La grande presse s’en est fait l’écho : dès les premiers jours de la COP24 à Katowicze, le gouvernement polonais a soumis aux autres une résolution sur la « transition juste ». « Andrzej Duda, a insisté sur l’importance du consensus social comme condition de la réussite des politiques environnementales », rapporte Le Monde . Faisant référence aux manifestations des gilets jaunes français, il a conseille à Macron « de se référer à la déclaration de la transition juste, un modus operandi pour trouver le bon équilibre entre économie bas carbone, création d’emplois et qualité de vie »…
L’hypocrisie de la démarche polonaise ne fait aucun doute. Climato-sceptique et national-libéral, le président Duda ne vise qu’à manipuler démagogiquement l’inquiétude pour l’emploi des travailleur.euse.s et de leurs organisation syndicales. Son vrai but est évident : freiner au maximum les réductions d’émissions de gaz à effet de serre qui pourraient lui être imposées, au bénéfice des patrons du secteur charbonnier et du secteur énergétique (80% de l’électricité polonaise est produite par combustion de charbon).
Mais il est une information que la grande presse n’a pas rapporté et qui vaut son pesant de cacahuètes : cette « Déclaration de Silésie pour la solidarité et la transition juste » n’est pas une initiative des autorités polonaises mais de… la direction de la Confédération Syndicale Internationale (CSI). La Secrétaire générale Sharan Burrow s’en explique noir sur blanc dans le document « Demandes prioritaires des syndicats à la COP24 », diffusé par la CSI en novembre 2018 : « Les gouvernements peuvent afficher leur engagement en signant la Déclaration de Silésie sur la solidarité et la transition juste. Le mouvement syndical mondial a proposé un texte, et le gouvernement polonais a adopté cette initiative. »
Pourquoi cette manœuvre ? Pourquoi la CSI fait-elle ainsi appel au gouvernement polonais, ennemi avéré des travailleur.euse.s et de l’environnement, pour défendre son concept de « transition juste » ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler la définition très particulière de la « transition juste » que la CSI a adoptée lors du congrès de Vancouver en 2010.
Ce texte en effet ne se contente pas de dire que les travailleur.euse.s ne doivent pas faire les frais de la transition écologique : il plaide aussi pour que celle-ci « ne mette pas en danger la compétitivité des entreprises et n’exerce pas de pression excessive sur les budgets des Etats » (art. 5). L’orientation néolibérale de ce document est assez évidente. De plus, la demande de respect de la compétitivité n’est même pas assortie d’une réserve concernant le secteur des énergies fossiles, principal responsable du changement climatique !
Sous couvert de « transition juste » et de prise en charge de la question écologique, la direction de la CSI mène en réalité une politique de collaboration de classe. Son but principal est de protéger les appareils bureaucratiques qui la composent, de maintenir leur rôle d’intermédiaires entre le patronat et le monde du travail. On comprend alors pourquoi elle peut appuyer sur l’accélérateur de la transition, ou sur le frein, en fonction des circonstances. Voyons cela de plus près.
D’une manière générale, depuis Vancouver, la direction de la CSI s’inscrit dans la perspective mythique d’un « capitalisme vert » censé créer des millions d’emplois verts et décents. Elle collabore notamment avec l’Organisation Internationale des Entreprises dans le cadre de la « Green Job Initiative » (sous l’égide de l’ONU), dont les rapports expliquent à longueur de pages que la « transition juste » vers un « développement durable » créera une société harmonieuse où le monde du travail pourra s’épanouir dans le respect de l’égalité des genres. Inutile de dire que ces documents surréalistes font complètement abstraction de l’impitoyable offensive que les patrons - les patrons verts comme les autres - mènent contre le monde du travail.
La secrétaire générale de la CSI incarne cette politique. Sharan Burrow est en effet membre de la Commission Globale sur l’économie et le climat fondée par Nicholas Stern - un thinktank extrêmement influent du capitalisme vert. Comprenant l’intérêt stratégique d’un lien fort avec les structures de la CSI, la Commission Globale a d’ailleurs repris le concept de « transition juste », ce dont la CSI s’est félicitée publiquement. Ce n’est pas tout : en janvier 2018, Madame Burrow faisait partie de l’équipe de sept femmes choisies pour présider le sommet de Davos, dont elle a co-rédigé la déclaration finale. A ses côtés : Christine Lagarde - directrice du FMI, Ginny Rometti - directrice d’IBM, et Isabelle Kocher - présidente d’ENGIE… Rien que du beau monde libéral-mondialiste, plutôt éloigné du monde du travail !
Jusque là, tout allait bien dans le meilleur des mondes capitalistes possibles. Le problème a surgi avec la volonté de certains politiques de « rehausser les ambitions » climatiques pour que les réductions d’émissions soient cohérentes avec l’objectif de 1,5°C maximum. Cette volonté ne plaît pas au monde des affaires. Elle ne plait évidemment pas aux capitalistes sales, mais elle ne plaît pas non plus aux capitalistes verts. Ceux-ci sont bien d’accord avec Nicholas Stern, qui écrivait dans son rapport célèbre sur l’économie du changement climatique (2006) : « Il ne faut pas en faire trop, ni trop vite ».
Les patrons, ceux de l’automobile notamment, l’ont fait savoir récemment au monde politique, lors du vote au Parlement européen sur les objectifs pour 2030. Et il le font savoir encore plus discrètement aux directions syndicales, tous les jours. Sur le mode « Dites à vos ami.e.s politiques de ne pas en faire trop ni trop vite en matière de climat, sinon ce sera mauvais pour l’emploi »...
Et voilà sans doute comment la direction de la CSI, à peine revenue de Davos, a viré de bord pour s’adresser au national-populiste et climato-sceptique Duda, copain de Trump, dont le gouvernement tolère les manifestations de néo-nazis, afin de lui demander de plaider à la COP en faveur de la « transition juste ».
Quelle farce ! Et on s’étonne que le syndicalisme soit en crise, que les affilié.e.s soient désemparé.e.s ? Le monde du travail mérite mieux que ça : un projet écosocialiste qui lutte à la fois contre la destruction sociale et contre la destruction environnementale
Daniel Tanuro