Ana Carolina Lourenço est l’une des coordinatrices du réseau d’appui aux femmes noires brésiliennes, Rede Umunna, qui a créé dans le contexte des élections générales au Brésil une plateforme, Mulheres Negras Decidem (Les femmes noires décident), pour fomenter l’émancipation politique des femmes noires. À Rio, cette sociologue évoque pour Courrier international ce mouvement qui ne compte pas baisser la garde malgré les menaces et les intimidations.
CI : Pourquoi une campagne #MulheresNegrasDecidem ?
ANA CAROLINA LOURENÇO – Si vous allez sur notre site, vous constaterez que nous énumérons quelques mythes bien ancrés dans la mentalité au Brésil, pour les démonter par des faits. Par exemple, les femmes noires représentent 27 % de la population, mais 2,53 % seulement des élues au Parlement. D’où le hashtag qui, après l’assassinat de Marielle Franco, s’est largement répandu : #Quatre tirs n’arrêteront pas 27 % de la société.
Une idée reçue veut que nous ne soyons pas élues parce que peu de femmes noires se présentent. Pourtant, elles représentaient 12,4 % des candidates à un siège de députée fédérale en 2014. Mais moins de 2 % ont été élues. Le système politique brésilien freine la candidature des femmes noires à des mandats électifs à cause des dispositifs de financement et de visibilité. Et pourtant, certaines ont une formation supérieure à celle des candidats masculins blancs. C’est ce que nous appelons le “coût racial” pour élire une femme noire.
Quel est votre objectif ?
Les femmes noires peuvent contribuer à faire éclore un nouveau projet de démocratie, plus adossé aux droits humains. Celles qui ont été élues ont toujours défendu l’éducation et la santé publiques, des politiques sociales fortes, notamment parce qu’elles sont les héritières et les utilisatrices de ces politiques, elles sont issues du bas de la pyramide sociale. Avec Rede Imunna, nous voulons préparer les femmes à intervenir dans le débat politique, à tous les niveaux : en tant que journalistes, staff de campagnes, membres d’organisations militantes, candidates… Et notre priorité, c’est de remettre les principes fondamentaux de la Constitution sur le devant de la scène. Ainsi, l’égalité est un principe constitutionnel fondamental, et cela implique un combat contre les inégalités et pour le respect des droits humains en premier lieu.
Comment le racisme transparaît-il dans la société brésilienne ?
C’est un racisme non déclaré, implicite. Les gens disent par exemple, comme on l’a entendu pendant la campagne présidentielle, “l’université publique perd en qualité”, parce que les enfants de leurs employés de maison fréquentent désormais l’université, eux aussi. Or les jeunes diplômées noires, par exemple, ont obtenu de très bons résultats dans leurs études supérieures !
Y a-t-il eu un “effet Marielle” sur l’engagement des femmes à vos côtés ?
Oui, et il a commencé en 2016, avec l’élection de Marielle. Son équipe était formée à 80 % de femmes, dont une moitié de Noires. C’est comme cela que l’on façonne de nouveaux profils politiques au Brésil. J’ai moi-même participé à cette aventure, en travaillant sur un projet de laboratoire politique dans les favelas. Et tout de suite après sa mort, un grand nombre de femmes ont rejoint notre mouvement, venant d’horizons divers, avocates, médecins, enseignantes, chercheuses, sans oublier les candidates et les influenceuses. Nous avons désormais plus de 3 000 abonnés qui nous suivent de manière active. Nous sommes plus unies et plus fortes.
La société brésilienne s’est-elle radicalisée ?
Je reste optimiste, je persiste à croire qu’une majorité des votes en sa faveur ne sont pas guidés par la haine [cette interview a été réalisée quelques jours avant le second tour, qui annonçait une victoire probable de J. Bolsonaro] des Noirs, des femmes ou des LGBT. Néanmoins, les avancées en matière de droits humains ont produit une résistance, une réaction contre des mouvements comme le nôtre. Et malgré cela, une grande partie de la société ne veut pas de la peine de mort, n’approuve pas que l’on tue des personnes comme Marielle. Le Brésil ne va pas basculer vers un conservatisme absolu.
Les défenseurs des droits humains sont-ils plus menacés que par le passé dans votre pays ?
Oui, et notamment parce que ces dernières décennies, le Brésil a encouragé le développement d’organisations activistes, contre le sexisme, le racisme, l’homophobie. Cela suscite des réactions hostiles. L’élection de Bolsonaro en est un exemple. L’élite brésilienne a perdu des privilèges en voyant son espace occupé par des personnes comme nous, qui avons bénéficié de l’appui de l’État pour, par exemple, étudier à l’université.
L’élection d’un président d’extrême droite, Jair Bolsonaro, rendra-t-elle votre travail plus difficile et plus dangereux ?
Il peut y avoir du harcèlement et de la persécution, comme de muter à l’autre bout du pays un médecin du système public qui participe à notre mouvement. Nous pouvons craindre plus de violence aussi. Nous avons modifié notre protocole de sécurité. Mais plus que tout, c’est la couverture médiatique internationale qui peut nous protéger. Depuis mars 2018, les médias étrangers ont commencé à couvrir notre mouvement, et cela a contribué à l’élection de candidates noires, qui ont obtenu davantage de visibilité.
Sabine Grandadam et Morgann Jezequel
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