J’ai un jour entendu sur les ondes un membre de l’Académie française marteler « Le-masculin-l’emporte-sur-le-féminin-Point ! » On l’interrogeait évidemment sur l’écriture inclusive. J’ai été frappé non seulement par le caractère péremptoire de ce rappel de la règle mais aussi par sa violence à peine contenue. L’impression n’a duré qu’une fraction de seconde. Mais cette anecdote a trouvé immédiatement sa place dans mon esprit aux côtés d’autres manifestations, petites ou grandes, de domination, de violence et d’abus qui, depuis mon enfance, y avaient laissé leurs empreintes. Plus tard, j’ai pris connaissance des tirades ahurissantes de Raphaël Enthoven assimilant l’écriture inclusive à du négationnisme et à une novlangue orwellienne…
A l’évidence, un tel déchaînement de brutalité ne peut s’expliquer que par des enjeux de pouvoir allant bien au-delà de la grammaire. Dès lors, quand un ami m’a demandé, un peu plus tard, si mon essai sur Trump serait écrit en inclusive, la réponse s’est imposée d’elle-même. Je m’en suis expliqué dans la préface de l’ouvrage : « La langue est une construction sociale. La règle qui veut que le masculin l’emporte n’est pas inscrite dans une science académique intouchable mais dans des rapports d’oppression que la grammaire contribue à reproduire. Face au machisme décomplexé et arrogant qu’incarne Donald Trump, face à l’exacerbation de la violence structurelle contre les femmes et aux luttes de celles-ci pour leurs droits, j’ai choisi de me rallier à l’écriture inclusive. »
L’Académie française, entre-temps, a pris une position officielle. Dans sa déclaration du 26 octobre 2017 sur l’écriture inclusive, elle s’est dite « sensible aux innovations de la langue » et a semblé prendre ses distances avec l’argument d’autorité de l’Immortel que j’avais entendu quelques mois plus tôt : « C’est moins en gardienne de la norme qu’en garante de l’avenir », lit-on, qu’elle intervient dans le débat. » Mais en réalité, loin d’abandonner le rôle de « gar-dienne de la norme », l’Académie recourt à cette très vieille astuce des despotes quand iels sont contesté·e·s : le chantage à la catastrophe. « C’est moi ou le chaos », écrit-elle en substance ; respectez l’ordre établi, ou les conséquences seront terribles. Car, tenez-vous bien : « devant cette aberration ‘inclusive’ », la langue française se trouverait « en péril mortel ». Au profit de qui ? De l’étranger, pardi : « les promesses de la francophonie seront anéanties , (…) d’autres langues tireront profit de ce redoublement de complexité pour prévaloir sur la planète ».
On croit rêver, mais “la francophonie” sert effectivement à ça : défendre le rang de la France dans le monde, maintenir l’assujettissement néocolonial, conquérir des marchés contre la concurrence... Je formule l’hypothèse que ce lien avec la politique impérialiste de Paris et l’histoire coloniale contribue à expliquer le surcroît de violence avec lequel la grammaire masculiniste est défendue dans l’Hexagone, et qu’on ne constate pas dans d’autres pays, comme la Belgique ou le Québec.
Ceci dit, le fond de l’affaire est évidemment la domination masculine. Dans la prise de position officielle de l’Académie, elle est dissimulée, pas absente : elle s’avance sous le masque du combat pour l’unité et la clarté de la langue : l’écriture inclusive aboutirait en effet « à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité. »
Argumentation remarquable, en vérité ! Sous couvert de grammaire, elle revient tout simplement à nier le droit d’exprimer la diversité des points de vue des femmes et des hommes. Je parle ici des « points de vue » au sens quasi topographique du terme : la manière dont on voit les choses en fonction de son genre et de la place qui lui est attribuée. La société étant patriarcale, cette négation du droit d’exprimer la diversité est en fait invisibilisation de l’oppression et répression du droit des femmes à s’insurger contre celle-ci.
Dans une perspective intersectionnelle, il va de soi que cette négation du droit d’utiliser la langue pour lutter contre l’oppression porte à conséquence sur d’autres terrains que le combat féministe. Mais restons concentré.e.s sur celui-ci. Diversité = désunion, désunion = désordre, désordre = confusion, confusion = illisibilité… Mieux vaut donc que « le masculin l’emporte ». Telle est la logique sous-jacente au texte de l’Académie.
Il y a une langue française, une manière de s’exprimer - mâle, blanche et patriarcale. A l’image des membres du temple de la langue française : créée par Richelieu à l’époque du despotisme, l’Académie est un modèle d’institution patriarcale. Elle ne comptait en 2016 que cinq femmes sur trente-six membres. La première « Immortelle », Marguerite Yourcenar, n’y a été admise qu’en 1980, deux siècles après la fondation...
Les récriminations quant à la soi-disant « illisibilité » de l’écriture inclusive me semblent fort exagérées et, surtout, discutables. Selon moi, la difficulté de lecture n’est pas un fait en soi mais une manifestation de la résistance sociale à prendre en compte qu’il y a des femmes, des hommes, et que les genres sont strictement égaux en droits. Une fois que cette résistance est vaincue, la « confusion » évoquée par l’Académie française disparaît. Ayant intégré la réalité genrée de la société, le cerveau capte sans peine que « les avocat·e·.s » et « les instituteurs/trices » ne sont que des raccourcis typographiques utilisés pour désigner des ensembles composés de sous-ensembles, de sorte qu’il convient de lire à voix haute « les avocates et avocats », « les instituteurs et institutrices ». (On peut ajouter « tou·te·s », qui se dit fort élégamment « toustes »). Où est le souci ? Loin d’entraîner la « désunion » de la langue, l’écriture inclusive favorise au contraire la seule « unité » digne de ce nom : celle qui repose sur la prise en compte effective des parties, de leur autonomie et de leurs droits égaux. En d’autres termes : il ne s’agit pas de « féminiser » le français mais de le « démasculiniser » - ou plutôt de le libérer de la domination masculiniste.
« Combat symbolique », disent certains. Oui, et alors ? “Un dé à coudre vaut plus qu’une Présidente de la République, puisqu’on doit dire qu’ils figurent tous les deux sur la photo”. Cette citation d’Eliane Viennot, historienne et professeure de littérature, jette une lumière crue sur l’extrême violence symbolique que la grammaire fait quotidiennement aux femmes. Loin d’être un détail, le symbole est en fait au cœur de l’enjeu. Charles S. Peirce, le fondateur de la sémiologie moderne, distingue trois types de signaux : les indices, les icônes et les symboles. La communication symbolique - le langage - serait l’apanage du genre humain. L’écriture est pour ainsi dire doublement symbolique puisqu’elle utilise des symboles - les lettres de l’alphabet - pour représenter d’autres symboles - des mots. L’anthropologue étasunien Terrence Deacon considère que le développement du langage a été de pair avec celui du cerveau, à telle enseigne qu’Homo sapiens peut, selon lui, être défini comme « espèce symbolique ». Nous ne sommes apparemment pas les seuls : des études récentes concluent qu’Homo neanderthalensis possédait déjà un langage oral complexe...
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : le symbole est au cœur de notre nature d’espèce pensante qui produit socialement son existence de façon consciente, grâce à sa capacité d’anticiper l’évolution des choses et de se représenter l’impact de son activité. Dès lors, c’est nous faire insulte de considérer comme dérisoire le combat pour extirper de la langue française ce symbole de l’oppression que le système scolaire enfonce dans le crâne des petites filles et des petits garçons. Poser que « le masculin l’emporte sur le féminin » revient tout simplement à poser que l’inégalité des droits serait une loi de la nature. Sous l’Ancien Régime, quand l’Académie fut fondée, c’était aussi l’argument des esclavagistes...
Je suis à ma connaissance, jusqu’à présent, un des seul·e·s - voire le/la seul·e ?- auteur·e à avoir choisi de recourir systématiquement à l’écriture inclusive dans un ouvrage qui ne traite pas du combat féministe. Je n’en tire aucune fierté, n’en fais pas un argument de promotion, et estime que mon essai (« Le moment Trump. Une nouvelle phase du capitalisme mondial ») doit être jugé pour l’analyse qu’il propose de ce dont Trump est le nom. Je n’essaie pas non plus de me faire passer pour un homme féministe (une variété rarissime, si tant est qu’elle existe…). Je veux simplement marquer ma solidarité avec les femmes qui luttent contre leur oppression. En cette époque de réaction, cette solidarité est plus urgente que jamais. C’est pourquoi mon ralliement à l’écriture inclusive est définitif.
Daniel Tanuro