelle entre celles et ceux qui luttent pour l’autonomie de nos corps, pour décider comment nous voulons habiter nos corps. Ensemble avec nos revendications, nous défions le cis-hétéro-patriarcat, sa violence et ses ordonnances.
La rue a condensé une puissante accumulation d’organisation et d’articulation. Ce n’était pas seulement une poignée de mécontentes de l’illégalité et de la clandestinité de l’avortement. Outre les organisations sociales et politiques, les féministes, les syndicats, les centres d’études, l’articulation avec celles et ceux qui contestent quotidiennement la clandestinité de l’avortement était également visible. Le Réseau des professionnel·e·s pour le droit à la décision, qui intervient pour garantir des interruptions de grossesse dans les 3 cas où elles sont acceptées (santé de la femme enceinte, viol et non-viabilité du fœtus), a coordonné une conférence dans laquelle il a réaffirmé sa volonté de continuer à travailler pour atteindre davantage de camarades. Des services de conseils avant et après l’avortement, des lignes d’informations sûres, des collectifs de féministes de Secours rose ont également été impliqués.
Qu’en était-il de l’autre côté ?
De l’autre côté de la place, tout près de l’entrée par laquelle les sénateurs entraient au Congrès, il y avait d’immenses drapeaux argentins et des chapelets. Aussi, le fameux bébé géant en papier mâché qui a défilé dans chacune des marches du secteur anti-droits. Ces dernières semaines, des personnalités telles que l’actrice Amalia Granata nous ont cordialement invitées à « serrer les jambes » tandis que Cecilia Pando, célèbre avocate des auteurs du génocide de la dernière dictature militaire, a appelé à la lutte « pour les deux vies ». Et avec Bandera Vecina, un parti politique néonazi ouvertement xénophobe, on a l’élément qui manquait pour réunir dans le même cadre les ecclésiastiques, les fascistes, l’alliance conservatrice et misogyne qui compose le côté opposé au mouvement féministe.
Et au-delà de la violence symbolique de leurs propos, nous avons connu ces dernières semaines de nombreux cas de camarades agressé·e·s physiquement dans les rues pour le simple fait d’avoir attaché le foulard vert à leur sac à dos. Pour la même raison, des enseignant·e·s ont été harcelé·e·s dans des écoles privées où elles et ils enseignent et même « invité·e·s » à quitter les établissements. Dans ce contexte, le panorama après le vote du Sénat indique qu’au sein du parti au pouvoir, déchiré entre une droite libérale et une droite conservatrice et réactionnaire au sein de l’alliance Cambiemos (4), l’équilibre s’est déplacé en faveur de cette dernière.
La boussole est à nous
Nous ne voulons pas nier ou ignorer la colère, la frustration, la tristesse du moment où le vote a été connu. La détresse et le moment de fatigue sont aussi politiques. Les bilans, la revue des stratégies et les nouveaux défis à venir sont faits. Mais le féminisme comme praxis et réflexion quotidienne nous soutient. Aussi, de manière urgente et concrète : nous continuons à construire des réseaux d’accompagnement pour que les interruptions de grossesse dans le cadre des 3 causes acceptées soient respectées, pour que circule une information sûre, pour que les droits conquis jusqu’ici soient respectés.
Au cours de la dernière semaine précédant le vote du Sénat, nous avons été témoins de tentatives visant à modifier ou à remplacer notre projet de loi. Par le biais d’initiatives sénatoriales isolées, mesquines, de ceux qui ont fini par s’abstenir lors du vote, nous avons rencontré des projets de dépénalisation de l’avortement et d’autres qui répétaient ce qui avait déjà été obtenu pour les 3 causes acceptées d’avortement. Des rumeurs disaient que ces projets devaient être traités après le rejet de notre loi lors de la session du 8 août.
La confusion ainsi créée répondait à la position du parti au pouvoir, la force principale contre la loi au sein du Congrès, qui commençait à craindre le coût politique si la loi était rejetée sans aucun projet alternatif. Encore du calcul, de l’opacité, de la manipulation. Le 9 août, très tôt, les journaux ont confirmé cette hypothèse : certains des fonctionnaires qui s’étaient fortement opposés à notre projet apparaissent désormais comme les créateurs d’une éventuelle réforme du Code pénal qui envisagerait la dépénalisation. Quelques heures plus tard, le projet de cette réforme nous confirme qu’ils n’envisagent même pas l’élimination des peines, mais proposent seulement de les laisser à la discrétion de chaque juge.
Nous insistons : sans légalisation, il ne peut y avoir de décriminalisation. En effet, empêcher l’accès gratuit au système de santé publique pénalise celles qui n’ont pas les moyens d’interrompre une grossesse en toute sécurité. Décriminaliser sans légaliser, c’est apaiser les consciences de ceux qui peuvent avoir recours à une clinique privée. C’est le panorama rêvé du libéralisme qui nous gouverne : chacun prend soin de son corps selon son pouvoir d’achat. Nous voulons une dépénalisation et une législation qui permette de manière réelle et concrète de garantir les droits, qui ne s’en prend pas aux ressources publiques de l’État. Et nous voulons l’application de la loi sur l’éducation sexuelle intégrale, qui permette aux lieux d’étude dans tout le pays d’être des espaces de réflexion sur la sexualité, le désir, les rôles assignés aux genres et la dépatriarcalisation.
Nos réseaux féministes ne peuvent pas tout faire, ils n’ont pas les ressources et l’infrastructure d’un État et de son système de santé publique, même dans une période néolibérale où ces derniers sont vidés de leur substance. Mais ils peuvent faire beaucoup. Nous arrivons ici et allons plus loin. La boussole est à nous. Tout comme ces nouvelles façons féministes de penser, de ressentir et d’exister en politique.
Camila Baron est économiste et membre du comité de rédaction de Revista Intersecciones. Gabriela Mitidieri est membre de l’Institut interdisciplinaire d’études de genre (UBA) et militante de Democracia Socialista, groupe sympathisant de la IVe Internationale en Argentine.
Camila Baron and Gabriela Mitidier
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