Au Japon, le centenaire de l’armistice de la guerre de 14-18 est passé presque inaperçu. Les médias se sont fait l’écho des commémorations du 11-Novembre et le vice-premier ministre Taro Aso figurait parmi les personnalités présentes à Paris à cette occasion, mais la fin d’une guerre, dont on pensait il y a un siècle qu’elle « préviendrait toutes celles à venir », n’a donné lieu à aucune cérémonie dans l’archipel, pourtant fervent de commémorations.
Bien que le Japon soit signataire du traité de Versailles et qu’il ait participé à la Conférence de la paix chargée de rédiger la charte de la Société des Nations (SDN), la première guerre mondiale et ses suites ont une place marginale dans l’historiographie et la mémoire collective de l’archipel en dépit des graines de conflit qu’elles semaient. En Europe, comme en Asie.
Amertume
La participation du Japon à la guerre marqua un tournant dans son histoire militaire : sa marine qui avait déjà infligé une cuisante défaite à la Russie en 1905 allait mener pour la première fois des opérations à l’échelle mondiale. Mais l’armistice fut une source d’amertume : en dépit de son émergence parmi les nations puissantes, le Japon ne sera pas traité sur un pied d’égalité par ses alliés.
En raison de son alliance avec la Grande-Bretagne de 1902, l’archipel se trouva douze ans plus tard dans le camp des pays de l’Entente. Malgré une forte opposition au sein du gouvernement et de l’armée entre anglophiles et germanophiles, le Japon déclara la guerre à l’Allemagne et captura Qingdao, place forte allemande en Chine, ainsi que d’autres possessions ennemies dans le Pacifique. Puis, sa marine patrouilla l’océan Indien et la mer de Chine du Sud.
Il n’envoya pas de troupes en Europe mais dépêcha un contingent d’une cinquantaine d’infirmières, dont certaines à Paris, tandis que quelques aviateurs volontaires combattirent du côté français. La stratégie japonaise était simple : étendre son influence dans la région – déjà substantielle grâce à la colonisation de Taïwan et l’annexion de la Corée – à la faveur du vide laissé par les Européens trop occupés à s’entre-tuer, et préparer son entrée dans le cénacle des puissants une fois le conflit terminé. Pendant que les Européens s’affaiblissaient, le Japon se renforçait militairement, économiquement et territorialement.
La Grande Guerre ouvrit un nouveau chapitre dans l’histoire militaire japonaise avec la première attaque aéronavale par des hydravions lors du siège de Qingdao. Au printemps 1917, sous la pression de ses alliés, le Japon, dut en outre intervenir militairement au-delà de son pré carré asiatique. Il déploya en Méditerranée une flotte de 17 unités avec pour mission d’escorter les navires de transport des forces alliées. Un de ses destroyers fut coulé par une torpille allemande. Une trentaine d’années plus tard, au cours de la guerre du Pacifique, la marine japonaise opéra aussi loin de ses bases : trois de ses sous-marins parvinrent ainsi entre 1942 et 1944 jusqu’aux côtes bretonnes. Mais, cette fois, le Japon était dans le camp des puissances de l’Axe…
Héritage inattendu
Par le traité de Versailles, Tokyo se vit confirmer ses conquêtes en Asie et dans la Pacifique mais il subit une humiliante rebuffade : le rejet par les Etats-Unis de sa proposition de faire figurer dans la future charte de la SDN le principe de l’égalité des races. « La paix qu’entendent nous imposer les responsables anglo-américains n’a pas d’autres objectifs que de maintenir un statu quo favorable à leurs intérêts… Si cette politique devait prévaloir, le Japon n’aurait d’autre possibilité pour survivre que de détruire ce statu quo », écrivait peu avant la signature du traité de Versailles le prince Fumimaro Konoe, deux fois premier ministre dont la seconde de juillet 1940 à octobre 1941.
Il est un héritage inattendu de la première guerre mondiale célébré par les Japonais : la Neuvième Symphonie, de Beethoven, jouée immanquablement en fin d’année par des centaines d’orchestres professionnels ou amateurs à travers le pays : c’est le legs, souvent ignoré, des prisonniers allemands de Qingdao envoyés dans des camps de l’île de Shikoku, où ils restèrent jusqu’à la fin du conflit, rappelle Michel Wasserman (Le Sacre de l’hiver, la Neuvième Symphonie de Beethoven, un mythe de la modernité japonaise, Indes savantes 2006). Parmi eux, il y avait des musiciens dont un violoniste qui vouait un culte à Beethoven. Et le 31 mai 1918, l’orchestre formé par les prisonniers, avec un chœur entièrement masculin, interpréta la Neuvième pour la première fois au Japon. Officiellement, la première exécution date de 1927.
Par un autre détour inattendu, l’Opus magnum, de Beethoven, gagna en notoriété grâce au chef d’orchestre juif polonais, Joseph Rosenstock (1896-1985), qui avait trouvé refuge au Japon. Bien qu’allié de l’Allemagne hitlérienne, le Japon ne partageait guère son antisémitisme et Joseph Rosenstock était devenu directeur de l’orchestre de la radio nationale. Il avait pour habitude de diriger la Neuvième en fin d’année. Le rituel est resté, tel un requiem aux âmes des morts de cet enchaînement de guerres.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)