Plusieurs problèmes se croisent, parfois de manière confuse, à propos du Brexit. Toute analyse sérieuse de la construction de l’Union européenne – encore plus spécifiquement de la zone euro – ne peut que constater l’usage fait par les transnationales des processus centrifuges et non pas convergents comme initialement proclamés. En effet, plus n’est besoin d’insister trop pour l’illustrer sur l’efficacité pour le capital transnational des différentiels en termes de salaire et de productivité sectorielle entre pays de l’UE, ou en termes d’imposition fiscale ainsi que sur les mesures d’austérité – c’est-à-dire les « dévaluations internes » comme substitut aux dévaluations monétaires pour relancer les exportations – qui sont liées à des clauses propres aux divers accords signés dans la foulée de celui de Maastricht en 1993. L’ensemble des contre-réformes ont été « dictées » par les « exigences de la compétitivité », invoquées par chaque capitalisme dit national. Autrement dit le développement inégal et combiné propre aux processus d’accumulation du capital est pleinement à l’œuvre au sein de l’UE et, en particulier, dans la zone euro, avec les tensions internes qui en découlent, sur tous les plans. La nature de l’UE comme proto-Etat du Capital – non réformable – ne fait pas de doute.
Au sein de la gauche britannique, le débat ayant trait au « référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne », datant du 23 juin 2016, renvoie à encore d’autres questions. Dans tous les cas, ce « vote du peuple » – un « peuple » mythique » – se déroula dans un climat politique et démagogique où dominaient les forces réactionnaires et conservatrices, et non pas les arguments d’une « gauche radicale » en faveur du Brexit.
Aujourd’hui, un secteur significatif de la société exige un second référendum. C’est un fait qui se révèle dans les sondages : ce ne serait que 41% qui, en septembre 2018, se prononceraient pour la « sortie », contre 59% qui le firent en 2016.
Certes c’est un sondage et non pas un vote. La différence est vite appréhendée par tous les « experts » helvétiques de ladite démocratie directe. Toutefois cet « état d’esprit », à un moment donné, est révélateur. Comme le fut la démonstration massive du 20 octobre 2018 à Londres.
Il ne s’agit pas, ici, d’entrer dans les arguments avancés respectivement au sein de la gauche radicale britannique par les « pro » et les « anti » Brexit. Mais simplement de rendre compte de cette mobilisation du 20 octobre et de poser une question assez élémentaire : voter une seconde fois sur ce sujet, est-ce « une trahison de la volonté populaire » ou est-ce simplement un droit démocratique ? Quiconque connaît l’histoire des référendums et initiatives en Suisse ou dans certains Etats des Etats-Unis peut y répondre : cela relève d’un simple droit démocratique. Il ne s’agit pas de faire appel à un argument de type commercial : « on m’a vendu un réfrigérateur sur la base d’explications mensongères », « je veux pouvoir en acquérir un autre, en disposant de connaissances plus exactes ».
Il s’agit simplement de la possibilité de se prononcer, plusieurs fois, sur un même sujet, y compris s’il a été inscrit dans la constitution, comme ce fut le cas pour le droit de vote des femmes en Suisse ou la dépénalisation de l’avortement, ou encore des lois portant sur l’« immigration ».
Rédaction A l’Encontre
Tribune du Guardian
Le centre de Londres, le 20 octobre 2018, a été paralysé alors qu’environ 700’000 personnes venant de l’ensemble du Royaume-Uni y défilaient pacifiquement en direction du Parlement pour exiger un second référendum sur le Brexit [abréviation de « British Exit », désignant la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne]. Il s’agissait du plus grand rassemblement d’opposition publique à la politique gouvernementale [symbolisée par Theresa May, malgré les divergences internes au camp Tory] depuis la manifestation contre la guerre en Irak en 2003.
Le nombre de personnes qui sont descendues dans la capitale pour demander un « vote du peuple » a dépassé toutes les attentes des organisateurs et de la police. S’adressant à la foule, qui comprenait des dizaines de députés de tous les partis politiques, la vedette de la télévision et écrivaine culinaire Delia Smith, a déclaré que Brexit menaçait d’entraîner un « chaos absolu ».
« La seule façon d’éviter cette folie totale et de reconquérir notre avenir est d’obtenir le vote du peuple », a-t-elle déclaré, parmi les acclamations. « Un vote du peuple ? Je veux pouvoir dire à mes petits-enfants que j’ai au moins essayé. »
• Le leader libéral-démocrate Vince Cable a déclaré que la marche montrait que les Britanniques commençaient à se rendre compte que les politiciens ne pouvaient pas leur apporter un Brexit réussi capable de protéger leurs emplois, leurs conditions de vie et l’avenir de leurs enfants ; qu’ils craignaient les ravages qui allaient s’ensuivre et voulaient avoir une chance d’y mettre fin.
M. Cable a expliqué : « Les gens ont été galvanisés par la crainte d’un désastre potentiel, (…) On s’est rendu compte qu’il n’y a pas grand-chose à en tirer [du Brexit] et ils sont nombreux à avoir peur, à s’inquiéter. »
La marche a coïncidé avec l’appel lancé par un ministre de haut rang du gouvernement aux députés conservateurs pour leur sommer d’abandonner leurs « obsessions idéologiques » sur l’Europe, obsessions qui, à son avis, menacent maintenant de conduire le pays vers le gouffre.
• Le ministre des Affaires étrangères, Sir Alan Duncan, suppléant, de facto, du ministre des Affaires étrangères Jeremy Hunt, a déclaré que les députés et ministres conservateurs avaient maintenant le devoir de montrer aux gens qu’ils pouvaient fournir un Brexit raisonnable et modéré qui soit dans l’intérêt national. Il a ajouté qu’il serait impossible d’atteindre cet objectif tant que nombre d’entre eux resteraient retranchés dans des camps idéologiques différents et refuseraient tout compromis : il n’existe simplement pas de résultat idéal qui convienne à tout le monde. Les gens doivent prendre du recul par rapport à leurs obsessions idéologiques et accepter un compromis pragmatique. Sinon, nous risquons de nous infliger des dommages économiques massifs, ainsi que des dommages politiques, au niveau national et international, pour des années à venir. »
Il a ajouté : « C’est le moment le plus important de ma vie politique, celui où il s’agit de se confronter à la réalité. Le sort de notre pays en dépendra pendant des décennies. C’est comme si nous roulions vers une falaise, mais sans faire face au fait que la voie que nous avons choisie nous mènera au bord du gouffre. »
• Le point de vue de The Observer [journal hebdomadaire d’orientation réformiste et social-libéral, publication sœur du Guardian] sur la nécessité urgente d’un nouveau vote sur l’Europe.
Ce week-end, cependant, rien n’indiquait que les luttes intestines des conservateurs au sujet de Brexit étaient en train de s’apaiser. Theresa May a été avertie par les ministres pro-Brexit qu’ils voteraient contre tout accord qu’elle proposera à moins qu’ils estiment qu’un tel accord garantit sur le plan légal que la Grande-Bretagne puisse à l’avenir faire une rupture nette avec l’Union européenne. Des ministres comme Andrea Leadsom, Penny Mordaunt, Esther McVey et Michael Gove font partie de ceux qui s’inquiètent que les mesures visant à résoudre le problème frontalier irlandais [relation douanière et frontalière entre Irlande du Nord – intégré au Royaume Uni – et Irlande] puissent maintenir des liens sur le long terme entre le Royaume-Uni et l’UE, Des tensions doivent se manifestent lors de la réunion des ministres de cette semaine et d’un rassemblement important du cabinet May sur le Brexit, le mercredi 25 octobre 2017 [en fait, tensions et confusions continuent au sein des Tory].
L’autorité de Theresa May étant en déclin, les députés eurosceptiques et les donateurs [les syndicats et autres groupes finançant le Parti conservateur] discutent ouvertement de la possibilité d’installer David Davis, l’ancien secrétaire de Brexit, comme dirigeant à court terme. Une contestation du leadership s’est déclenchée lorsque 48 députés conservateurs ont soumis leurs lettres à Sir Graham Brady, président du Comité de base de 1922 [Le Comité de base de 1922 est la fraction parlementaire du Parti conservateur – Tory – qui se réunit chaque semaine afin de coordonner sa politique de manière indépendante des ministres qui siège au premier rang du parlement ; raison pour laquelle il y a les « backbenchers » et « les frontbenchers ») depuis l’an 2000, des derniers peuvent participer à ces réunions »
The Observer s’est entretenu avec des députés qui envisagent de soumettre leurs votes cette semaine. « Il est tout à fait possible que Brady fasse une annonce cette semaine – voilà à quel point les choses vont mal », a déclaré un député. « Je crains que la semaine dernière ait à juste titre rouvert des questions concernant le leadership » [du parti et du pays].
• Les manifestants de la marche brandissaient des pancartes avec des inscriptions telles que : « Le Parlement est divisé, le peuple doit décider », « Pourquoi ces mensonges, Boris ? », et « Il est temps pour un tournant vers l’UE ».
John Bramich, qui a fait un trajet en voiture de quatre heures depuis Stockport pour participer à la manifestation, nous a déclaré : « Au moins tous les cinq ans nous tenons des élections générales pour choisir un nouveau gouvernement. Brexit est quelque chose de bien plus important. Il est absurde de prétendre qu’il est antidémocratique de tenir un second vote à ce sujet ».
Rodolfo Hermans, un chercheur chilien-allemand en nanotechnologies à l’University College de Londres, qui a rejoint la manifestation, a déclaré : « Le climat à l’égard les immigrants comme moi est devenu terrible. Cette atmosphère constitue un véritable environnement hostile, qui affecte non seulement les citoyens de l’UE, mais aussi ceux du monde entier. » Vote du peuple : « La dernière manifestation à laquelle j’ai assisté remonte à 47 ans. »
Une source de Downing Street [résidence de la première ministre] a déclaré qu’il n’y aurait pas de deuxième référendum : « Nous avons eu un vote populaire en 2016. Un deuxième référendum serait vraiment un vote de politiciens – des politiciens qui disent aux gens qu’ils se sont trompés la première fois et qu’ils devraient réessayer. Cela nuirait durablement à la confiance en la démocratie. »
• Une autre marche en faveur du rester dans l’accord avec l’UE a eu lieu samedi en Irlande du Nord, les manifestants ont convergé vers la mairie de Belfast. Devant une foule, brandissant des drapeaux de l’UE et portant des pancartes anti-DUP [Democratic Unionist Party irlandais, conservateur], la cheffe du parti de l’Alliance, Naomi Long, a décrit l’UE comme une force pour la paix.
Elle a déclaré que le débat sur Brexit ne concernait pas la protection de l’union du Royaume-Uni ni la création d’une Irlande unie, comme le prétendaient certains de ses interlocuteurs du camp opposé.
Elle a ajouté : « Il s’agit de personnes d’ici qui se rassemblent et disent que, tout comme l’UE, nous accordons de l’importance à la coopération, nous accordons de l’importance à l’immigration, nous accordons de l’importance à la collaboration dans l’intérêt supérieur de tous les membres de cette société. C’est la raison pour laquelle nous apprécions l’UE, ce n’est pas seulement un modèle de coopération, c’est le fondement même de la coopération dont nous avons besoin ici. »
• Une contre-manifestation pro-Brexit à Harrogate [dans le Yorkshire du Nord], organisée par Nigel Farage [le leader de l’UKIP, Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, dont il a perdu la direction en 2016, mais reste au Parlement européen depuis 1999 ; c’est un trader en commodities], a réuni environ 1200 personnes.
• The Guardian, 20 octobre 2018